Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie III/Chapitre 20

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Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 499-503).


CHAPITRE XX


Wronsky s’était fait un code de lois pour son usage particulier.

Ce code s’appliquait à un cercle de devoirs peu étendus, mais strictement déterminés ; n’ayant guère eu à sortir de ce cercle, Wronsky ne s’était jamais trouvé pris au dépourvu, ni hésitant sur ce qu’il convenait de faire ou d’éviter. Ce code lui prescrivait, par exemple, de payer une dette de jeu à un escroc, mais ne déclarait pas indispensable de solder la note de son tailleur ; il défendait le mensonge, excepté envers une femme ; il interdisait de tromper, sauf un mari ; admettait l’offense, mais non le pardon des injures.

Ces principes pouvaient manquer de raison et de logique, mais, comme Wronsky ne les discutait pas, il s’était toujours attribué le droit de porter haut la tête, du moment qu’il les observait. Depuis sa liaison avec Anna, il apercevait cependant certaines lacunes à son code ; les conditions de sa vie ayant changé, il n’y trouvait plus réponse à tous ses doutes, et se prenait à hésiter en songeant à l’avenir.

Jusqu’ici ses rapports avec Anna et son mari étaient rentrés dans le cadre des principes connus et admis : Anna était une femme honnête qui, lui ayant donné son amour, avait tous les droits imaginables à son respect, plus même que si elle eût été sa femme légitime ; il se serait fait couper la main plutôt que de se permettre un mot, une allusion blessante, rien qui pût sembler contraire à l’estime et à la considération sur lesquelles une femme doit compter.

Ses rapports avec la société étaient également clairs ; chacun pouvait soupçonner sa liaison, personne ne devait oser en parler ; il était prêt à faire taire les indiscrets, et à les obliger de respecter l’honneur de celle qu’il avait déshonorée.

Ses rapports avec le mari étaient plus clairs encore ; du moment où il avait aimé Anna, ses droits sur elle lui semblaient imprescriptibles. Le mari était un personnage inutile, gênant, position certainement désagréable pour lui, mais à laquelle personne ne pouvait rien. Le seul droit qui lui restât était de réclamer une satisfaction par les armes, ce à quoi Wronsky était tout disposé.

Cependant les derniers jours avaient amené des incidents nouveaux, et Wronsky n’était pas prêt à les juger. La veille, Anna lui avait annoncé qu’elle était enceinte ; il sentait qu’elle attendait de lui une résolution quelconque ; or les principes qui dirigeaient sa vie ne déterminaient pas ce que devait être cette résolution ; au premier moment, son cœur l’avait poussé à exiger qu’elle quittât son mari ; maintenant il se demandait, après y avoir réfléchi, si cette rupture était désirable, et ses réflexions le jetaient dans la perplexité.

« Lui faire quitter son mari » c’est unir sa vie à la mienne : y suis-je préparé ? Puis-je l’enlever, manquant d’argent comme je le fais ? Admettons que je m’en procure : puis-je l’emmener tant que je suis au service ? Au point où nous en sommes, je dois me tenir prêt à donner ma démission et à trouver de l’argent. »

L’idée de quitter le service l’amenait à envisager un côté secret de sa vie qu’il était seul à connaître.

L’ambition avait été le rêve de son enfance et de sa jeunesse, rêve capable de balancer dans son cœur l’amour que lui inspirait Anna, quoiqu’il n’en convînt pas avec lui-même. Ses premiers pas dans la carrière militaire avaient été aussi heureux que ses débuts dans le monde ; mais depuis deux ans il subissait les conséquences d’une insigne maladresse.

Au lieu d’accepter un avancement qui lui fut proposé, il refusa, comptant sur ce refus pour se grandir et prouver son indépendance ; il avait trop présumé du prix qu’on attachait à ses services, et depuis lors on ne s’était plus occupé de lui. Bon gré mal gré, il se voyait réduit à ce rôle d’homme indépendant, qui, ne demandant rien, ne peut trouver mauvais qu’on le laisse s’amuser en paix ; en réalité, il ne s’amusait plus. Son indépendance lui pesait, et il commençait à craindre qu’on ne le tînt définitivement pour un brave et honnête garçon, uniquement destiné à s’occuper de ses plaisirs.

Sa liaison avec Anna avait un moment calmé le ver rongeur de l’ambition déçue, en attirant sur lui l’attention générale, comme sur le héros d’un roman ; mais le retour d’un ami d’enfance, le général Serpouhowskoï, venait de réveiller ses anciens sentiments.

Le général avait été son camarade de classe, son rival d’études et d’exercices du corps, le compagnon de ses folies de jeunesse ; il revenait couvert de gloire de l’Asie centrale, et, à peine rentré à Pétersbourg, on attendait sa nomination à un poste important ; on le considérait comme un astre levant de premier ordre. Auprès de lui, Wronsky, libre, brillant, aimé d’une femme charmante, n’en faisait pas moins triste figure, comme simple capitaine de cavalerie auquel on permettait de rester indépendant tout à son aise.

« Certainement, se disait-il, je ne porte pas envie à Serpouhowskoï, mais son avancement prouve qu’il suffit à un homme comme moi d’attendre son heure, pour faire rapidement carrière. Il y a de cela trois ans à peine, il était au même point que moi ; si je quittais le service, je brûlerais mes vaisseaux ; en y restant, je ne perds rien ; ne m’a-t-elle pas dit elle-même qu’elle ne voulait pas changer sa situation ? Et puis-je, possédant son amour, envier Serpouhowskoï ? »

Il frisa lentement le bout de sa moustache, se leva et se mit à marcher dans la chambre. Ses yeux brillaient, et il éprouvait le calme d’esprit qui succédait toujours chez lui au règlement de ses affaires ; cette fois encore, tout était remis en bon ordre. Il se rasa, prit son bain froid, s’habilla, et s’apprêta à sortir.