Anna Karénine (trad. Bienstock)/I/06

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 43-47).


VI

Quand Oblonskï demanda à Lévine la raison de son voyage, celui-ci rougit et s’emporta contre lui-même, furieux d’avoir rougi et de n’avoir pu lui répondre : « Je suis venu pour demander la main de ta belle-sœur ! » puisque c’était là le seul but de son voyage. Les familles Lévine et Stcherbatzkï appartenaient à la vieille noblesse de Moscou et avaient toujours entretenu des relations amicales et suivies. Ces liens s’étaient encore resserrés pendant les études de Lévine à l’Université. Il s’était préparé aux examens avec le jeune prince Stcherbatzkï frère de Dolly et de Kitty, et ils avaient fait ensemble leurs études universitaires. À cette époque Lévine venait souvent chez les Stcherbatzkï dont il aimait la maison. Si étrange que cela puisse paraître, Constantin Lévine aimait toute la maison des Stcherbatzkï, et principalement la partie féminine de cette famille. Lui-même ne se rappelait pas sa mère, sa sœur unique était plus âgée que lui, aussi était-ce dans la maison des Stcherbatzkï qu’il avait vu pour la première fois ce milieu instruit et honnête des vieilles familles aristocratiques, dont il avait été privé par la mort de son père et de sa mère. Tous les membres de cette famille, surtout l’élément féminin, lui semblaient entourés de quelque voile mystérieux et poétique, et non seulement il ne voyait en eux aucun défaut, mais sous ce voile poétique qui les couvrait, il supposait les sentiments les plus élevés et les perfections les plus grandes. Pourquoi ces trois demoiselles devaient-elles parler un jour le français, l’autre l’anglais, et à certaines heures jouer du piano, dont les sons montaient jusqu’à la chambre de leur frère où travaillaient les étudiants ? Pourquoi recevaient-elles des professeurs de littérature française, de musique, de dessin, de danse ? Pourquoi, à certaines heures, ces trois demoiselles allaient-elles avec mademoiselle Linon faire une promenade en voiture au boulevard Tverskoï en pelisses de soie, Dolly en pelisse longue, Natalie en pelisse demi-longue et Kitty en pelisse tout à fait courte, laissant voir ses petites jambes serrées dans des bas rouges bien tirés ; pourquoi leur fallait-il, accompagnées d’un valet coiffé d’un bonnet à cocarde d’or, se promener au boulevard Tverskoï ? Il ne comprenait point ces choses ainsi que beaucoup d’autres qui se passaient dans ce monde mystérieux, mais il savait que tout ce qui se faisait là était beau et il était précisément amoureux de ce mystère.

Pendant ses études il fut presque épris de l’aînée, Dolly, mais bientôt elle épousa Oblonskï. Il devint ensuite amoureux de la seconde, il éprouvait le besoin d’être épris de l’une des sœurs, il ne savait au juste de laquelle, mais Natalie dès qu’on l’eut menée dans le monde épousa le diplomate Lvov.

Kitty était encore une enfant quand Lévine sortit de l’Université. Le jeune Stcherbatzkï entra dans la marine et fut envoyé sur la Baltique, de sorte que les relations de Lévine avec les Stcherbatzkï, malgré son amitié avec Oblonskï, se relâchèrent de plus en plus.

Mais, cette année, quand, au commencement de l’hiver, Lévine vint à Moscou, après avoir passé un an à la campagne, et qu’il vit les Stcherbatzkï, il comprit de laquelle des trois sœurs il lui était réservé, en effet, d’être amoureux.

Rien, semblait-il, n’était plus simple pour lui que de demander en mariage la princesse Stcherbatzkï : il était de bonne famille, plutôt riche que pauvre, avait trente-deux ans et passait pour un brillant parti. Mais Lévine était amoureux et Kitty lui semblait si parfaite sous tous les rapports, il la trouvait tellement au-dessus de tout être terrestre, il se sentait si inférieur à elle, qu’il ne pouvait penser qu’elle-même et les autres, le trouveraient digne d’elle. Après avoir passé dans le tourbillon de la vie moscovite deux mois, pendant lesquels il rencontrait chaque jour Kitty dans le monde où il commençait à aller dans ce but, il décida tout d’un coup que son projet était d’une réalisation impossible et il repartit à la campagne.

La conviction que Lévine avait de cette impossibilité se basait sur ce que, aux yeux des parents, il était un parti peu brillant, indigne de la charmante Kitty, et qu’elle-même ne pouvait pas l’aimer.

Aux yeux des parents il n’avait aucune situation dans le monde, tandis que ses camarades du même âge étaient déjà colonels, aides de camp, professeurs de l’Université, directeurs de banques, de chemins de fer, ou chefs d’une Chancellerie comme Oblonskï. Et lui (il se rendait très bien compte de l’opinion qu’on pouvait avoir de sa personne) était un simple propriétaire terrien s’occupant de l’élevage des vaches, de la chasse aux bécassines et de bâtisses, c’est-à-dire un garçon pas très doué, n’ayant rien produit et faisant, selon les conceptions du monde, ce que font les gens de rien.

Et Kitty elle-même, cette Kitty mystérieuse, charmante, ne pouvait aimer un homme aussi laid — il se jugeait ainsi — et surtout aussi ordinaire. En outre, ses anciens rapports avec Kitty — rapports d’un homme fait envers une enfant, par suite de l’amitié qui l’unissait au frère — lui semblaient un obstacle de plus pour se faire aimer. Il supposait bien qu’on peut avoir de l’amitié pour un garçon laid mais bon, ainsi qu’il se jugeait, mais que pour inspirer un amour semblable à celui qu’il ressentait pour Kitty, il fallait être beau et surtout sortir de l’ordinaire.

Il avait bien entendu dire que les femmes aiment parfois des hommes laids et communs, mais il n’y croyait pas, parce qu’il jugeait d’après lui-même et que lui-même n’aurait pu aimer qu’une femme jolie, remarquable et distinguée. Cependant, durant les deux mois qu’il passa seul à la campagne, il se convainquit qu’il ne s’agissait pas là d’un de ces caprices d’amour comme il en avait éprouvés dans sa première jeunesse, mais bien d’un sentiment véritable, qui ne lui laissait pas un moment de repos ; il sentit qu’il ne pouvait vivre plus longtemps dans le doute, qu’il lui fallait savoir si oui ou non elle serait sa femme, que son désespoir était imaginaire, n’ayant aucun motif de se voir évincer, et il arriva à Moscou fermement décidé à se déclarer et à se marier si on l’acceptait, ou… Il ne pouvait penser à ce qu’il ferait si on l’éconduisait.