Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie III/Chapitre 17

La bibliothèque libre.
Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 483-490).


CHAPITRE XVII


La société qui se réunissait chez la princesse Tverskoï pour la partie de croquet à laquelle Anna était invitée, se composait de deux dames et de leurs adorateurs. Ces dames étaient les personnalités les plus remarquables d’une nouvelle coterie pétersbourgeoise, qu’on avait surnommée « les Sept merveilles du monde », par imitation de quelque autre imitation. Toutes deux appartenaient au plus grand monde, mais à un monde hostile à celui que fréquentait Anna. Le vieux Strémof, un des personnages les plus influents de Pétersbourg, l’admirateur de Lise Merkalof, était l’ennemi déclaré d’Alexis Alexandrovitch. Anna, après avoir pour cette raison décliné une première invitation de Betsy, s’était décidée à se rendre chez elle, dans l’espoir d’y rencontrer Wronsky.

Elle arriva la première chez la princesse.

Au même moment, le domestique de Wronsky, ressemblant à s’y méprendre à un gentilhomme de la chambre avec ses favoris frisés, s’arrêta à la porte pour la laisser passer, et souleva sa casquette.

En le voyant, Anna se souvint que Wronsky l’avait prévenue qu’il ne viendrait pas : c’était probablement pour s’excuser qu’il envoyait un billet par son domestique.

Elle eut envie de demander à celui-ci où était son maître, de retourner pour écrire à Wronsky en le priant de venir la rejoindre, ou d’aller elle-même le trouver ; mais une cloche avait déjà annoncé sa visite, et un laquais près de la porte attendait qu’elle entrât dans la pièce suivante.

« La princesse est au jardin, on va la prévenir », dit un second laquais.

Il lui fallait, sans avoir vu Wronsky et sans avoir rien pu décider, rester avec ses préoccupations dans ce milieu étranger, animé de dispositions si différentes des siennes ; mais elle portait une toilette qui, elle le savait, lui allait bien ; l’atmosphère d’oisiveté solennelle dans laquelle elle se trouvait lui était familière, et enfin, n’étant plus seule, elle ne pouvait se creuser la tête sur le meilleur parti à prendre.

Anna respira plus librement.

En voyant venir Betsy à sa rencontre, dans une toilette blanche d’une exquise élégance, elle lui sourit comme toujours. La princesse était accompagnée de Toushkewitch et d’une parente de province qui, à la grande joie de sa famille, passait l’été chez la célèbre princesse.

Anna avait probablement un air étrange, car Betsy lui en fit aussitôt l’observation.

« J’ai mal dormi », répondit Anna en regardant à la dérobée le laquais apportant le billet qu’elle supposait être de Wronsky.

« Que je suis contente que vous soyez venue, dit Betsy. Je n’en puis plus, et je voulais précisément prendre une tasse de thé avant leur arrivée… Et vous, dit-elle en se tournant vers Toushkewitch, vous feriez bien d’aller avec Marie essayer le crocket ground là où le gazon a été fauché. Nous aurons le temps de causer un peu en prenant notre thé, we’ll have a cosy chat, n’est-ce pas » ajouta-t-elle en se tournant vers Anna, avec un sourire, et lui tendant la main.

« D’autant plus volontiers que je ne puis rester longtemps ; Il faut absolument que j’aille chez la vieille Wrede ; voilà cent ans que je lui promets une visite », dit Anna, à qui le mensonge, contraire à sa nature, devenait non seulement simple, facile, mais presque agréable.

Pourquoi disait-elle une chose à laquelle, cinq minutes auparavant, elle ne songeait même pas ? C’est que, sans se l’expliquer, elle cherchait à se ménager une porte de sortie pour tenter, dans le cas où Wronsky ne viendrait pas, de le rencontrer quelque part ; l’événement prouva que, de toutes les ruses dont elle pouvait user, celle-ci était la meilleure.

« Oh ! je ne vous laisse pas partir, répondit Betsy en regardant attentivement Anna. En vérité, si je ne vous aimais pas tant, je serais tentée de m’offenser : on dirait que vous avez peur que je ne vous compromette… Le thé au petit salon, s’il vous plaît », dit-elle en s’adressant au laquais, avec un clignement d’yeux qui lui était habituel ; et, prenant le billet, elle le parcourut.

« Alexis nous fait faux bond, — dit-elle en français, d’un ton aussi simple et naturel que si jamais il ne lui fût entré dans l’esprit que Wronsky eût pour Anna un autre intérêt que celui de jouer au croquet. — Il écrit qu’il ne peut pas venir. »

Anna ne doutait pas que Betsy sût à quoi s’en tenir, mais, en l’entendant, la conviction lui vint momentanément qu’elle ignorait tout.

« Ah ! » fit-elle simplement, comme si ce détail lui importait peu. « Comment, continua-t-elle en souriant, votre société peut-elle compromettre quelqu’un ? »

Cette façon de cacher un secret en jouant avec les mots avait pour Anna, comme pour toutes les femmes, un certain charme. Ce n’était pas tant le besoin de dissimuler, ni le but de la dissimulation, que le procédé en lui-même qui la séduisait.

