Anna Karénine (trad. Bienstock)/IV/12

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 16p. 341-348).


XII

Dans la discussion sur le droit des femmes, il y avait quelques questions épineuses à traiter devant les dames, telles que l’inégalité des droits dans le mariage. Pendant le dîner Pestzov les avait plusieurs fois effleurées, mais aussitôt Serge Ivanovitch et Stépan Arkadiévitch les avaient détournées prudemment.

Mais, quand on se leva de table et que les dames sortirent, Pestzov ne les suivit pas et, s’adressant à Alexis Alexandrovitch, se mit à lui exposer la cause principale, selon lui, de cette inégalité. Elle provenait, disait-il, de ce que l’infidélité de la femme et celle du mari sont inégalement punies et par la loi et par l’opinion publique.

Stépan Arkadiévitch s’approcha vivement d’Alexis Alexandrovitch et lui proposa de fumer.

— Non, je ne fume pas, répondit tranquillement Alexis Alexandrovitch, comme pour montrer qu’il ne redoutait point cette conversation. Et s’adressant avec un fin sourire à Pestzov :

— Je crois que la raison de cette différence tient à l’essence même des choses, dit-il.

Et il voulut passer au salon ; mais à ce moment, Tourovtzine lui demanda :

— Avez-vous entendu parler de Priatchnikov ?

Il était assez animé par le champagne et saisissait avec empressement l’occasion, si longtemps attendue, de rompre un silence qui lui pesait.

— Vassia Priatchnikov ? dit-il avec un bon sourire, se tournant de préférence vers l’hôte d’honneur : Alexis Alexandrovitch. On m’a raconté aujourd’hui qu’il s’est battu en duel à Tver, avec Vetzkï, et qu’il l’a tué.

De même que la partie malade du corps, par une sorte de fatalité, reçoit presque toujours les chocs, de même Stépan Arkadiévitch sentait que tout concourait, comme par un fait exprès, à heurter sans cesse le point sensible d’Alexis Alexandrovitch.

Il voulut de nouveau éloigner son beau-frère, mais celui-ci demanda avec curiosité :

— Pourquoi Priatchnikov s’est-il battu ?

— Pour sa femme. Il a agi en honnête homme. Il a provoqué son rival et l’a tué.

— Ah ! fit avec indifférence Alexis Alexandrovitch, et, soulevant les sourcils, il passa au salon.

— Comme je suis contente que vous soyez venu ! lui dit Dolly avec un sourire craintif en le rencontrant à l’entrée du salon. J’ai besoin de vous parler. Asseyons-nous ici.

Avec la même expression d’indifférence que lui donnaient ses sourcils soulevés, Alexis Alexandrovitch s’assit près de Daria Alexandrovna et s’efforça de sourire.

— D’autant plus volontiers, dit-il, que je voulais vous prier de m’excuser et prendre congé de vous. Je dois partir demain.

Daria Alexandrovna était fermement convaincue de l’innocence d’Anna. Elle se sentait pâle et ses lèvres tremblaient de colère en face de cet homme froid et insensible, impassiblement résolu à perdre son amie innocente.

— Alexis Alexandrovitch, dit-elle avec une décision désespérée, en le regardant dans les yeux, je vous ai demandé des nouvelles d’Anna et vous ne m’avez pas répondu : comment va-t-elle ?

— Je crois qu’elle va bien, Daria Alexandrovna, répondit-il sans la regarder.

— Alexis Alexandrovitch, excusez-moi… je sais que je n’en ai pas le droit… Mais j’aime et j’estime Anna, comme une sœur… Je vous prie, je vous supplie de me dire ce qu’il y a entre vous. De quoi l’accusez-vous ?

Alexis Alexandrovitch fronça les sourcils, et fermant presque les yeux, baissa la tête.

— Je suppose que votre mari vous a fait connaître les raisons qui m’obligent à modifier mes rapports envers Anna Arkadiévna, dit-il, évitant de rencontrer ses yeux et jetant un regard mécontent sur le jeune Stcherbatzkï qui traversait le salon.

— Non, non, je ne puis le croire ! prononça Dolly en serrant ses mains osseuses d’un geste énergique.

Elle se leva rapidement et, posant sa main sur le bras d’Alexis Alexandrovitch :

— Ici, nous serons gênés pour parler, venez par ici, s’il vous plaît, dit-elle.

L’émotion de Dolly se communiquait à Alexis Alexandrovitch. Il se leva et la suivit docilement dans la salle d’études des enfants. Ils s’assirent devant la table couverte de toile cirée, criblée d’entailles faites au canif.

— Je ne puis croire ce que vous me dites, je ne puis le croire ! répéta Dolly, en tâchant de saisir son regard fuyant.

— On ne peut nier les faits, Daria Alexandrovna, dit-il, accentuant le mot faits.

— Mais, qu’a-t-elle donc fait ? demanda Dolly.

— Elle a oublié ses devoirs et trahi son mari, voilà ce qu’elle a fait, dit-il.

— Non, non ! Ce n’est pas possible ! Non, vous vous êtes trompé ! dit Dolly en portant la main à ses tempes et fermant les yeux.

