Anna Karénine (trad. Bienstock)/I/23

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 169-176).


XXIII

Vronskï fit quelques tours de valse avec Kitty, puis la reconduisit auprès de sa mère ; elle eut à peine le temps de dire quelques mots avec madame Nordston que Vronskï revint la chercher pour le premier quadrille.

Pendant le quadrille ils ne se dirent rien d’important, la conversation roula sur des banalités ; ils parlèrent de Korsounskï et de sa femme que Vronskï très drôlement appelait de charmants enfants de quarante ans, puis aussi du théâtre qui devait être prochainement organisé dans leur société ; une seule fois la conversation la toucha vivement, ce fût quand il lui demanda si Lévine était là, ajoutant qu’il lui plaisait beaucoup. Mais Kitty ne fondait aucun espoir sur le quadrille. Elle attendait avec un battement de cœur le cotillon. Il lui semblait qu’à ce moment-là tout se déciderait. Pendant le quadrille il ne l’invita pas pour le cotillon, mais elle ne s’en émut pas ; elle était sûre de le danser avec lui comme à tous les bals précédents, et elle l’avait déjà refusé à cinq cavaliers, en leur disant qu’elle était retenue. Tout le bal, jusqu’au dernier quadrille, fut pour Kitty un rêve éblouissant de couleurs, de sons joyeux et de mouvements. Elle ne cessait de danser que quand elle était trop fatiguée et avait absolument besoin de se reposer un peu. Mais en dansant le dernier quadrille avec un petit jeune homme ennuyeux, à qui elle n’avait pu refuser, il lui arriva d’avoir pour vis-à-vis Vronskï et Anna. Elle n’avait pas revu Anna depuis le commencement du bal, et subitement, elle lui apparaissait de nouveau, mais sous un aspect tout à fait différent et inattendu. Il lui sembla remarquer en elle ce genre d’excitation qu’elle connaissait si bien par expérience et que provoque généralement le succès. Elle voyait qu’elle était grisée de l’admiration qu’elle avait soulevée ; elle connaissait ce sentiment pour l’avoir éprouvé, et il lui semblait qu’Anna en révélait tous les symptômes ; elle voyait l’éclat tremblant dont brillaient ses yeux, le sourire de bonheur et de béatitude qui s’épanouissait sur ses lèvres et la grâce particulière, pleine de sûreté et d’élégance, de ses mouvements.

— « Pour qui tout cela ? » se demanda-t-elle, « pour tous ou pour un seul ? » Et, sans venir en aide au jeune homme avec qui elle dansait, et qui ne savait comment renouer la conversation dont il avait perdu le fil, obéissant machinalement, joyeusement, aux cris aigus et impérieux de Korsounskï tantôt entraînant tous les danseurs dans une grande ronde, tantôt organisant une chaîne, elle observait, et son cœur se serrait de plus en plus : « Non, ce n’est pas l’admiration de la foule qui l’excite ainsi, c’est l’admiration d’un seul. Mais lequel ? Serait-ce lui ? » Chaque fois qu’il reparaissait avec Anna, ses yeux brillaient d’un éclat joyeux et un sourire de bonheur contractait ses lèvres rouges. Elle semblait faire un effort sur elle-même pour ne pas laisser transparaître sa joie, mais elle se décelait d’elle-même sur son visage. Et lui ? Kitty le regardait et s’effrayait. Ce qu’elle avait vu clairement sur le visage d’Anna, elle le remarqua également sur le sien. Où donc était sa contenance tranquille et assurée, l’expression inconsciente et calme de son visage ? À présent, chaque fois qu’il s’adressait à elle, il baissait un peu la tête comme s’il eût voulu se prosterner à ses pieds et son regard exprimait la soumission et la crainte : « Je ne veux pas vous blesser, semblait-il dire, mais je veux me sauver et je ne sais comment. » Jamais, jusqu’à ce jour, elle n’avait observé l’expression dont actuellement était empreint son visage.

Ils parlaient de leurs connaissances communes, et, bien que leur conversation fût des plus simples, il semblait à Kitty que chaque parole qu’ils prononçaient avait une influence décisive sur leur sort et sur le sien. Chose étrange, en effet, ils parlaient d’Ivan Ivanitch qu’ils trouvaient ridicule avec son français, et de mademoiselle Eletzkaia dont ils blâmaient le mariage, et ces paroles, cependant banales, prenaient pour eux une signification toute particulière dont ils se rendaient compte comme Kitty. Celle-ci, dans son trouble, voyait tout comme au travers d’un brouillard : le bal, les invités, tout était confus pour elle et il lui fallait toute la puissance de son éducation pour la soutenir et la forcer à agir comme il convenait, c’est-à-dire à danser, à répondre aux questions, à parler, même à sourire. Mais avant le cotillon, pendant qu’on commençait à placer les chaises et que quelques couples se dirigeaient du salon dans la grande salle, elle fut prise d’un accès de désespoir. Elle avait refusé cinq cavaliers et maintenant elle ne dansait pas le cotillon ! Même il n’y avait plus d’espoir que quelqu’un vînt l’inviter, précisément parce qu’elle avait toujours un grand succès et que personne ne pouvait s’imaginer qu’elle n’était pas encore engagée. Elle aurait voulu dire à sa mère qu’elle était souffrante et rentrer à la maison, mais elle n’en avait pas le courage. Elle se sentait anéantie.

