Anna Karénine (trad. Bienstock)/VII/24

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 18p. 148-155).


XXIV

— Eh bien ! C’était gai ? demanda-t-elle en sortant à sa rencontre, le visage empreint d’une expression repentante et douce.

— Comme d’habitude, répondit-il ayant compris d’un seul regard qu’elle était en de bonnes dispositions.

Il était déjà habitué à ces changements d’humeur, et aujourd’hui il en était particulièrement content car lui-même était parfaitement bien disposé.

— Que vois-je ? Ça, c’est bien ! dit-il en désignant les malles dans l’antichambre.

— Oui. Il faut partir. Je suis allée me promener ; il fait si beau que j’ai eu le désir de la campagne. Rien ne nous retient, n’est-ce pas ?

— Je ne désire que cela. Je reviens tout de suite et nous causerons ; je vais seulement me changer. Fais servir le thé.

Il entra dans son cabinet.

Il y avait quelque chose d’offensant dans sa façon de dire : « Ça, c’est bien », comme on dit à un enfant qui cesse de faire des caprices ; et encore plus blessante était la contradiction entre son ton humble et l’assurance de Vronskï, aussi sentit-elle le désir de la lutte se soulever en elle. Mais par un effort de volonté elle le réprima et se montra à Vronskï avec la même gaîté. Quand il revint elle lui raconta comment elle avait passé sa journée et lui fit part de ses plans de départ.

— C’est presque une inspiration que j’ai eue, dit-elle. Pourquoi attendre ici le divorce ? N’est-ce pas la même chose à la campagne ? Je ne puis plus attendre ! Je ne veux pas espérer, je ne veux pas entendre parler du divorce ; j’ai résolu que cela n’aurait plus aucune influence sur ma vie. N’ai-je pas raison ?

— Sans doute, dit-il regardant avec inquiétude son visage ému.

— Qu’avez-vous fait là-bas ? Qu’y avait-il ? demanda-t-elle après un court silence.

Vronskï nomma les convives.

— Le dîner était assez bon ; puis il y a eu des courses de canots, tout cela était assez gentil, mais à Moscou, il faut toujours qu’il y ait quelque chose de ridicule : une dame est venue, le professeur de natation de la reine de Suède, et elle a montré son art.

— Comment était-elle ? âgée ? demanda Anna en fronçant les sourcils.

— Oui ; une vieille femme laide dans un costume de natation rouge… Alors quand partons-nous ?

— Quelle idée stupide ! Est-ce qu’elle nage vraiment d’une façon extraordinaire ? dit Anna sans répondre.

— Oh ! rien de particulier. C’est mon avis : c’est stupide… Alors quand penses-tu partir ?

Anna secoua la tête comme pour chasser une pensée désagréable.

— Quand partir ? Mais le plus tôt sera le mieux. Demain nous n’aurions pas le temps ; après-demain.

— Bien… Non, attends… Après-demain c’est lundi ; je dois être chez maman, fit Vronskï gêné, car, dès qu’il eut dit qu’il devait aller chez sa mère, il sentit se fixer sur lui le regard soupçonneux d’Anna. Sa gêne confirma ses soupçons. Elle devint rouge et s’écarta de lui. Maintenant ce n’était plus le professeur de natation de la reine de Suède qui se présentait à elle, mais la princesse Sorokine qui vivait à la campagne avec la comtesse Vronskï.

— Tu peux partir demain, dit-elle.

— Pas possible. On ne peut recevoir demain l’argent et la procuration pour l’affaire qui m’oblige à partir.

— Dans ce cas nous ne partirons pas du tout.

— Mais pourquoi cela ?

— Je ne partirai pas plus tard : lundi ou jamais.

— Mais pourquoi ? demanda Vronskï étonné. Cela n’a aucun sens.

— Pour toi peut-être, puisque tu ne penses pas du tout à moi. Tu ne veux pas comprendre ma vie. Une seule chose m’occupe ici : Ganna, et tu dis que c’est une feinte. Tu as dit hier que je n’aime pas ma fille, que je feins d’aimer cette Anglaise et que ce n’est pas naturel ; je désirerais savoir quelle vie ici pour moi peut être naturelle ? Soudain elle se ressaisit et fut effrayée de s’être laissé aller ainsi. Mais bien que sachant qu’elle se perdait, elle ne pouvait se retenir et ne pas lui montrer ses torts tout en se soumettant à lui.

— Je n’ai jamais dit cela. J’ai dit seulement que je ne comprenais pas cette affection subite…

— Toi qui te glorifies de ta droiture, pourquoi ne dis-tu pas la vérité ?

— Je ne me vante jamais, et ne mens pas, dit-il doucement retenant la colère qui grondait en lui. C’est bien dommage si tu ne respectes pas…

— On a inventé le respect pour masquer la place vide de l’amour, et si tu ne m’aimes plus il vaudrait mieux, il serait plus honnête de me le dire.

