Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie I/Chapitre 23

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Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 135-141).


CHAPITRE XXIII


Wronsky fit quelques tours de valse avec Kitty, puis celle-ci retourna auprès de sa mère. À peine eut-elle le temps d’échanger quelques mots avec la comtesse Nordstone que Wronsky vint la chercher pour la contredanse. Ils causèrent à bâtons rompus de Korsunsky et de sa femme, que Wronsky dépeignit gaiement comme d’aimables enfants de quarante ans, du théâtre de société qui s’organisait. À un moment donné, cependant, il l’émut vivement en lui demandant si Levine était encore à Moscou, ajoutant qu’il lui plaisait beaucoup. Mais Kitty ne comptait pas sur la contredanse ; ce qu’elle attendait avec un violent battement de cœur, c’était le cotillon ; c’est alors, lui semblait-il, que tout devait se décider. Quoique Wronsky ne l’eût pas invitée pendant la contredanse, elle était sûre de danser le cotillon avec lui, comme à tous les bals précédents ; elle en était si sûre qu’elle avait refusé cinq invitations, se disant engagée.

Tout ce bal, jusqu’au dernier quadrille, fut pour Kitty semblable à un rêve enchanteur, plein de fleurs, de sons joyeux, de mouvement ; elle ne cessait de danser que lorsque les forces lui manquaient et qu’elle implorait un moment de répit ; mais, en dansant le dernier quadrille avec un des petits jeunes gens ennuyeux, elle se trouva faire vis-à-vis à Wronsky et à Anna. Celle-ci, dont elle ne s’était pas approchée depuis son entrée au bal, lui apparut cette fois encore sous une forme nouvelle et inattendue. Kitty crut remarquer en elle les symptômes d’une surexcitation qu’elle connaissait par expérience, celle du succès. Anna lui en parut grisée. Kitty savait à quoi attribuer ce regard brillant et animé, ce sourire heureux et triomphant, ces lèvres entr’ouvertes, ces mouvements pleins de grâce et d’harmonie.

« Qui en est cause, se demanda-t-elle, tous ou un seul ? » Elle laissa son malheureux danseur chercher vainement à renouer le fil d’une conversation interrompue, et, tout en se soumettant de bonne grâce, en apparence, aux ordres bruyants de Korsunsky, décrétant le grand rond, puis la chaîne, elle observait, et son cœur se serrait de plus en plus.

« Non, ce n’est pas l’admiration de la foule qui l’enivre ainsi, c’est l’admiration d’un seul : qui est-il ? serait-ce lui ? »

Chaque fois que Wronsky adressait la parole à Anna, les yeux de celle-ci s’illuminaient, et un sourire de bonheur entr’ouvrait ses belles lèvres : elle semblait chercher à dissimuler cette joie, mais le bonheur ne s’en peignait pas moins sur son visage.

« Et lui ? pensa Kitty. Elle le regarda et fut épouvantée ! le sentiment qui se reflétait comme dans un miroir sur les traits d’Anna était tout aussi visible sur le sien. Où étaient ce sang-froid, ce maintien calme, cette physionomie toujours au repos ? Maintenant, en s’adressant à sa danseuse, sa tête s’inclinait comme s’il était prêt à se prosterner, son regard avait une expression tout à la fois humble et passionnée. « Je ne veux pas vous offenser, disait ce regard, mais je voudrais sauver mon cœur et le puis-je ? »

Leur conversation ne roulait que sur des banalités, et cependant, à chacune de leurs paroles, il semblait à Kitty que son sort se décidait. Pour eux aussi, chose étrange, tout en parlant du drôle de français d’Ivan Ivanitch et du sot mariage de Mlle Elitzki, chaque mot prenait une valeur particulière dont ils sentaient la portée autant que Kitty.

Dans l’âme de la pauvre enfant, le bal, l’assistance, tout se confondit comme dans un brouillard. Seule la force de l’éducation la soutint et l’aida à faire son devoir, c’est-à-dire à danser, à répondre aux questions qui lui étaient adressées, même à sourire. Mais, au moment où le cotillon s’organisa, où l’on commença à placer les chaises et à quitter les petits salons pour se réunir dans le grand, il lui prit un accès de désespoir et de terreur. Elle avait refusé cinq danseurs, n’était pas invitée, et n’avait plus aucune chance de l’être, parce que ses succès dans le monde rendaient invraisemblable qu’elle n’eût pas de cavalier. Il lui aurait fallu dire à sa mère qu’elle était souffrante et quitter le bal, mais elle n’en eut pas la force. Elle se sentait anéantie !

