Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie V/Chapitre 30

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Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 260-264).


CHAPITRE XXX


Wassili Loukitch, pendant ce temps, était fort embarrassé ; il venait d’apprendre que la dame dont la visite lui avait paru extraordinaire était la mère de Serge, cette femme qui avait abandonné son mari et qu’il ne connaissait pas, puisqu’il n’était entré dans la maison qu’après son départ. Devait-il prévenir Alexis Alexandrovitch ? Réflexion faite, il résolut de remplir strictement son devoir en allant lever Serge à l’heure habituelle, sans s’inquiéter de la présence d’une personne tierce, fût-elle la mère. Mais la vue des caresses de la mère et de l’enfant, le son de leurs voix et de leurs paroles, lui firent changer d’avis. Il hocha la tête, soupira et referma doucement la porte. « J’attendrai encore dix minutes », se dit-il, toussant légèrement en s’essuyant les yeux.

Une vive émotion régnait parmi les domestiques ; ils savaient tous que Kapitonitch avait laissé entrer leur maîtresse, et qu’elle se trouvait dans la chambre de l’enfant ; ils savaient aussi que leur maître entrait d’habitude chaque matin chez Serge à neuf heures ; chacun d’eux sentait que les époux ne devaient pas se rencontrer, qu’il fallait les en empêcher.

Korneï, le valet de chambre, descendit chez le suisse pour demander pourquoi on avait introduit Anna, et, apprenant que Kapitonitch lui-même l’avait escortée jusqu’en haut, il lui adressa une verte réprimande. Le suisse garda un silence obstiné, mais, lorsque le valet de chambre déclara qu’il méritait d’être chassé, le vieillard sauta en l’air, et, s’approchant de Korneï avec un geste énergique :

« Oui-da, tu ne l’aurais pas laissée entrer, toi ! dit-il. Après avoir servi dix ans et n’avoir entendu que de bonnes paroles, tu lui aurais dit maintenant : ayez la bonté de sortir ! Tu comprends la politique, toi, en fine mouche. Ce que tu n’oublieras pas, par exemple, c’est de voler monsieur et de traîner ses pelisses !

— Soldat ! répondit Korneï avec mépris, et il se tourna vers la bonne, qui entrait en ce moment. Soyez juge, Marie Efimovna : il a laissé entrer Madame, sans rien dire à personne, et tout à l’heure Alexis Alexandrovitch, quand il sera levé, ira dans la chambre des enfants.

— Quelle affaire, quelle affaire ! dit la bonne. Mais Korneï Wassilitch, trouvez donc un moyen de retenir Monsieur pendant que je courrai la prévenir et la faire sortir. Quelle affaire ! »

Quand la bonne entra chez l’enfant, Serge racontait à sa mère comment Nadinka et lui étaient tombés en glissant d’une montagne de glace, et avaient fait trois culbutes. Anna écoutait le son de la voix, regardait le visage, le jeu de la physionomie de son fils, palpait ses petits bras, mais ne comprenait rien de ce qu’il disait. Il faudrait le quitter, s’en aller, elle ne comprenait, ne sentait que cela. Elle avait entendu les pas de Wassili Loukitch et sa petite toux discrète, et maintenant elle entendait approcher la bonne, mais, incapable de bouger et de parler, elle restait immobile comme une statue.

« Madame, ma colombe ! murmura la vieille femme s’approchant d’Anna et lui baisant les épaules et les mains. Voilà une joie envoyée de Dieu à celui que nous fêtons aujourd’hui ! Vous n’êtes pas changée du tout.

— Ah ! Niania, ma chère, je ne vous savais pas dans la maison, dit Anna, revenant à elle pour un moment.

— Je ne demeure plus ici, je vis chez ma fille, mais je suis venue ce matin féliciter Serge, Anna Arcadievna, ma colombe ! »

La vieille femme se prit à pleurer et à baiser de nouveau la main de son ancienne maîtresse.

Serge, les yeux brillants de joie, tenait d’une main sa mère et de l’autre sa bonne, en trépignant de ses petits pieds nus sur le tapis. La tendresse de sa chère bonne pour sa mère le ravissait.

« Maman, elle vient souvent me voir, et quand elle vient… » Mais il s’arrêta en voyant la bonne chuchoter quelque chose à sa mère, et le visage de celle-ci exprimer la frayeur et comme de la honte.

Anna s’approcha de son fils.

« Mon chéri ! » lui dit-elle.

Jamais elle ne put prononcer le mot adieu, mais, à l’expression de son visage, l’enfant comprit.

« Mon cher, cher petit Koutia ! murmura-t-elle, employant un surnom qu’elle lui donnait lorsqu’il était tout petit. Tu ne m’oublieras pas ; ta mè… » elle ne put achever.

Combien de choses elle regretta ensuite de n’avoir pas su lui dire, et dans ce moment elle était incapable de rien trouver, rien exprimer ! Mais Serge comprit tout ; il sentit que sa mère l’aimait et qu’elle était malheureuse : il comprit même ce que la bonne lui avait chuchoté, il avait entendu les mots : « Toujours vers neuf heures », il savait qu’il s’agissait de son père et qu’il ne devait pas rencontrer sa mère. Mais ce qu’il ne comprit pas, c’était pourquoi la frayeur et la honte se peignaient sur le visage de celle-ci.

Elle n’était pas coupable, et semblait craindre et rougir : de quoi ? Il aurait voulu faire une question, mais il n’osa pas interroger, car il voyait sa mère souffrir et elle lui faisait trop de peine ! Il se serra contre elle en murmurant :

« Ne t’en va pas encore. Il ne viendra pas de sitôt. »

Sa mère s’éloigna d’elle un instant pour le regarder et tâcher de comprendre s’il pensait bien ce qu’il disait ; à l’air effrayé de l’enfant, elle sentit qu’il parlait bien réellement de son père.

« Serge, mon ami, dit-elle, aime-le : il est meilleur que moi, et je suis coupable envers lui. Quand tu seras grand, tu jugeras.

— Personne n’est meilleur que toi, s’écria l’enfant avec des sanglots désespérés, et, s’accrochant aux épaules de sa mère, il la serra de toute la force de ses petits bras tremblants.

— Ma petite âme, mon chéri ! » balbutia Anna, et elle fondit en larmes comme un enfant.

En ce moment la porte s’ouvrit, et Wassili Loukitch entra ; on entendait déjà d’autres pas, et la bonne effrayée tendit à Anna son chapeau en lui disant tout bas : « Il vient ». Serge se laissa tomber sur son lit en sanglotant et se couvrant le visage de ses mains ; Anna les lui retira pour baiser encore ses joues baignées de larmes, et sortit d’un pas précipité. Alexis Alexandrovitch venait à sa rencontre ; il s’arrêta en la voyant et courba la tête.

Quoiqu’elle eût affirmé, une minute auparavant, qu’il était meilleur qu’elle, le regard rapide qu’elle jeta sur toute la personne de son mari ne réveilla en elle qu’un sentiment de haine, de mépris et de jalousie par rapport à son fils. Elle baissa rapidement son voile et sortit presque en courant.

Dans sa hâte, elle avait laissé dans la voiture les joujoux choisis la veille avec tant de tristesse et d’amour, et les rapporta à l’hôtel.