Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie III/Chapitre 24

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Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 524-526).


XXIV


Jamais, malgré l’abondance de la récolte, Levine n’éprouva autant de déboires que cette année et ne constata plus clairement ses mauvais rapports avec les paysans. Lui-même n’envisageait plus ses affaires au même point de vue, et n’y prenait plus le même intérêt. De toutes les améliorations introduites par lui avec tant de peine, il ne résultait qu’une lutte incessante, dans laquelle lui, le maître, défendait son bien, tandis que les ouvriers défendaient leur travail. Combien de fois n’eut-il pas à le remarquer cet été ? Tantôt c’était le trèfle réservé pour les semences qu’on lui fauchait comme fourrage prétextant un ordre de l’intendant, mais uniquement parce que ce trèfle semblait plus facile à faucher ; le lendemain, c’était une nouvelle machine à faner qu’on brisait, parce que celui qui la conduisait trouvait ennuyeux de sentir une paire d’ailes battre au-dessus de sa tête. Puis c’étaient les charrues perfectionnées qu’on ne se décidait pas à employer, les chevaux qu’on laissait paître un champ de froment, parce qu’au lieu de les veiller la nuit on dormait autour du feu allumé dans la prairie ; enfin trois belles génisses, oubliées sur le regain de trèfle, moururent et jamais il ne fut possible de convaincre le berger que le trèfle en était cause. On consola le maître en lui racontant que douze vaches avaient péri en trois jours chez le voisin.

Levine n’attribuait pas ces ennuis à des rancunes personnelles de la part des paysans ; il constatait seulement avec chagrin que ses intérêts resteraient forcément opposés à ceux des travailleurs.

Depuis longtemps il sentait sa barque sombrer, sans qu’il s’expliquât comment l’eau y pénétrait ; il avait cherché à se faire illusion, mais maintenant le découragement l’envahissait ; la campagne lui devenait antipathique, il n’avait plus goût à rien.

La présence de Kitty dans le voisinage aggravait ce malaise moral ; il aurait voulu la voir, et ne pouvait se résoudre à aller chez sa sœur. Quoiqu’il eût senti en la revoyant sur la grand’route qu’il l’aimait toujours, le refus de la jeune fille mettait entre eux une barrière infranchissable. « Je ne saurais lui pardonner de m’accepter parce qu’elle n’a pas réussi à en épouser un autre », se disait-il, et cette pensée la lui rendait presque odieuse. « Ah ! si Daria Alexandrovna ne m’avait pas parlé…, j’aurais pu la rencontrer par hasard, et tout se serait peut-être arrangé, mais désormais c’est impossible,… impossible ! »

Dolly lui écrivit un jour pour lui demander une selle de dame pour Kitty, l’invitant à l’apporter lui-même. Ce fut le coup de grâce ; comment une femme de sentiments délicats pouvait-elle ainsi abaisser sa sœur ?

Il déchira successivement dix réponses.

Il ne pouvait venir et ne pouvait pas davantage se retrancher derrière des empêchements invraisemblables, ou, qui pis est, prétexter un départ. Il envoya donc la selle sans un mot de réponse, et le lendemain, sentant qu’il avait commis une grossièreté, il partit pour faire une visite lointaine, laissant son intendant chargé des affaires qui lui étaient devenues si pesantes. Swiagesky, un de ses amis, lui avait récemment rappelé sa promesse de venir chasser la bécasse ; jusqu’ici, au milieu des occupations qui le retenaient, cette chasse, qui le tentait beaucoup, n’avait pu lui faire entreprendre ce petit voyage. Maintenant il fut content de s’éloigner de la maison, du voisinage des Cherbatzky, et d’aller chasser, remède auquel il avait recours dans ses jours de tristesse.