Anna Karénine (trad. Bienstock)/VIII/10

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 18p. 249-253).


X

Quand Lévine se demandait ce qu’il était et pourquoi il vivait, il ne trouvait pas de réponse et s’en désespérait. Au contraire, quand il cessait de s’interroger, il paraissait savoir ce qu’il était, pourquoi il vivait, parce qu’il agissait, vivait résolument et d’une façon précise. Même les derniers temps il vivait d’une vie beaucoup plus intense et plus réglée qu’auparavant.

Au commencement de juin, dès son retour à la campagne, il reprit ses occupations habituelles. L’exploitation du domaine, ses relations avec les paysans et les voisins, les affaires de sa soeur et de son frère, qui étaient entre ses mains, ses rapports avec sa femme et ses parents, les soucis de l’enfant, une nouvelle passion pour les abeilles, qui l’entraînait depuis ce printemps, occupaient tout son temps.

Il s’adonnait à ces occupations non qu’il les justifiât comme autrefois par des considérations générales ; au contraire, maintenant, désenchanté d’un côté, par l’insuccès de ses anciennes entreprises en vue de l’utilité générale, trop absorbé de l’autre par ses idées et le grand nombre des obligations qui l’accablaient de toutes parts, il avait abandonné complètement ses considérations sur l’utilité générale et il s’adonnait à toutes ces occupations uniquement parce qu’il ne pouvait faire autrement.

Autrefois (cela avait commencé presque dans l’enfance et avait augmenté sans cesse jusqu’à l’âge mûr), quand il essayait de faire quelque chose qui fût un bien pour tous, pour l’humanité, pour la Russie, pour tout le village, il remarquait que la pensée lui en était agréable, mais que l’acte même était toujours bizarre. Il n’avait jamais la certitude que l’acte fût vraiment nécessaire, et son utilité qui lui apparaissait d’abord si grande, diminuait peu à peu et se réduisait à zéro.

Depuis son mariage, il vivait d’une façon beaucoup plus égoïste, et s’il n’éprouvait plus aucune joie à la pensée de son activité, par contre il la sentait nécessaire, il constatait que tout allait bien mieux et devenait de plus en plus parfait.

Maintenant, malgré lui, il s’attachait de plus en plus à la terre, comme la herse, de sorte qu’il ne pouvait en sortir sans renverser la terre. Pour la famille il était nécessaire de vivre comme avaient vécu son père et son grand’père ; les enfants devaient être dans les mêmes conditions d’instruction, d’éducation. C’était aussi nécessaire que de dîner quand on a faim ; pour ce faire, il fallait préparer le dîner ; il fallait donc faire valoir Pokrovskoié de façon à en tirer un revenu. De même qu’il était indiscutable qu’il fallût payer les dettes, il fallait conserver le patrimoine dans le même état pour que son fils, en le recevant en héritage, pût dire merci à son père, comme Lévine l’avait dit à son grand père pour tout ce qu’il avait planté et bâti. Pour obtenir ce résultat, il ne fallait pas louer la terre, mais la faire valoir soi-même, s’occuper du bétail, fumer les champs, semer les forêts.

Il ne pouvait pas ne point s’occuper des affaires de Serge Ivanovitch, de sa sœur, de tous les paysans qui venaient lui demander conseil, de même qu’on ne peut jeter l’enfant qu’on tient sur ses bras.

Il lui fallait songer au confort de sa belle-sœur et des enfants, de sa femme et de son fils, et il ne pouvait se dispenser de rester avec eux au moins une petite partie de la journée.

Tout cela, avec la chasse et sa nouvelle passion pour les abeilles, remplissait la vie de Lévine, cette vie à laquelle il ne trouvait aucun sens dès qu’il y réfléchissait. Mais outre que Lévine savait indubitablement ce qu’il lui fallait faire, il savait également comment le faire et quelle occupation était plus importante que les autres.

Il savait qu’il fallait louer les ouvriers le moins cher possible, mais qu’il ne fallait pas les lier par des avances d’argent, afin de les payer moins cher qu’ils ne valaient, bien que ce fût très avantageux. Pendant la disette, on pouvait vendre le blé aux paysans, bien qu’on eût pitié d’eux, mais il fallait fermer l’auberge et le débit, malgré le gain qu’on en tirait. Il fallait être impitoyable pour la coupe de bois, mais on ne pouvait exiger une amende pour le bétail venu sur la terre du maître ; les gardes étaient mécontents, la crainte disparaissait, néanmoins on ne pouvait retenir le bétail capturé.

À Pierre, qui payait à un usurier dix pour cent par mois, il fallait prêter de l’argent pour le tirer de cet engrenage, mais on ne pouvait faire grâce de la redevance, ou l’ajourner, aux paysans mauvais payeurs. On ne pouvait passer à l’intendant le fait que le champ n’était pas fauché et que l’herbe était perdue, mais on ne pouvait aussi faucher quatre-vingts déciatines, sur lesquelles était planté un jeune bois. On ne pouvait pas admettre qu’un ouvrier abandonnât le travail pour aller chez lui voir son père mort — quelque part qu’on prît à sa peine, — et il fallait tenir compte de la valeur de la main-d’œuvre au moment de son absence, mais il était impossible de ne pas payer le vieux domestique qui n’était plus bon à rien.

Lévine savait aussi qu’en rentrant à la maison, il fallait avant tout aller près de sa femme mal disposée, tandis que les paysans qui l’attendaient depuis trois heures pouvaient l’attendre encore ; mais, malgré tout le plaisir qu’il aurait eu à arranger l’essaim, il savait qu’il devait se priver de ce plaisir, laisser le vieux le faire sans lui, et aller aux paysans qui se trouvaient là.

Agissait-il bien ou mal, il l’ignorait, et non seulement il n’essayait pas de se le prouver mais il évitait toute conversation ou discussion sur ce sujet. Les raisonnements l’amenaient au doute et l’empêchaient de voir ce qu’il fallait ou non. Au contraire, quand il ne pensait pas mais vivait, il sentait en son âme la présence d’un juge infaillible qui décidait lequel des deux actes était possible et meilleur, et aussitôt qu’il agissait comme il fallait, il le sentait.

Il vivait ainsi, ne sachant pas, ne voyant pas la possibilité de savoir ce qu’il était, pourquoi il vivait, et souffrant à un tel point de cette ignorance, qu’il craignait le suicide, ce qui ne l’empêchait pas de régler très nettement sa vie.