Anna Karénine (trad. Bienstock)/VII/27

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 18p. 172-176).


XXVII

« Parti ? Tout est terminé ! » se dit Anna debout près de la fenêtre, et aussitôt les impressions des ténèbres et de son rêve horrible se confondirent de nouveau, emplissant son cœur d’une terreur glaciale.

« Non, c’est impossible ! « s’écria-t-elle, et traversant la chambre, elle sonna fortement.

Maintenant elle avait si peur de rester seule, que sans attendre l’arrivée du domestique, elle alla à sa rencontre.

— Madame, monsieur a ordonné de vous dire que si vous voulez sortir, la voiture retournera dans un instant.

— Bon. Attendez. Je vais écrire tout de suite un mot. Envoyez Mikhaïlo porter ce billet aux écuries… le plus vite possible.

Elle s’assit et écrivit :

« Je suis coupable. Retourne à la maison ; il faut s’expliquer. Au nom de Dieu, viens, j’ai peur ! »

Elle cacheta le billet et le remit au domestique.

Quand le domestique sortit de la chambre, elle eut peur d’y rester seule et se rendit dans la chambre des enfants.

« Quoi ! Ce n’est pas ça… Ce n’est pas lui ! Où sont ses yeux bleus, son sourire charmant et timide ? » telle fut sa première pensée quand, au lieu de Serge, elle aperçut sa petite fille, grassouillette, rouge, avec ses cheveux noirs bouclés.

Dans le chaos de ses pensées, elle s’attendait à trouver Serge dans la chambre des enfants.

La fillette, assise près d’une table, frappait avec persévérance un bouchon sur celle-ci. Ses petits yeux noirs comme des cassis se fixèrent bêtement sur sa mère.

Ayant répondu à l’Anglaise qu’elle se portait très bien, et qu’elle partait le lendemain à la campagne, Anna s’assit près de la fillette et se mit à faire tourner le bouchon devant elle.

Mais le rire haut et sonore de l’enfant, le mouvement de ses sourcils lui rappelèrent si vivement Vronskï, qu’en retenant ses sanglots elle se leva et partit.

« Est-ce que tout est terminé ? Non, c’est impossible ! pensa-t-elle. Il retournera. Mais comment m’expliquera-t-il ce sourire, cette animation, après sa conversation avec elle ? Si même il ne me les explique pas, je croirai tout… Car si je ne le croyais pas, il ne me resterait qu’une chose à faire, et je ne le veux pas. »

Elle regarda la pendule. Douze minutes s’étaient écoulées :

« Maintenant il a déjà reçu mon billet… il revient… Il n’y a plus longtemps à attendre… Dix minutes… Mais s’il ne vient pas ? Non, c’est impossible… Il ne faut pas qu’il me trouve les yeux en larmes ; je vais aller me laver. Oui, oui, mais suis-je peignée ou non ? » Elle ne se le rappelait pas. Elle tâta ses cheveux avec la main : « Oui, je suis coiffée ; mais quand ? je ne me souviens pas du tout. »

Ne se fiant pas à ses mains, elle s’approcha du trumeau pour voir si en effet elle était coiffée ou non. Elle était coiffée et ne pouvait se rappeler quand elle l’avait fait. « Qui est-ce ? » pensa-t-elle voyant dans le miroir un visage fiévreux aux yeux étrangement brillants et pleins d’effroi. « Oui, c’est moi », comprit-elle soudain, et, se regardant toute, elle sentit tout à coup ses baisers et eut un tressaillement d’épaules. Puis elle porta la main à ses lèvres et la baisa. « Quoi ! Est-ce que je deviens folle ? » Elle alla dans sa chambre à coucher, que faisait Annouchka ?

— Annouchka, dit-elle, s’arrêtant devant la femme de chambre sans savoir que lui dire.

— Vous voulez aller chez Daria Alexandrovna, dit Annouchka, comme si elle eût compris.

— Chez Daria Alexandrovna ? Oui, j’irai. Il sera là tout de suite. »

Elle tira sa montre et regarda l’heure. « Comment a-t-il pu partir en me laissant dans cet état ? Comment peut-il vivre sans être réconcilié avec moi ? »

Elle s’approcha de la fenêtre, et se mit à regarder dans la rue. D’après elle, il pouvait être déjà de retour. Mais elle avait pu mal calculer, et de nouveau elle se mit à se rappeler quand il était parti et à compter les minutes.

Comme elle s’approchait de la grande pendule pour vérifier sa montre, une voiture s’arrêta devant le perron. Elle regarda à la fenêtre et aperçut sa voiture, mais personne ne montait l’escalier ; en bas on entendait des voix. C’était l’envoyé qui retournait dans la voiture.

Elle descendit à sa rencontre.

— On n’a pas trouvé le comte. Il était déjà parti au chemin de fer de Nijni-Novgorod.

— Qu’as-tu ? Qu’y a-t-il ?… dit-elle s’adressant à Mikhaïlo, qui, rouge et gai, lui rendait son billet.

« Oui, mais il ne l’a pas reçu », se rappela-t-elle.

— Va avec le même billet, à la campagne chez la comtesse Vronskï, tu sais ? et rapporte-moi aussitôt la réponse, lui dit-elle.

« Et moi, que vais-je faire pendant ce temps ? » pensa-t-elle. « Oui, j’irai chez Dolly, c’est vrai ; autrement je deviendrais folle ! Mais je puis encore télégraphier. »

Elle écrivit une dépêche : « J’ai besoin de vous parler. Venez de suite. »

Après avoir remis le télégramme, elle alla faire sa toilette. Déjà habillée, en chapeau, elle regarda de nouveau dans les yeux de la calme Annouchka. Ses bons petits yeux gris révélaient un chagrin réel.

— Annouchka ! ma chère, que dois-je faire ? prononça Anna à travers ses sanglots en s’affaissant sur un fauteuil.

— Mais pourquoi vous inquiéter, Anna Arkadievna ? Cela arrive. Allez, distrayez-vous, dit la femme de chambre.

— Oui, j’irai, dit Anna se ressaisissant et se levant. Si le télégramme arrive en mon absence, qu’on l’envoie immédiatement chez Daria Alexandrovna… Non, je reviendrai moi-même.

« Oui, il ne faut pas y penser. Il faut faire quelque chose, principalement quitter cette maison » se dit-elle, écoutant avec horreur les battements désordonnés de son cœur. Puis elle sortit rapidement et monta en voiture.

— Où aller ? demanda Pierre avant de monter sur le siège.

— À Znamenka, chez Oblonskï.