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Anna Karénine (trad. Bienstock)/III/15

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 16p. 109-117).


XV

Anna avait beau contredire obstinément Vronskï quand il lui disait que leur situation était fausse, au fond de son âme elle en comprenait toute la fausseté et toute la malhonnêteté et, de toutes ses forces, désirait en sortir. Lorsqu’en revenant des courses, avec son mari, sous l’empire de son émotion, elle lui avait tout avoué, malgré la douleur que lui avait occasionné cet aveu, elle se sentit soulagée. Depuis le départ de son mari elle ne cessait de se répéter quelle était heureuse, que maintenant tout était expliqué, et qu’elle ne serait plus obligée de recourir à la dissimulation ni au mensonge. Sa situation lui semblait désormais indiscutablement nette ; peut être lui réservait-elle de mauvais jours pour l’avenir ; elle aurait au moins l’avantage de n’être ni équivoque ni mensongère. Le mal que son aveu avait fait à elle-même et à son mari serait compensé, pensait-elle, par la netteté de la situation. Le soir elle vit Vronskï mais ne lui parla pas de ce qui s’était passé entre elle et son mari, bien qu’il eût été nécessaire de le faire pour la décision qu’il importait de prendre.

Le lendemain matin, en s’éveillant, sa première pensée fut pour les paroles qu’elle avait dites à son mari ; celles-ci lui parurent si odieuses, si étranges et si brutales qu’elle ne pouvait comprendre comment elle avait eu le courage de les prononcer, et elle n’osait penser à ce qui allait en résulter. Mais les mots étaient lâchés et Alexis Alexandrovitch était parti sans rien dire.

« J’ai revu Vronskï et ne lui en ai pas parlé. Au moment où il partait j’ai voulu le rappeler et tout lui dire, mais j’ai craint qu’il ne trouvât singulier que je ne lui aie pas dit cela tout d’abord. Pourquoi cette crainte et ce silence ? »

Et en réponse à cette question la rougeur de la honte envahit son visage. Elle s’expliqua ce qui l’avait retenue : elle comprit qu’elle avait eu honte. Sa situation qui, la veille au soir, lui paraissait des plus claires, lui semblait maintenant sans issue. Elle qui, jusqu’alors, n’avait pas même songé au déshonneur fut soudain prise de peur lorsque cette pensée lui vint. Réfléchissant à la décision que pourrait prendre son mari, les idées les plus terribles lui venaient à l’esprit. Elle s’imaginait que d’un instant à l’autre l’intendant de son mari allait arriver pour la chasser de la maison et que sa faute serait proclamée à la face de l’univers. Elle se demandait où elle irait si on la chassait ainsi et ne savait que répondre. D’un autre côté, reportant sa pensée sur Vronskï, elle s’imaginait que l’amour qu’il avait eu pour elle n’était plus si fort, qu’il commençait à se lasser d’elle ; elle, de son côté ne pouvait s’imposer à lui, et, finalement, elle ressentait de la haine pour lui. Ces paroles qu’elle avait dites à son mari et qui ne cessaient de hanter son cerveau, elle s’imaginait les avoir dites en public et elle en arrivait à croire que l’univers entier les avait entendues. Elle ne pouvait se résoudre à regarder en face les gens de son entourage ; elle évitait d’appeler sa femme de chambre, elle hésitait même à descendre, redoutant la présence de son fils et de sa gouvernante.

Tout à coup, la femme de chambre qui, depuis longtemps, guettait près de la porte, se décida à entrer d’elle-même. Anna la regarda interrogativement et rougit de crainte. La femme de chambre s’excusa d’être entrée disant qu’elle avait cru entendre sonner. Elle apportait une robe et un billet. Le billet était de Betsy. Celle-ci lui rappelait que le matin même viendraient chez elle Lisa Merkalova et la baronne Stoltz avec ses admirateurs : Kaloujinskï et le vieux Strémov, pour une partie de croquet. « Venez, ne serait-ce que pour une étude de mœurs ; je vous attends », disait-elle en terminant.

Anna lut le billet et soupira profondément.

— Je n’ai besoin de rien, absolument de rien — dit-elle à Annouchka qui arrangeait sur la toilette les flacons et les brosses. — Va-t’en, je vais m’habiller de suite et sortir : Je n’ai besoin de rien, de rien.

