Anna Karénine (trad. Bienstock)/VII/09

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 18p. 50-54).


IX

— Faites avancer la voiture d’Oblonskï ! cria le suisse d’une voix grave et mécontente.

La voiture s’avança. Tous deux y montèrent. Tant que la voiture se trouva dans la cour du cercle, Lévine continua d’éprouver l’impression de calme et de plaisir, de contentement général, qui l’avait saisi en entrant, mais dès que la voiture sortit dans la rue, dès qu’il sentit les cahots sur le pavé inégal, entendit les vociférations d’un cocher qui venait à leur rencontre, aperçut l’enseigne rouge d’un débit et d’une boutique, cette impression disparut et il se mit à réfléchir aux conséquences de ses actes et à se demander s’il faisait bien en allant chez Anna. Que dirait Kitty ? Mais Stépan Arkadiévitch ne le laissait pas réfléchir et s’il devinait son doute il le dissipa.

— Comme je suis heureux, dit-il, que tu fasses sa connaissance ! Dolly le désirait depuis longtemps. Lvov vient chez elle. Bien que ce soit ma sœur, continua Stépan Arkadiévitch, je puis dire, la main sur la conscience, que c’est une femme remarquable. Tu la verras. Sa situation est très pénible, surtout maintenant…

— Pourquoi surtout maintenant ?

— On a entamé des pourparlers avec son mari en vue du divorce. Il consent, mais il y a des difficultés à cause du fils ; et cette affaire qui devrait être terminée il y a longtemps traîne depuis trois mois. Dès que le divorce sera prononcé, elle épousera Vronskï. Comme c’est stupide, ces diverses coutumes de mariage ! « Isaïe, réjouis-toi ! » auxquelles personne ne croit et qui entravent le bonheur des hommes ! Ainsi après, leur situation sera nette comme la tienne et la mienne.

— En quoi donc consiste la difficulté ? demanda Lévine.

— Oh ! c’est une histoire longue et ennuyeuse ! Tout cela chez nous est si compliqué. Mais, en attendant le divorce, elle habite Moscou où tout le monde les connaît. Elle est là depuis trois mois, ne va nulle part, ne voit aucune femme, sauf Dolly, parce que, comprends-tu, elle ne veut pas qu’on vienne chez elle comme si on lui faisait une grâce. Cette sotte de princesse Barbe, elle-même, l’a quittée, trouvant sa société compromettante. Dans une pareille situation, toute autre femme ne saurait que faire, tandis qu’elle, tu verras comment elle a arrangé sa vie, combien elle est calme et digne. — À gauche de la petite rue, en face de l’église ! — cria Stépan Arkadiévitch au cocher en se penchant à la portière. Ouf ! qu’il fait chaud ! dit-il, ouvrant davantage sa pelisse déboutonnée, malgré douze degrés de froid.

— Mais elle a une fille ; elle doit s’en occuper, dit Lévine.

— Tu as l’air de te représenter la femme uniquement comme une couveuse : si elle s’occupe, ce ne peut être que des enfants, dit Stépan Arkadiévitch. Non, elle élève très bien sa fille, je crois, mais elle n’en parle jamais. Elle travaille, elle écrit. Je vois que tu souris, mais tu as tort. Elle écrit un livre pour les enfants et elle n’en parle à personne ; elle ne l’a lu qu’à moi et j’ai donné le manuscrit à Vorkouiev… tu sais, cet éditeur… Lui-même écrit, donc il s’y connaît, eh bien, il m’a dit que c’était un livre remarquable. Mais tu vas penser que c’est un bas-bleu ? Nullement ! Avant tout c’est une femme de cœur, tu verras. Maintenant, elle a chez elle une jeune Anglaise et elle s’occupe de toute sa famille…

— Une œuvre philanthropique ?

— Ah ! tu as la manie de chercher la petite bête. Ce n’est pas de la philanthropie, c’est une question de cœur. Chez eux, c’est-à-dire chez Vronskï, il y avait un entraîneur anglais, un homme très capable mais alcoolique. Il a bu jusqu’au delirium tremens et la famille est restée sans rien. Elle leur est venue en aide et s’y est tellement intéressée qu’elle a fini par prendre toute la famille à sa charge. Mais elle ne fait pas cela d’une façon hautaine… par l’argent… Elle prépare elle-même les garçons pour qu’ils entrent dans une école russe, et elle a pris la petite fille avec elle… Mais tu la verras. La voiture entra dans la cour. Stépan Arkadiévitch sonna très fort près du perron devant lequel attendait un traîneau.

Sans demander au domestique qui vint ouvrir si madame était chez elle, Stépan Arkadiévitch entra dans le vestibule. Lévine le suivait se demandant de plus en plus s’il agissait bien ou mal. Il s’aperçut dans une glace : il vit qu’il était rouge, mais il était convaincu de n’être pas ivre, et il monta l’escalier couvert d’un tapis, derrière Stépan Arkadiévitch. En haut, celui-ci demanda au valet qui était chez Anna Arkadievna. Le valet répondit que c’était M. Vorkouiev.

— Où sont-ils ?

— Dans le cabinet de travail.

Ils traversèrent la petite salle à manger aux murs sombres, boisés, et entrèrent, marchant sur un tapis moelleux, dans le cabinet, demi-obscur, éclairé par une seule lampe à abat-jour sombre. Une autre lampe à réflecteur brûlait près du mur, éclairant un portrait de femme, auquel Lévine, malgré lui, fit attention. C’était le portrait d’Anna fait en Italie par Mikhaïlov. Pendant que Stépan Arkadiévitch contournait la jardinière et que cessait la conversation, Lévine regardait sans pouvoir s’en détacher, le portrait qui semblait sortir du cadre. Il oubliait même où il était et sans écouter ce qu’on disait, il ne pouvait détourner ses regards de cet admirable portrait. Ce n’était pas un tableau, c’était une belle créature vivante, aux cheveux noirs ondulés, les épaules et les bras nus ; un demi-sourire pensif glissait sur les lèvres ombrées d’un léger duvet ; elle le regardait d’un air triomphant. Elle n’était pas vivante, uniquement parce qu’elle était plus belle que ne peut l’être une personne vivante.

— Je suis très heureuse, lui disait soudain près de lui cette même femme dont il admirait le portrait.

Anna s’avancait à sa rencontre quittant la jardinière, et Lévine aperçut dans la demi-obscurité du cabinet la femme du portrait en robe bleu foncé, mais dans une autre pose, avec une autre expression, mais avec autant de beauté qu’en avait exprimé l’artiste. En réalité, la femme vivante était moins éclatante, mais en revanche, il y avait en elle quelque chose de nouveau, d’attirant, qui ne se trouvait pas dans le portrait.