Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie IV/Chapitre 8

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Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 35-39).


CHAPITRE VIII


Alexis Alexandrovitch, en rentrant de la messe, passa toute la matinée chez lui. Il avait deux affaires à terminer ce jour-là : d’abord à recevoir une députation d’étrangers, puis une lettre à écrire à son avocat, comme il le lui avait promis.

Il discuta longuement avec les membres de la députation, les entendit exposer leurs réclamations et leurs besoins, leur traça un programme dont ils ne devaient à aucun prix se départir dans leurs démarches auprès du gouvernement, et finalement les adressa à la comtesse Lydie, qui devait les guider à Pétersbourg : la comtesse avait la spécialité des députations, et s’entendait mieux que personne à les piloter. Quand il eut congédié son monde, Alexis Alexandrovitch écrivit à son avocat, lui donna ses pleins pouvoirs, et lui envoya trois billets de Wronsky et un d’Anna, trouvés dans le portefeuille.

Au moment de cacheter sa lettre, il entendit la voix sonore de Stépane Arcadiévitch demandant au domestique si son beau-frère recevait, et insistant pour être annoncé.

« Tant pis, pensa Alexis Alexandrovitch, ou plutôt tant mieux, je lui dirai ce qui en est, et il comprendra que je ne puis dîner chez lui.

— Fais entrer, cria-t-il en rassemblant ses papiers et les serrant dans un buvard.

— Tu vois bien que tu mens, – dit la voix de Stépane Arcadiévitch au domestique, et, ôtant son paletot tout en marchant, il entra chez Alexis Alexandrovitch.

— Je suis enchanté de te trouver, commença-t-il gaiement, j’espère…

— Il m’est impossible d’y aller », répondit sèchement Alexis Alexandrovitch, recevant son beau-frère debout, sans l’engager à s’asseoir, résolu à adopter avec le frère de sa femme les relations froides qui lui semblaient seules convenables depuis qu’il était décidé au divorce. C’était oublier l’irrésistible bonté de cœur de Stépane Arcadiévitch. Il ouvrit tout grands ses beaux yeux brillants et clairs.

« Pourquoi ne peux-tu pas venir ? Tu ne veux pas le dire ? demanda-t-il en français avec quelque hésitation. Mais c’est chose promise, nous comptons sur toi !

— C’est impossible, parce que nos rapports de famille doivent être rompus.

— Comment cela ? Pourquoi ? dit Oblonsky avec un sourire.

— Parce que je songe à divorcer d’avec ma femme, votre sœur. Je dois… »

La phrase n’était pas achevée que Stépane Arcadiévitch, contrairement à ce qu’attendait son beau-frère, s’affaissait en poussant un grand soupir dans un fauteuil.

« Alexis Alexandrovitch, ce n’est pas possible, s’écria-t-il avec douleur.

— C’est cependant vrai.

— Pardonne-moi, je n’y puis croire. »

Alexis Alexandrovitch s’assit ; il sentait que ses paroles n’avaient pas produit le résultat voulu, et qu’une explication, même catégorique, ne changerait rien à ses rapports avec Oblonsky.

« C’est une cruelle nécessité, mais je suis forcé de demander le divorce, reprit-il.

— Que veux-tu que je te dise ! te connaissant pour un homme de bien, et Anna pour une femme d’élite, – excuse-moi de ne pouvoir changer mon opinion sur elle, – je ne puis croire à tout cela : il y a là quelque malentendu.

— Oh ! si ce n’était qu’un malentendu !

— Permets, je comprends, mais je t’en supplie, ne te hâte pas.

— Je n’ai rien fait avec précipitation, dit froidement Alexis Alexandrovitch ; mais dans une question semblable on ne peut prendre conseil de personne : je suis décidé.

— C’est affreux ! soupira Stépane Arcadiévitch ; je t’en conjure : si, comme je le comprends, l’affaire n’est pas encore entamée, ne fais rien avant d’avoir causé avec ma femme. Elle aime Anna comme une sœur, elle t’aime, et c’est une femme de sens. Par amitié pour moi, cause avec elle. »

Alexis Alexandrovitch se tut et réfléchit ; Stépane Arcadiévitch respecta son silence ; il le regardait avec sympathie.

« Pourquoi ne pas venir dîner avec nous, au moins aujourd’hui ? Ma femme t’attend. Viens lui parler ; c’est, je t’assure, une femme supérieure. Parle-lui, je t’en conjure.

— Si vous le désirez à ce point, j’irai, » dit en soupirant Alexis Alexandrovitch.

Et pour changer de conversation il demanda à Stépane Arcadiévitch ce qu’il pensait de son nouveau chef, un homme encore jeune, dont l’avancement rapide avait étonné. Alexis Alexandrovitch ne l’avait jamais aimé, et il ne pouvait se défendre d’un sentiment d’envie, naturel chez un fonctionnaire sous le coup d’un insuccès.

« C’est un homme qui paraît être fort au courant des affaires et très actif.

— Actif, c’est possible, mais à quoi emploie-t-il son activité ? est-ce à faire du bien ou à détruire ce que d’autres ont fait avant lui ? Le fléau de notre gouvernement, c’est cette bureaucratie paperassière dont Anitchkine est un digne représentant.

— En tout cas, il est très bon enfant, répondit Stépane Arcadiévitch. Je sors de chez lui, nous avons déjeuné ensemble, et je lui ai appris à faire une boisson, tu sais, avec du vin et des oranges. »

Stépane Arcadiévitch consulta sa montre.

« Hé bon Dieu, il est quatre heures passées ! et j’ai encore une visite à faire ! C’est convenu, tu viens dîner, n’est-ce pas ? tu nous ferais, à ma femme et à moi, un vrai chagrin en refusant. »

Alexis Alexandrovitch reconduisit son beau-frère tout autrement qu’il ne l’avait accueilli.

« Puisque j’ai promis, j’irai, répondit-il mélancoliquement.

— Merci, et j’espère que tu ne le regretteras pas. »

Et, tout en remettant son paletot, Oblonsky secoua le domestique par la tête et sortit.