Anna Karénine (trad. Bienstock)/VII/10

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 18p. 55-63).


X

Elle se leva à sa rencontre sans cacher sa joie de le voir, et dans la façon dont elle lui tendit sa main petite, énergique, le présenta à Vorkouiev, et lui indiqua la jolie fillette rousse, qui travaillait, assise, et qu’elle appelait sa pupille. Lévine remarqua l’aisance agréable d’une femme du grand monde toujours maîtresse d’elle-même et naturelle.

— Je suis très, très heureuse, répéta-t-elle, et pour Lévine ces paroles prirent une signification particulière. Je vous connais depuis longtemps et vous estime, et pour votre amitié avec Stiva et à cause de votre femme. Je l’ai très peu vue mais elle m’a laissé l’impression d’une fleur charmante, je dis bien une fleur, et voilà qu’elle sera bientôt maman…

Elle parlait aisément, sans se hâter, regardant tour à tour Lévine et son frère. Lévine en était agréablement impressionné, et aussitôt il se sentit avec elle aussi à l’aise, aussi bien, que s’il l’eût connue depuis longtemps.

— Nous nous sommes installés avec Ivan Pétrovitch, dans le cabinet d’Alexis, répondit-elle à la question de Stépan Arkadiévitch qui demandait si l’on pouvait fumer, précisément pour fumer.

Et regardant Lévine, au lieu de lui demander s’il fumait, elle attira un porte-cigarettes d’écaille et y prit une cigarette.

— Comment vas-tu aujourd’hui ? lui demanda son frère.

— Pas mal ; seulement les nerfs comme toujours.

— N’est-ce pas qu’il est extraordinairement beau ? dit Stépan Arkadiévitch, remarquant que Lévine examinait le portrait.

— Je n’ai jamais vu portrait mieux réussi.

— La ressemblance est extraordinaire, opina Vorkouiev.

Lévine passa son regard du portrait à l’original. Un éclat particulier éclaira le visage d’Anna pendant qu’elle sentit son regard fixé sur elle. Lévine rougit et, pour cacher sa gêne, voulut lui demander s’il y avait longtemps qu’elle avait vu Daria Alexandrovna. Mais au même moment Anna se mit à parler.

— Nous causions à l’instant, Ivan Petrovitch et moi, des derniers tableaux de Vastchenkov. Les avez-vous vus ?

— Oui, je les ai vus, répondit Lévine.

— Mais, pardon, je vous ai interrompu. Vous vouliez dire…

Lévine lui demanda si elle avait vu Dolly depuis longtemps.

— Elle est venue chez moi hier. Elle est très mécontente du lycée à cause de Gricha : le professeur de latin s’est montré, paraît-il, injuste envers lui.

— Oui, j’ai vu les tableaux, ils ne m’ont pas plu énormément, dit Lévine, revenant à la conversation entamée par Anna.

Lévine parlait maintenant tout autrement que le matin. Chaque mot qu’il échangeait avec elle prenait pour lui une signification particulière ; il lui était agréable de causer avec elle et encore plus de l’écouter.

Anna causait non seulement d’une façon naturelle et intelligente, mais avec une certaine négligence, n’attribuant aucune valeur à ses idées et donnant un grand prix aux pensées de son interlocuteur.

La conversation s’engagea sur la nouvelle tendance artistique, sur une nouvelle illustration de la Bible due à un peintre français. Vorkouiev accusait le peintre d’un réalisme poussé jusqu’à la grossièreté ; Lévine disait que les Français avaient poussé la convention dans l’art plus loin qu’aucun autre peuple, et leur faisait un mérite de retourner au réalisme. Du fait seul qu’ils ne mentaient plus, ils voyaient de la poésie.

Jamais encore aucune de ses réflexions intellectuelles n’avait fait à Lévine autant de plaisir que celle-ci. Le visage d’Anna s’éclaira dès qu’elle eut apprécié cette pensée. Elle se mit à rire.

— Je ris, dit-elle, comme on rit devant un portrait très ressemblant. Ce que vous avez dit caractérise parfaitement l’art français contemporain, la peinture et même la littérature, Zola, Daudet. Mais peut-être en est-il toujours ainsi, quand on représente ses conceptions par des figures inventées, conventionnelles ; toutes les combinaisons exprimées on a assez des figures inventées et on revient aux figures plus naturelles, plus vraies.

— C’est tout à fait exact ! dit Vorkouiev.

— Alors vous étiez au club ? demanda-t-elle à son frère.

« Oui, oui, voilà la femme ! » pensa Lévine, s’oubliant et regardant obstinément son beau visage, immobile, qui tout à coup avait changé d’expression. Lévine n’entendait pas ce qu’elle disait, penchée vers son frère, mais il était frappé de ce changement d’expression. Son visage si beau dans son calme exprimait soudain une curiosité étrange, de la colère et de l’orgueil. Cela ne dura qu’une minute. Elle cligna des yeux, comme si elle cherchait à se rappeler quelque chose.

— D’ailleurs, ce n’est intéressant pour personne, dit-elle, et s’adressant à l’Anglaise :

please order the tea in the drawing-room.

La fillette se leva et sortit.

— Eh bien ! a-t-elle été reçue à l’examen ? demanda Stépan Arkadiévitch.

— Brillamment. C’est une fillette très capable, et d’un caractère charmant.

— Tu finiras par l’aimer mieux que la tienne.

— On voit bien que c’est un homme qui parle. Dans l’amour, le plus et le moins n’existent pas. J’aime ma fille d’un certain amour, celle-ci d’un autre.