Annouchka sortit, mais Anna ne se mit pas tout de suite à sa toilette ; elle restait assise dans la même attitude : la tête baissée, les bras tombants, et, de temps en temps, un long frisson agitait tout son corps ; elle semblait vouloir faire quelque mouvement ou dire quelque chose : « Mon Dieu ! mon Dieu ! » ne cessait-elle de répéter ; mais ces mots n’avaient pour elle aucun sens. L’idée de chercher un refuge dans la religion, malgré sa foi solide, fruit de son éducation religieuse, lui paraissait aussi folle que d’avoir recours à Alexis Alexandrovitch lui-même.

Elle savait d’avance qu’elle ne pouvait espérer aucun secours de la religion qu’à la condition de renoncer à ce qui faisait la raison d’être de sa vie. En outre, elle souffrait et s’épouvantait d’un nouvel état moral qu’elle ressentait pour la première fois : dans son âme tout semblait se doubler comme se doublent parfois les objets devant des yeux fatigués. Par moments elle ne savait plus ce qu’elle devait craindre ni ce qu’elle devait désirer. Était-ce le présent ou l’avenir ? En somme que désirait-elle exactement, elle ne le savait pas.

« Ah ! qu’y a-t-il donc ? » se dit-elle, ressentant tout à coup une vive douleur de chaque côté de la tête. Se ressaisissant alors elle s’aperçut qu’elle se tenait les cheveux de chaque côté des tempes et les tirait. Elle sauta du lit et se mit à marcher.

— Le café est servi et mademoiselle attend avec Serge, dit Annouchka qui, entrant à ce moment, trouva Anna comme elle l’avait laissée.

— Serge ? Comment, Serge ? Qu’est-ce qu’il a, Serge ? fit Anna s’animant tout à coup et se rappelant pour la première fois, depuis le matin, l’existence de son fils.

— Je crois qu’il a commis une faute, répondit en souriant Annouchka.

— Quelle faute ?

— Je crois qu’il a mangé en cachette une des pêches qui étaient dans le salon.

Le souvenir de son fils tira soudain Anna du dédale de ses rêveries. Avant tout elle était mère et se devait tout entière à son fils ; ce rôle qu’elle n’avait cessé d’observer jusqu’à l’exagération même depuis ces dernières années, lui revint tout à coup à la mémoire, et elle sentit avec joie que dans la situation où elle se trouvait, elle avait un point d’appui, en dehors de son mari et de Vronskï. C’était son fils. Quelle que soit la situation dans laquelle elle se trouverait, elle ne pouvait abandonner son fils. Son mari pourrait la couvrir d’opprobre et la chasser, Vronskï pourrait s’éloigner d’elle et reprendre sa vie indépendante (de nouveau cette pensée lui causa un vif sentiment d’amertume), elle n’abandonnerait pas son fils. Son but, dans la vie, était désormais bien défini : tous ses efforts devraient tendre à sauvegarder sa position par rapport à son fils, et à éviter qu’on ne le lui enlevât. Elle devait même agir sans tarder, éviter toute perte de temps par crainte qu’on ne le lui prît. Il lui fallait partir avec lui, et pour cela se calmer et sortir de cet état angoissant dans lequel elle se trouvait. La pensée d’une action ayant pour but direct son fils, la nécessité de partir immédiatement n’importe où avec lui, l’apaisait déjà.

Elle s’habilla vivement, descendit, et, d’un pas ferme, entra au salon où comme d’ordinaire l’attendaient pour le café Serge et sa gouvernante.

Serge, entièrement vêtu de blanc, était debout près de la table ; il se tenait penché et son visage avait cette expression concentrée qu’elle lui connaissait et qui le faisait ressembler à son père ; il arrangeait des fleurs qu’il venait d’apporter.

La gouvernante avait un air particulièrement sévère. L’enfant, comme cela lui arrivait souvent, cria d’une voix perçante : « Ah ! maman ! » puis s’arrêta indécis, ne sachant s’il devait aller dire bonjour à sa mère et laisser là ses fleurs ou terminer la couronne qu’il avait commencée.