Alexis Alexandrovitch sourit froidement du bout des lèvres, cherchant à se pénétrer, en même temps que Dolly, de la fermeté de sa conviction. Mais cette défense chaleureuse, bien qu’elle n’ébranlât pas sa résolution, irritait sa blessure. Il reprit en s’animant davantage :

— Il est bien difficile de se tromper, quand la femme elle-même avoue sa faute à son mari, quand elle lui déclare que huit années de vie commune et un fils ne comptent pas pour elle et qu’elle veut recommencer sa vie, dit-il méchamment.

— Je ne saurais supposer qu’il existe des rapports entre Anna et le vice ! Je n’y puis croire !

— Daria Alexandrovna, dit-il en regardant cette fois bien en face le visage ému de Dolly, et sentant sa langue se délier malgré lui ; je donnerais cher pour que le doute fût possible. Du temps que je doutais, la situation était certes pénible, elle l’était pourtant moins que maintenant. Quand je doutais, j’avais encore l’espoir ; à l’heure actuelle, tout espoir a disparu et à sa place ont surgi de nouveaux doutes, c’est au point que je hais mon fils et que parfois je crois ne pas être son père. Je suis très malheureux.

Il n’avait pas besoin de le dire ; Daria Alexandrovna le comprit aussitôt qu’il l’eut regardée en face ; elle commença à ressentir de la pitié pour lui et sa foi en l’innocence de son amie s’ébranla :

— Ah ! c’est horrible, horrible ! Mais est-il vrai que vous soyez décidé au divorce ?

— Je m’y suis résolu à l’extrême rigueur. Je n’ai plus rien à faire.

— Rien à faire… Rien à faire !… prononça-t-elle les larmes aux yeux. Non, ce n’est pas vrai qu’il n’y ait rien à faire !

— C’est bien là ce qu’il y a de plus terrible dans mon cas ; en présence de tout autre malheur, devant la mort, par exemple, il est possible de porter sa croix, mais ici il faut agir, dit-il, comme s’il eût deviné sa pensée. Il faut sortir de cette situation humiliante où l’on se trouve ; on ne peut pas vivre à trois.

— Je comprends, je comprends très bien, dit Dolly ; et elle baissa la tête.

Elle se tut pensant à elle-même, à ses malheurs conjugaux, et, tout à coup, d’un mouvement énergique, elle releva la tête, et, d’un geste suppliant, joignit les mains.

— Mais, attendez ! Vous êtes chrétien. Pensez à elle ! Que deviendra-t-elle si vous l’abandonnez ?

— J’y ai songé, Daria Alexandrovna, j’y ai mûrement réfléchi, dit Alexis Alexandrovitch ; — un flot de sang lui monta au visage, et son regard jusque-là indécis se fixa droit sur elle. Dolly le plaignait déjà de toute son âme. — Quand elle m’eut instruit de ma honte, j’ai laissé les choses dans l’état où elles étaient auparavant, je lui ai laissé la possibilité de se ressaisir, j’ai tâché de la sauver. Qu’est-il advenu ? Elle n’a pas observé la seule prescription à laquelle je l’avais astreinte, à savoir de respecter les convenances, dit-il en s’échauffant. On peut sauver l’homme qui ne veut pas périr, mais si sa nature est corrompue et dépravée au point que sa perte même lui paraît être le salut, que peut-on faire ?

— Tout, sauf divorcer, répondit Daria Alexandrovna.

— Mais, qu’appelez-vous tout ?

— Elle ne serait plus la femme de personne, elle serait perdue. Non, c’est horrible !

— Que puis-je faire ? dit-il en soulevant les épaules et les sourcils.

Le souvenir du dernier acte de sa femme l’irritait tellement qu’il redevint froid comme au début de leur conversation :

— Je vous remercie beaucoup de la sympathie que vous me témoignez, mais il est temps que je m’en aille, dit-il en se levant.

— Non, attendez. Vous ne devez pas la perdre. Attendez, je veux vous parler de moi… Je me suis mariée, et mon mari m’a trompée. Sous l’empire de la colère, de la jalousie, j’ai voulu, moi aussi… mais je me suis ressaisie et grâce à qui ?… grâce à Anna qui m’a sauvée. Et voilà, je vis, les enfants grandissent, le mari est revenu à la maison, il a compris son tort, s’est amendé, et je vis… j’ai pardonné. Et vous aussi, vous devez pardonner !

Alexis Alexandrovitch écoutait, mais ces paroles ne le touchaient point. Son âme était encore pleine de la douloureuse amertume de ce jour où il avait décidé de divorcer. Il se secoua, et d’une voix perçante s’écria :

— Je ne puis ni ne veux pardonner ; ce serait injuste. J’ai fait tout pour cette femme, et elle a tout traîné dans la boue où elle paraît se complaire. Je ne suis pas un méchant homme, je n’ai jamais haï personne, mais elle, je la hais de toutes les forces de mon âme, et je ne puis lui pardonner car je la hais trop ; elle m’a fait trop de mal !

— Aimez ceux qui vous haïssent, murmura Daria Alexandrovna.

Alexis Alexandrovitch eut un sourire de mépris. Il connaissait cette parole depuis longtemps, mais elle ne pouvait s’appliquer à son cas.

— On peut aimer ceux qui vous haïssent, oui, mais non ceux qu’on hait. Excusez-moi de vous avoir dérangée ; à chacun sa peine !

Et, se maîtrisant, Alexis Alexandrovitch salua d’un air calme et partit.