— Je disais à Anna Arkadievna que si elle mettait un centième de l’énergie qu’elle consacre à l’éducation de cette Anglaise, à l’œuvre générale de l’instruction des enfants russes, elle ferait une œuvre grande et utile, dit Vorkouiev.

— Peut-être, mais je ne peux pas. Le comte Alexis Kyrilovitch m’encourage beaucoup (en prononçant les mots comte Alexis Kyrilovitch, elle regarda timidement et involontairement Lévine, qui répondit par un regard respectueux et approbateur) à m’occuper des écoles, à la campagne. J’y suis allée quelquefois. Les enfants sont charmants ; mais je n’ai jamais pu m’intéresser à cette œuvre. Vous dites l’énergie. L’énergie est basée sur l’amour, et l’amour ne se commande pas. Par exemple, cette fillette, je l’aime, je ne sais moi-même pourquoi.

De nouveau elle regarda Lévine, et son sourire, et son regard, tout lui disait que ses paroles s’adressaient à lui seul, qu’elle n’estimait que son opinion et qu’ils se comprenaient.

— Je vous comprends parfaitement, dit Lévine. Pour l’école, et, en général, pour les institutions de cette sorte, on ne peut agir avec son cœur, et c’est pourquoi, à mon avis, ces institutions philanthropiques donnent toujours de si maigres résultats.

Elle se tut, puis, souriant :

— Oui, oui, confirma-t-elle. Je ne pourrai jamais. Je n’ai pas le coeur assez large pour aimer un asile plein de fillettes très sales. Cela ne m’a jamais réussi. Il y a tant de femmes qui se sont fait de cela une position sociale. D’autant plus maintenant, ajouta-t-elle avec une expression de tristesse et de confusion, s’adressant en apparence à son frère, mais en réalité ne parlant qu’à Lévine. Même maintenant, alors que j’ai tant besoin d’une occupation quelconque, je ne puis pas. Et, tout à coup, elle fronça les sourcils (Lévine comprit qu’elle s’en voulait de parler d’elle-même) puis changea de conversation.

— Je sais, dit-elle à Lévine, que vous êtes un mauvais citoyen, et je vous ai toujours défendu autant que je l’ai pu.

— Et comment m’avez-vous défendu ?

— Selon les attaques. Mais, ne voulez-vous pas de thé ?

Elle se leva et prit un livre relié en maroquin.

— Donnez-le-moi, Anna Arkadievna, dit Vorkouiev, désignant le livre ; c’est une belle chose.

— Non, c’est très mauvais.

— Je lui en ai parlé, dit Stépan Arkadiévitch à sa sœur en désignant Lévine.

— C’est le tort que tu as eu ; mes écrits sont comme ces paniers et ces sculptures, faits dans les prisons, que me vendait parfois Lise Merkhalov. C’était elle qui était chargée des prisonniers dans cette société, dit-elle s’adressant à Lévine, et ces malheureux faisaient des miracles de patience.

Lévine reconnut encore un nouveau trait du caractère de cette femme qui lui plaisait si extraordinairement. Outre l’esprit, la grâce, la beauté, elle était encore très sérieuse. Elle ne voulait pas lui cacher l’état pénible de sa situation. Après avoir prononcé ces paroles, elle soupira et son visage s’immobilisa dans une expression sévère. Ainsi, elle était encore plus belle. Ce n’était plus cette expression d’éclat et de bonheur rayonnant, fixée par le peintre sur son portrait. Lévine regarda encore une fois le portrait et son visage, quand, prenant son frère par le bras, elle passa sous la haute porte, et il ressentit pour elle une tendresse et une pitié dont lui-même s’étonna.

Elle demanda à Lévine et à Vorkouiev de passer au salon, et elle-même resta à causer avec son frère. « Du divorce, de Vronskï, de ce qu’il fait au cercle, de moi ? » pensait Lévine ; et il était si ému à la pensée de ce qu’elle pouvait dire à Stépan Arkadiévitch qu’il n’entendit pas ce que lui disait Vorkouiev des grandes qualités du roman écrit par Anna Arkadievna pour les enfants.

Pendant le thé, la conversation se poursuivit, également intéressante et agréable. Non seulement il n’était pas nécessaire de chercher des sujets de conversation, mais on sentait qu’on n’avait pas assez de temps pour dire tout ce qu’on voulait et qu’on se retenait malgré soi pour écouter l’autre. Et tout ce qu’ils disaient, non seulement Anna, mais Vorkouiev, et Stépan Arkadiévitch, tout, prenait pour Lévine, grâce à son attention et à ses observations, une signification particulière.

Tout en écoutant la conversation, Lévine ne cessait d’admirer sa beauté, son instruction, et en même temps sa simplicité et sa bonté. Il écoutait, et tout le temps ne pensait qu’à elle, à sa vie intérieure, tâchant de deviner ses sentiments. Lui qui, auparavant, la jugeait si sévèrement, maintenant, par une étrange association d’idées, la justifiait et en même temps la plaignait, et il craignait que Vronskï ne sût pas la comprendre.

À onze heures, quand Stépan Arkadiévitch se leva pour prendre congé (Vorkouiev était déjà parti), il sembla à Lévine qu’ils venaient à peine d’arriver. Avec regret il se leva aussi.

— Au revoir, lui dit-elle, en retenant sa main, et le regardant dans les yeux d’un air attirant. Je suis très heureuse que la glace soit rompue… Elle cligna des yeux. Dites à votre femme que je l’aime comme auparavant, et que si elle ne peut me pardonner ma situation, je lui souhaite alors de ne me la pardonner jamais. Pour cela il lui faudrait souffrir tout ce que j’ai souffert, que Dieu l’en préserve.

— Certainement… je le lui dirai…, balbutia Lévine en rougissant.