Elle se dirigea au fond du petit salon et tomba sur une chaise. Sa robe légère se souleva comme un nuage autour de sa fine taille, et son bras gauche tomba sans force, noyant sa chair délicate dans les plis de sa jupe rose ; de l’autre main, elle tenait son éventail dont, par mouvements courts et nerveux, elle éventait son visage brûlant. On eût dit un papillon venant de se poser sur l’herbe et prêt à reprendre son vol, développant ses ailes ; mais un désespoir amer lui serrait le cœur.

« Et si je me trompais ! Ce n’est peut-être pas vrai ! » pensait-elle ; et de nouveau, elle se rappelait tout ce qu’elle venait de voir.

— Kitty ? qu’y a-t-il donc ? dit la comtesse Nordston en s’approchant d’elle, sans qu’elle eût entendu le bruit de ses pas étouffés par le tapis. Je ne comprends pas.

Kitty se leva rapidement ; sa lèvre inférieure tremblait.

— Tu ne danses pas le cotillon ?

— Non, non, dit Kitty la voix étranglée par les larmes.

— Il l’a invitée devant moi pour le cotillon, — dit madame Nordston sachant que Kitty comprendrait de qui elle voulait parler. — Elle lui a dit : « Est-ce que vous ne dansez pas avec la princesse Stcherbatzkï ? »

— Ah ! qu’est-ce que cela me fait ? prononça Kitty.

Personne, sauf elle-même, ne comprenait sa situation ; personne ne savait que la veille elle avait éconduit un homme qu’elle aimait peut-être, le sacrifiant à un autre.

La comtesse Nordston alla trouver Korsounskï avec qui elle devait danser le cotillon et le pria d’inviter Kitty.

Kitty dansait en premier, et, par bonheur pour elle, elle n’avait pas à causer, parce que son cavalier, obligé de diriger, devait courir sans cesse pour donner des ordres. Vronskï et Anna étaient assis presque en face d’elle. Ils étaient sous ses yeux, elle les voyait de près quand ils se rencontraient pendant la danse, et plus elle les voyait, plus elle était convaincue de son malheur. Elle comprenait qu’ils s’isolaient, que rien n’existait plus pour eux dans cette salle comble ; et, sur le visage de Vronskï toujours si calme et si assuré, elle aperçut de nouveau cette expression de soumission qui l’avait frappée et qui rappelait celle d’un chien intelligent qui se sent coupable. Lorsque Anna souriait, il lui répondait en souriant aussi ; devenait-elle pensive, il reprenait son sérieux. Une force, en quelque sorte surhumaine, attirait les yeux de Kitty sur le visage d’Anna. Elle était ravissante dans sa robe noire, si simple ; tout en elle, ses bras ronds ornés de bracelets, son cou ferme entouré d’un rang de perles, ses cheveux bouclés légèrement dérangés, les mouvements gracieux et souples de ses pieds et de ses mains, son beau visage plein d’animation, tout en elle était charmant ; mais il y avait quelque chose de terrible et de cruel dans ce charme.

Kitty l’admirait encore plus qu’auparavant et sa souffrance en était d’autant plus vive. Elle se sentait vaincue et ne pouvait dissimuler sa pénible impression. Quand Vronskï passa près d’elle pendant le cotillon, tout d’abord il ne la reconnut pas tant elle était changée.

— Un beau bal ! lui dit-il, pour dire quelque chose.

— Oui, répondit-elle.

Au milieu du cotillon, en répétant une figure compliquée, inventée par Korsounskï, Anna sortit au milieu du cercle et choisit deux cavaliers ; elle appela d’abord une dame, puis Kitty. Cette dernière s’avança, le regard plein d’effroi. Anna lui fit un signe d’amitié et lui sourit en lui serrant la main. Mais s’apercevant que le visage de Kitty ne répondait à son sourire que par une expression de désespoir et d’étonnement, elle se détourna d’elle et engagea gaiment la conversation avec l’autre dame : « Oui, il y a en elle quelque chose d’étrange, de charmant et de diabolique », se dit Kitty.

Anna ne voulait pas rester au souper, mais le maître du logis l’en pria instamment.

— Restez donc, Anna Arkadiévna, dit Korsounskï en prenant sa main dégantée et l’appuyant sur la manche de son habit. — Ce que j’ai inventé pour le cotillon c’est un bijou, vous verrez.

Et il se déplaçait doucement, tâchant de l’entraîner.

Le maître du logis souriait approbativement.

— Non, je ne resterai pas, répondit Anna en souriant ; mais malgré ce sourire, Korsounskï et le maître de la maison comprirent à son ton décisif qu’elle ne resterait pas.

— Non, et du reste j’ai plus dansé à votre bal que pendant tout l’hiver à Pétersbourg, dit Anna en se retournant vers Vronskï qui était près d’elle. Il faut se reposer avant le voyage.

— Et vous partez décidément demain ? demanda Vronskï.

— Oui, je pense, répondit Anna étonnée de la hardiesse de sa question, mais ses yeux brillaient d’un éclat vif et tremblant, et son visage s’épanouissait dans un sourire.

Anna Arkadiévna ne resta pas au souper et partit.