— Non ! Ça devient insupportable ! s’écria Vronskï en se levant. Il s’arrêta devant elle et prononça lentement : Pourquoi éprouves-tu ma patience ? Elle a des limites.

— Que voulez-vous dire par là ? s’écria-t-elle regardant avec effroi l’expression haineuse qui couvrait son visage et surtout ses yeux cruels et terribles.

— Je veux dire… commença-t-il ; mais il s’arrêta. Je vous demande ce que vous voulez de moi ?

— Que puis-je vouloir ? Je ne puis que vouloir que vous ne m’abandonniez pas, comme vous en avez le désir, dit-elle ayant compris ce qu’il n’avait pas prononcé. Cela, je ne le veux pas ; mais c’est secondaire. Je veux l’amour, et il n’existe plus. Alors tout est fini…

Et elle se dirigea vers la porte.

— Attends ! Attends ! s’écria Vronskï sans effacer le pli de ses sourcils mais l’arrêtant par le bras. — De quoi s’agit-il ? Je dis qu’il faut ajourner le départ pour trois jours, et à cela tu réponds que je mens et ne suis pas un honnête homme.

— Oui, et je répète que l’homme qui me reproche d’avoir tout sacrifié pour moi, dit-elle se rappelant les paroles d’une querelle déjà ancienne, est pire qu’un malhonnête homme : c’est un homme sans cœur.

— Non, la patience a des bornes ! s’écria-t-il, et rapidement il abandonna sa main.

« Il me hait, c’est clair », pensa-t-elle, et en silence, sans se retourner, à pas chancelants elle sortit de la chambre.

« Il aime une autre femme, c’est ce qu’il y a de plus clair », se dit-elle en rentrant chez elle. « Je veux l’amour, et il n’y en a plus. Alors tout est fini », répéta-t-elle de nouveau. « Il faut en finir… Mais comment ? » se demanda-t-elle s’asseyant devant le miroir.

Mille pensées s’agitaient en son esprit : où irait-elle maintenant, chez la tante qui l’avait élevée, chez Dolly ou seule à l’étranger ? Que fait-il seul maintenant dans son cabinet ? Est-ce la querelle définitive ou la réconciliation est-elle possible ? Que diront d’elle maintenant ses anciennes connaissances de Pétersbourg ? Que pensera Alexis Alexandrovitch ? Ces pensées et d’autres encore concernant ce qu’elle deviendrait après la rupture, lui venaient en tête. Mais elle ne s’y adonnait pas de toute son âme.

Une seule pensée vague, indéfinissable, emplissait son âme sans qu’elle pût la saisir.

Se rappelant encore une fois Alexis Alexandrovitch, elle se souvenait de l’épisode de sa maladie, après ses couches, et de la pensée qui alors ne la quittait pas, et qu’elle exprimait par ces paroles : Pourquoi ne suis-je pas morte ?

Soudain elle comprit ce qui se passait dans son âme. Oui, c’était la solution de tout. Oui, oui, mourir ! « La honte d’Alexis Alexandrovitch et de Serge, mon déshonneur, la mort couvre tout ! Mourir ! Alors il se repentira, regrettera, aimera, souffrira pour moi ! »

Elle était assise sur une chaise, ôtant et remettant les bagues de sa main gauche, se représentant vivement les divers sentiments éveillés par sa mort, et elle souriait de compassion pour elle-même.

Des pas approchèrent et la tirèrent de ses songes. Feignant d’être occupée d’arranger ses bagues, elle ne se retourna même pas.

Vronskï s’approcha d’elle et lui prenant la main prononça doucement :

— Anna, partons après-demain si tu veux. Je consens à tout.

Elle se tut.

— Eh bien ? fit-il.

— Tu le sais toi-même, dit-elle, et n’ayant plus la force de se retenir, elle sanglota. — Lâche-moi, lâche-moi, prononça-t-elle entre ses sanglots. Je partirai demain… Je ferai même plus… Qui suis-je ? Une femme perdue, une pierre à ton cou… Je ne veux pas te tourmenter… je ne le veux pas… je te délivrerai… tu ne m’aimes plus… Tu en aimes une autre…

Vronskï la suppliait de se calmer, lui jurant que sa jalousie n’avait aucun fondement, qu’il n’avait jamais cessé de l’aimer, qu’il l’aimait plus qu’auparavant.

— Anna, pourquoi te tourmenter et me tourmenter ? dit-il en lui baisant les mains.

Son visage exprimait maintenant de la tendresse ; il lui semblait entendre des larmes dans sa voix et sentir sur sa main leur humidité.

Immédiatement la jalousie farouche d’Anna se transforma en une tendresse passionnée, désespérée. Elle l’enlaça, couvrant de baisers sa tête, son cou, ses mains.