« Je ne saurais être plus catholique que le pape ; Strémof et Lise Merkalof,… mais c’est le dessus du panier de la société ! D’ailleurs ne sont-ils pas reçus partout ? Quant à moi, — elle appuya sur le mot moi, — je n’ai jamais été ni sévère ni intolérante. Je n’en ai pas le temps.

— Non, mais peut-être n’avez-vous pas envie de rencontrer Strémof ? Laissez-le donc se prendre aux cheveux avec Alexis Alexandrovitch dans leurs commissions cela ne nous regarde pas ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il n’y a pas d’homme plus aimable dans le monde, ni de joueur plus passionné au croquet ; vous verrez cela, et vous verrez avec quel esprit il se tire de sa situation comique de vieil amoureux de Lise. C’est vraiment un charmant homme. Vous ne connaissez pas Sapho Stoltz ? C’est le dernier mot du bon ton, un bon ton tout battant neuf. »

Betsy, tout en bavardant, regardait Anna d’un air qui fit comprendre à celle-ci que son interlocutrice se doutait de son embarras et cherchait un moyen de l’en faire sortir.

« En attendant, il faut répondre à Alexis ». Et Betsy s’assit devant un bureau, et écrivit un mot qu’elle mit sous enveloppe, « Je lui écris de venir dîner, il me manque un cavalier pour une de mes dames ; voyez donc si je suis assez impérative ? Pardon de vous quitter un instant, j’ai un ordre à donner ; cachetez et envoyez », lui dit-elle de la porte.

Sans hésiter un moment, Anna prit la place de Betsy au bureau, et ajouta ces lignes au billet : « J’ai absolument besoin de vous parler ; venez au jardin Wrede, j’y serai à six heures. » Elle ferma la lettre, que Betsy expédia en rentrant.

Les deux femmes eurent effectivement un cosy chat en prenant le thé ; elles causèrent, en les jugeant, de celles qu’on attendait, et d’abord de Lise Merkalof.

« Elle est charmante et m’a toujours été sympathique, dit Anna.

— Vous lui devez bien cela : elle vous adore. Hier soir, après les courses, elle s’est approchée de moi, et a été désolée de ne plus vous trouver. Elle prétend que vous êtes une véritable héroïne de roman, et qu’elle ferait mille folies pour vous, si elle était homme. Strémof lui a dit qu’elle n’avait pas besoin d’être homme pour faire des folies.

— Mais expliquez-moi une chose que je n’ai jamais comprise, — dit Anna après un moment de silence, et d’un ton qui prouvait clairement qu’elle ne faisait pas simplement une question oiseuse : — Quels rapports y a-t-il entre elle et le prince Kalougof, celui qu’on appelle Michka ? Je les ai rarement rencontrés ensemble. Qu’y a-t-il entre eux ? »

Betsy sourit des yeux et regarda Anna attentivement.

« C’est un genre nouveau, répondit-elle. Toutes ces dames l’ont adopté en jetant leurs bonnets par-dessus les moulins : il y a manière de le jeter cependant.

— Oui, mais quels rapports y a-t-il entre elle et Kalougof ? »

Betsy, ce qui lui arrivait rarement, partit d’un irrésistible accès de fou rire.

« Mais vous marchez sur les traces de la princesse Miagkaïa : c’est une question d’enfant, dit Betsy en riant aux larmes de ce rire contagieux propre aux personnes qui rient rarement. Il faut le leur demander.

— Vous riez, dit Anna gagnée par sa gaieté, mais je n’y ai réellement jamais rien compris. Quel est le rôle du mari ?

— Le mari ? mais le mari de Lise Merkalof porte son plaid et se tient à son service. Quant au fond de la question, personne ne tient à le connaître. Vous savez qu’il y a des articles de toilette dont on ne parle jamais dans la bonne société, dont on tient même à ignorer l’existence ; il en est de même pour ces questions-là.

— Irez-vous à la fête des Rolandaki ? dit Anna pour changer de conversation.

— Je ne pense pas, — répondit Betsy, et, sans regarder son amie, elle versa avec soin le thé parfumé dans de petites tasses transparentes, puis elle prit une cigarette et se mit à fumer.

— La meilleure des situations est la mienne, dit-elle en cessant de rire ; je vous comprends, vous, et je comprends Lise. Lise est une de ces natures naïves, inconscientes comme celles des enfants, ignorant le bien et le mal ; au moins était-elle ainsi dans sa jeunesse, et, depuis qu’elle a reconnu que cette naïveté lui seyait, elle fait exprès de ne pas comprendre. Cela lui va tout de même. On peut considérer les mêmes choses de façons très différentes ; les uns prennent les événements de la vie au tragique, et s’en font un tourment ; les autres les prennent tout simplement, et même gaiement… Peut-être avez-vous des façons de voir trop tragiques ?

— Que je voudrais connaître les autres autant que je me connais moi-même, dit Anna d’un air pensif et sérieux. Suis-je meilleure, suis-je pire que les autres ? Je crois que je dois être pire !

— Vous êtes une enfant, une terrible enfant, dit Betsy… Mais les voilà. »