Elle s’enfuit dans un boudoir et tomba sur un fauteuil. Les flots vaporeux de sa robe enveloppaient comme d’un nuage sa taille frêle ; son bras de jeune fille, maigre et délicat, retombait sans force, et comme noyé dans les plis de sa jupe rose ; l’autre bras agitait nerveusement un éventail devant son visage brûlant. Mais, quoiqu’elle eût l’air d’un joli papillon retenu dans les herbes et prêt à déployer ses ailes frémissantes, un affreux désespoir lui brisait le cœur.

« Je me trompe peut-être, tout cela n’existe pas ! » Et elle se rappelait ce qu’elle avait vu.

« Kitty, que se passe-t-il ? » dit la comtesse Nordstone, qui s’était approchée d’elle sans qu’elle entendît ses pas sur le tapis.

Les lèvres de Kitty tressaillirent, elle se leva vivement.

« Kitty, tu ne danses pas le cotillon ?

— Non, non, répondit-elle d’une voix tremblante.

— Il l’a invitée devant moi, dit la Nordstone, sachant bien que Kitty comprenait de qui il s’agissait. Elle lui a répondu : « Vous ne dansez donc pas avec la princesse Cherbatzky ? »

— Tout cela m’est égal ! » répondit Kitty.

Elle était seule à savoir que, la veille, un homme qu’elle aimait peut-être avait été sacrifié par elle à cet ingrat.

La comtesse alla chercher Korsunsky, avec lequel elle devait danser le cotillon, et l’engagea à inviter Kitty.

Par bonheur pour Kitty, elle ne fut pas obligée de causer, son cavalier, en sa qualité de directeur, passant son temps à courir de l’un à l’autre et à organiser des figures ; Wronsky et Anna dansaient presque vis-à-vis d’elle ; Kitty les voyait tantôt de loin, tantôt de près, quand leur tour de danser revenait, et plus elle les regardait, plus elle sentait son malheur consommé. Ils étaient seuls, malgré la foule, et sur le visage de Wronsky, d’habitude si impassible, Kitty remarqua cette expression frappante d’humilité et de crainte qui fait penser à un chien intelligent quand il se sent coupable.

Anna souriait, il répondait à son sourire ; semblait-elle réfléchir, il devenait sérieux. Une force presque surnaturelle attirait les regards de Kitty sur Anna. Elle était séduisante avec sa robe noire, ses beaux bras couverts de bracelets, son cou élégant entouré de perles, ses cheveux noirs frisés et un peu en désordre. Les mouvements légers et gracieux de ses petits pieds, son beau visage animé, tout en elle était attrayant ; mais ce charme avait quelque chose de terrible et de cruel.

Kitty l’admirait plus encore qu’auparavant, tout en sentant croître sa souffrance ; elle était écrasée et son visage le disait : Wronsky, en passant près d’elle dans une figure, ne la reconnut pas immédiatement, tant ses traits étaient altérés.

« Quel beau bal ! dit-il pour dire quelque chose.

— Oui », répondit-elle.

Vers le milieu du cotillon, dans une manœuvre récemment inventée par Korsunsky, Anna, sortant du cercle, eut à appeler « deux cavaliers et deux dames » : l’une d’elles fut Kitty, qui s’approcha toute troublée. Anna, fermant à demi les yeux, la regarda et lui serra la main avec un sourire, mais, remarquant aussitôt l’expression de surprise désolée avec laquelle Kitty y répondit, elle se tourna vers l’autre danseuse et lui parla d’un ton animé.

« Oui, il y a en elle une séduction étrange, presque infernale », pensa Kitty.

Anna ne voulait pas rester au souper, et le maître de la maison insistait.

« Restez donc, Anna Arcadievna, lui dit Korsunsky en lui prenant le bras. Quelle invention que mon cotillon ! n’est-ce pas un bijou ?  »

Et il essaya de l’entraîner, le maître de la maison l’y encourageant d’un sourire.

« Non, je ne puis rester, — répondit Anna en souriant aussi ; mais, malgré ce sourire, les deux hommes comprirent au son déterminé de sa voix qu’elle ne resterait pas. — Non, car j’ai plus dansé en une fois, à votre bal de Moscou, que dans tout mon hiver à Pétersbourg ; — et elle se tourna vers Wronsky qui se tenait près d’elle. — Il faut se reposer avant le voyage.

— Et vous partez décidément demain ? demanda-t-il.

— Oui, je pense » répondit Anna, comme étonnée de la hardiesse de cette question. Pendant qu’elle lui parlait, l’éclat de son regard et de son sourire brûlaient le cœur de Wronsky.

Anna n’assista pas au souper et partit.