Anna Karénine (trad. Bienstock)/I/08

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 52-56).


VIII

Dès que le professeur fut parti, Serge Ivanovitch s’adressa à son frère :

— Je suis très heureux de ton arrivée… Viens-tu pour longtemps ? Comment vont les affaires ?

Lévine savait que son aîné s’intéressait peu à l’exploitation et qu’il lui posait cette question uniquement pour lui être agréable, aussi se contenta-t-il de lui parler de la vente du blé, et de l’argent. Lévine voulait faire part à son frère de son intention de se marier et lui demander conseil, il s’y était même fermement résolu, mais à la vue de son frère, à sa conversation avec le professeur, au ton involontairement protecteur qu’il avait pris en l’interrogeant sur l’exploitation (le domaine maternel était indivis et Lévine gérait les deux parts), Lévine sentit qu’il ne pourrait parler à son frère de ses projets matrimoniaux. Il sentait que son frère n’envisagerait point cela comme il le désirait.

— Eh bien, comment marchent chez vous les affaires du zemstvo ? demanda Serge Ivanovitch qui s’intéressait beaucoup aux zemstvos et leur attribuait une grande importance.

— À vrai dire, je ne sais pas…

— Comment ? Tu es pourtant membre du conseil ?

— Non, je n’en fais plus partie, j’ai donné ma démission, répondit Lévine, et je ne vais plus aux assemblées.

— C’est dommage, remarqua Serge Ivanovitch en fronçant les sourcils.

Lévine, pour se justifier, commença à raconter ce qui se faisait aux assemblées de son district.

— Voilà, c’est toujours la même chose, l’interrompit Serge Ivanovitch ; nous autres Russes, nous sommes toujours comme cela ; peut-être est-ce même là le meilleur trait de notre caractère, cette faculté de voir nos propres défauts ; mais nous exagérons, et nous nous consolons par l’ironie qui est toujours au bout de notre langue. Je ne te dirai que ceci : donne ces mêmes droits que possèdent nos zemstvos à un autre peuple européen, les Allemands ou les Anglais, et ils élaboreront la liberté, alors que nous, nous nous contentons de nous moquer.

— Mais que faire ? répondit Lévine comme un coupable. C’était ma dernière expérience et je m’y suis donné de toute mon âme. Je suis incapable…

— Tu n’es pas incapable, dit Serge Ivanovitch, mais tu envisages autrement l’affaire.

— Peut-être, répondit tristement Lévine.

— Ah ! tu sais, Nicolas est de nouveau ici.

Nicolas était le frère de même père et mère que Constantin Lévine, et le frère utérin de Serge Ivanovitch. C’était un homme perdu, ayant dissipé la plus grande partie de sa fortune ; il fréquentait une société des plus étranges et des plus corrompues, et était en mauvais termes avec son frère.

— Que dis-tu ? s’écria Lévine avec effroi. Comment sais-tu cela ?

— Prokofi l’a aperçu dans la rue.

— Ici… à Moscou ? Où demeure-t-il ? Le sais-tu ?

Lévine se leva de sa chaise, comme pour se préparer à partir aussitôt.

— Je regrette de t’avoir dit cela, dit Serge Ivanovitch, en hochant la tête à la vue de l’émotion de son frère cadet. Je me suis enquis de sa demeure et lui ai envoyé son billet à ordre au nom de Troubine, que j’avais payé. Et voici ce qu’il m’a répondu. — Serge Ivanovitch tendit à son frère un billet qu’il prit sous un presse-papiers.

Lévine lut le billet tracé de cette écriture étrange qu’il connaissait. « Je demande instamment qu’on me laisse tranquille. C’est la seule chose que je réclame de mes chers petits frères ! N. L. »

Lévine, sans lever la tête, le billet à la main, était debout devant Serge Ivanovitch.

Le désir d’oublier son malheureux frère luttait en ce moment, en son âme, avec la conscience que ce serait une mauvaise action.

— Évidemment, il veut me blesser, continua Serge Ivanovitch ; cependant il ne saurait m’insulter, et de toute mon âme je désirerais lui venir en aide, mais je sais que c’est impossible.

— Oui, oui, répéta Lévine, je comprends et j’approuve tes rapports avec lui… mais j’irai le voir.

— Si tu en as envie, vas-y, mais je ne te le conseille pas, dit Serge Ivanovitch… Personnellement, je n’ai rien à craindre… il ne peut s’élever de querelle entre nous deux, mais pour toi, il vaudrait mieux n’y pas aller, je te donne ce conseil. On ne peut rien faire pour lui… Cependant tu agiras à ta guise.

— Peut-être ne peut-on rien faire, mais je sens, surtout en ce moment, que je ne puis rester indifférent.

— Ma foi, je ne comprends pas cela, dit Serge Ivanovitch. Je ne vois qu’une seule chose, ajouta-t-il : que c’est pour nous une leçon d’humilité. J’ai commencé à regarder d’un autre œil et avec plus d’indulgence ce qu’on appelle la lâcheté, depuis que Nicolas est devenu ce qu’il est… tu sais ce qu’il a fait ?…

— Ah ! c’est terrible, terrible, répéta Lévine.

Muni de l’adresse de son frère que lui remit le valet de Serge Ivanovitch, Lévine se prépara aussitôt à aller chez lui ; mais, après réflexion, il décida de remettre cette visite jusqu’au soir. Avant tout, pour avoir l’esprit tranquille, il lui fallait donner une solution à l’affaire qui l’avait amené à Moscou. En sortant de chez son frère, Lévine se rendit dans la chancellerie d’Oblonskï, et s’étant renseigné auprès de lui au sujet des Stcherbatzkï, il se dirigea vers l’endroit où il avait des chances de rencontrer Kitty.