Anna Karénine (trad. Bienstock)/VII/08

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 18p. 44-49).


VIII

En sortant de table, Lévine éprouvait en marchant une sensation particulière : ses bras se balançaient avec une régularité et une légèreté inaccoutumées. Il traversa la grande salle avec Gaguine pour se rendre dans la salle de billard. Au milieu du grand salon il rencontra son beau-père.

— Eh bien ! Comment trouves-tu notre temple de l’oisiveté ? dit le prince en passant son bras sous le sien. Faisons un tour.

— C’est ce que je voulais faire. C’est très intéressant à voir.

— Oui, c’est intéressant pour toi. Mon intérêt à moi est tout autre. Tu vois ce vieillard, dit-il en désignant un membre du cercle, voûté, la lèvre pendante, qui remuant à peine ses pieds en chaussures souples, venait à leur rencontre ; on dirait qu’ils sont nés comme ça, schlupik.

— Comment schlupik ?

— Tu ne connais pas même ce mot ! C’est un mot de cercle. Tu sais, quand on fait rouler des œufs, si on en prend beaucoup, alors c’est qu’on devient schlupik. Ce sera bientôt mon tour. On va au cercle, on va, et on devient schlupik. Oui, tu ris toi, tandis que moi je le regarde et pense que je serai bientôt schlupik. Tu connais le prince Tchestchenski ? demanda le vieux prince ; et Lévine comprit à son visage qu’il allait raconter quelque chose de très drôle.

— Non, je ne le connais pas.

— Il est très connu. Mais qu’importe. Il joue toujours au billard ici. Il y a trois ans, il n’était pas encore schlupik et faisait le brave et appelait les autres schlupik. Un soir, il arrive, et demande à notre suisse, tu le connais, Vassili, un brun, gros, qui dit souvent de bons mots… — « Eh bien, Vassili, qui est arrivé ? Y a-t-il des schlupik ? » et Vassili lui répondit : — « Oui, monsieur, vous êtes le troisième. » Eh oui, mon cher, c’est comme ça !

Tout en causant et saluant les connaissances qu’ils rencontraient, Lévine et le vieux prince traversèrent toutes les salles : le grand salon où les tables étaient déjà ouvertes et où les jeux étaient de peu d’importance ; le divan où l’on jouait aux échecs ; là, Serge Ivanovitch causait avec quelqu’un ; la salle de billard où autour du canapé s’était formé un groupe très animé qui buvait du champagne : Gaguine en était.

Ils jetèrent aussi un coup d’œil dans la salle d’enfer, là, près d’une table, où était assis Iachvine, les parieurs étaient déjà massés. En tâchant de ne pas faire de bruit ils entrèrent aussi dans le sombre salon de lecture, où sous des lampes à abat-jour étaient assis un jeune homme à l’air fâché, qui prenait les revues l’une après l’autre, et un général chauve plongé dans sa lecture.

Ils allèrent aussi dans la salle que le vieux prince appelait la « Spirituelle. » Là, trois messieurs discutaient avec animation la dernière nouvelle politique.

— Prince, venez ici, tout est prêt, dit un de ses partenaires en le trouvant ; et le prince quitta Lévine.

Celui-ci prit un siège et écouta. Mais, se rappelant toutes les conversations du matin, il se sentit tout à coup envahi d’un invincible ennui. Il se leva rapidement et partit à la recherche d’Oblonskï et de Tourovtzine dont la compagnie était plus gaie.

Tourovtzine était assis sur le grand canapé de la salle de billard, tenant une boisson quelconque, et Stépan Arkadiévitch causait avec Vronskï près de la porte, dans un coin de la salle.

— Ce n’est pas qu’elle s’ennuie, mais l’indécision de sa situation… entendit Lévine.

Il voulut s’éloigner rapidement mais Stépan Arkadiévitch l’appela :

— Lévine !

Lévine remarqua qu’il avait les yeux humides comme il les avait toujours après avoir bu ou quand il était ému. Cette fois c’était l’un et l’autre.

— Lévine ! ne t’en va pas, dit-il.

Il lui serra fortement le bras, évidemment il ne voulait pas le lâcher.

— C’est un ami sincère, peut-être le meilleur, dit-il à Vronskï. Toi aussi, tu m’es très cher et je veux que vous soyez amis, car vous êtes tous deux de braves gens.

— Eh bien, il ne nous reste plus qu’à nous embrasser, plaisanta Vronskï en lui tendant la main.

Lévine prit vivement la main tendue et la serra fortement en disant :

— Très heureux !

— Garçon ! Une bouteille de champagne ! commanda Stépan Arkadiévitch.

— Moi aussi, très heureux, dit Vronskï.

Mais malgré le désir de Stépan Arkadiévitch et le leur propre ils n’avaient rien à se dire et tous deux le sentaient.

— Tu sais qu’il ne connaît pas Anna, dit Stépan Arkadiévitch à Vronskï, et je veux à toutes forces l’amener chez elle. Allons, Lévine.

— Vraiment ? dit Vronskï. Elle sera très heureuse. Je rentrerais bien à la maison, ajouta-t-il, mais Iachvine m’inquiète et je veux rester ici jusqu’à ce qu’il termine.

— Est-ce que ça va mal ?

— Oui, il perd toujours. Moi seul peux le retenir.

— Eh bien, jouons une petite pyramide ? Lévine, tu joueras ? Allons-y. Arrange les boules, cria Stépan Arkadiévitch au marqueur.

— C’est prêt depuis longtemps, répondit le marqueur, qui déjà avait placé les boules en triangle ; et pour se distraire roulait la boule rouge d’un bout du billard à l’autre.

— Eh bien ! Allons.

Après la partie Vronskï et Lévine s’assirent à la table de Gaguine, et Lévine continua de jouer avec Stépan Arkadiévitch.

Vronskï tantôt était assis près de la table, entouré de connaissances qui, sans cesse, s’approchaient de lui, tantôt allait dans la salle d’enfer voir ce que faisait Iachvine. Lévine jouissait d’un repos agréable après la fatigue intellectuelle du matin. Il était content d’avoir fait la paix avec Vronskï, et il se trouvait sous une impression de tranquillité et de plaisir qui ne le quittait pas. Quand la partie fut terminée, Stépan Arkadiévitch prit Lévine sous le bras.

— Eh bien ! allons tout de suite chez Anna. Veux-tu ? Hein ? Elle est chez elle. Depuis longtemps je lui ai promis de t’amener. Quels plans avais-tu pour ce soir ?

— Rien de particulier. J’avais promis à Sviajski d’aller à la Société d’agriculture. Allons, si tu veux, dit Lévine.

— C’est bien, allons ! Va voir si ma voiture est là, ordonna-t-il au valet.

Lévine s’approcha de la table, donna quarante roubles qu’il avait perdus, paya d’une façon quelque peu mystérieuse des dépenses connues d’un vieux valet seul, et, en balançant ses bras, traversa toute la salle, se dirigeant vers la sortie.