La gouvernante salua et raconta longuement la faute dont Serge s’était rendu coupable. Mais Anna ne l’écoutait pas. Elle se demandait en elle-même si oui ou non elle l’emmènerait avec elle. « Non, se dit-elle résolument ; je partirai seule avec mon fils. »

— Oui, c’est très mal, dit-elle enfin ; et, prenant son fils par l’épaule, elle eut pour lui un regard plus ému que sévère ; l’enfant fut troublé mais en lui-même il ressentit de la joie. L’embrassant alors :

— « Laissez-le-moi », dit-elle à la gouvernante étonnée ; et, tenant toujours son fils par l’épaule, elle s’assit à la table où le café était servi.

— Maman ! Je… je… ne… balbutiait l’enfant s’efforçant de lire sur le visage de sa mère ce qu’elle pensait de l’histoire de la pêche.

— Serge, dit-elle aussitôt que la gouvernante fut sortie, tu as mal agi, mais tu ne recommenceras plus ?… Dis-moi… m’aimes-tu ?

Elle sentait les larmes lui venir aux yeux. « Puis-je ne pas l’aimer, — se dit-elle, remarquant le regard de l’enfant qui exprimait à la fois la crainte et la joie, et se joindra-t-il à son père pour me punir ? N’aura-t-il pas pitié de moi ? » Des larmes coulaient maintenant sur son visage. Pour les cacher elle se leva précipitamment et, presqu’en courant, se sauva sur la terrasse.

Aux orages des jours précédents avait succédé un temps frais et clair ; et malgré l’éclat des rayons du soleil qui se reflétait sur les feuilles mouillées il faisait froid. Anna tressaillit au contact de cette fraîcheur que lui rendait plus sensible encore l’état de surexcitation morale dans lequel elle se trouvait et qui, en ce moment, augmentait encore d’intensité.

— Va, va trouver Mariette, dit-elle à Serge qui voulait la suivre. Et elle se mit à marcher sur la natte qui tapissait la terrasse. « Est-ce qu’ils ne me pardonneront pas ; ne comprendront-ils pas que fatalement tout devait arriver ainsi ?» se dit-elle. Elle s’arrêta et regardant onduler sous le vent la cime des arbres dont les feuilles encore humides brillaient au soleil, elle sentit qu’elle ne pouvait espérer leur pardon, que tout et tous seraient sans pitié pour elle, oui tout, jusqu’à ce ciel, jusqu’à cette verdure. Et de nouveau, elle éprouva une étrange sensation de dédoublement. « Il ne faut pas, non, il ne faut pas réfléchir, se dit-elle. Il faut m’en aller. Mais où aller ? Quand partir ? Et qui emmener ? C’est cela, je prendrai le train du soir pour Moscou. J’emmènerai Serge et je prendrai le strict nécessaire. Mais avant tout il faut leur écrire à tous les deux. » Elle passa rapidement dans son boudoir, s’assit à son bureau et se mit en devoir d’écrire à son mari :

« Après ce qui s’est passé, je ne puis plus rester dans votre maison. Je pars et j’emmène mon fils. Je ne connais pas les lois. J’ignore donc avec qui légalement doit rester l’enfant, mais je l’emmène parce que je ne saurais vivre sans lui. Soyez magnanime, laissez-le moi… »

Jusqu’ici elle avait écrit rapidement et sans embarras ; mais l’appel à la générosité de son mari, qualité qu’elle se refusait à lui reconnaître, et l’obligation de terminer la lettre par quelques paroles touchantes l’arrêtèrent.

« Parler de ma faute et de mon repentir, mais cela m’est impossible parce que… » De nouveau elle s’arrêta ne sachant comment exprimer sa pensée. « Non, se dit-elle, je n’ajouterai rien », et déchirant la lettre, elle en écrivit une autre où elle s’abstint de faire allusion aux sentiments généreux d’Alexis Alexandrovitch, puis la cacheta. Restait à écrire à Vronskï. Elle traça d’abord ces mots : « J’ai tout avoué à mon mari », puis elle s’arrêta et longtemps fut incapable d’en écrire davantage. Ce début lui paraissait brutal et peu féminin. « Mais que lui écrire ensuite… ? » se dit-elle.

De nouveau la rougeur de la honte couvrait son visage au souvenir de son calme ; elle fut saisie d’un vif dépit contre lui et déchira en menus morceaux la lettre commencée. « Ce n’est pas la peine », se dit-elle » ; fermant alors son buvard elle monta annoncer à la gouvernante et aux domestiques qu’elle partirait ce jour même pour Moscou et commença aussitôt les préparatifs du départ.