Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie V/Chapitre 7

La bibliothèque libre.
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 153-159).


CHAPITRE VII


Wronsky et Anna voyageaient ensemble en Europe depuis trois mois ; ils avaient visité Venise, Rome, Naples, et venaient d’arriver dans une petite ville italienne où ils comptaient séjourner quelque temps.

Un imposant maître d’hôtel, aux cheveux bien pommadés et séparés par une raie qui partait du cou, en habit noir, large plastron de batiste, et breloques se balançant sur un ventre rondelet, répondait dédaigneusement, les mains dans ses poches, aux questions que lui adressait un monsieur.

Des pas sur l’escalier de l’autre côté du perron firent retourner le brillant majordome, et lorsqu’il aperçut le comte russe, locataire du plus bel appartement de l’hôtel, il retira respectueusement ses mains de ses poches, et prévint le comte, en saluant, que le courrier était venu annoncer que l’intendant du palais, pour lequel on était en négociations, consentait à signer le bail.

« Très bien, dit Wronsky. Madame est-elle à la maison ?

— Madame était sortie, mais elle vient de rentrer », répondit le maître d’hôtel.

Wronsky ôta son chapeau mou à larges bords, essuya de son mouchoir son front et ses cheveux rejetés en arrière qui dissimulaient sa calvitie, puis voulut passer, tout en jetant un regard distrait sur le monsieur arrêté à le contempler.

« Monsieur est russe et vous a demandé », dit le maître d’hôtel.

Wronsky se retourna encore une fois, ennuyé à l’idée de ne pouvoir éviter les rencontres, et content cependant de trouver une distraction quelconque : ses yeux et ceux de l’étranger s’illuminèrent :

« Golinitchef !

— Wronsky ! »

C’était effectivement Golinitchef, un camarade de Wronsky au corps des pages : il y appartenait au parti libéral et en était sorti avec un grade civil sans aucune intention d’entrer au service. Depuis leur sortie du corps ils ne s’étaient rencontrés qu’une seule fois.

Wronsky, lors de cette unique rencontre, avait cru comprendre que son ancien camarade méprisait, du haut de ses opinions extra-libérales, la carrière militaire ; il l’avait, en conséquence, traité froidement et avec hauteur, ce qui avait laissé Golinitchef indifférent, mais ne leur avait pas donné le désir de se revoir. Et cependant ce fut avec un cri de joie qu’ils se reconnurent. Peut-être Wronsky ne se douta-t-il pas que la cause du plaisir qu’il avait à retrouver Golinitchef était le profond ennui qu’il éprouvait ; mais, oubliant le passé, il lui tendit la main, et l’expression un peu inquiète de la physionomie de Golinitchef fit place à une satisfaction manifeste.

« Enchanté de te rencontrer ! dit Wronsky avec un sourire amical qui découvrit ses belles dents.

— On m’a dit ton nom, je ne savais pas si c’était toi ; très, très heureux…

— Mais entre donc. Que fais-tu ici ?

— J’y suis depuis plus d’un an. Je travaille.

— Vraiment ? dit Wronsky avec intérêt. Entrons donc. »

Et selon l’habitude propre aux Russes de parler français quand ils ne veulent pas être compris de leurs domestiques, il dit en français :

« Tu connais Mme Karénine ? nous voyageons ensemble, j’allais chez elle ». Et tout en parlant il examinait la physionomie de Golinitchef.

— Ah ! Je ne savais pas (il le savait parfaitement), répondit celui-ci avec indifférence.

— Y a-t-il longtemps que tu es ici ?

— Depuis trois jours », répondit Wronsky, continuant à observer son camarade.

« C’est un homme bien élevé, qui voit les choses dans leur véritable jour ; on peut le présenter à Anna », se dit-il, interprétant favorablement la façon dont Golinitchef venait de détourner la conversation.

Depuis qu’il voyageait avec Anna, Wronsky, à chaque rencontre nouvelle, avait éprouvé le même sentiment d’hésitation ; généralement les hommes avaient compris la situation « comme elle devait être comprise ». Il eût été embarrassé de dire ce qu’il entendait par là. Au fond, ces personnes ne cherchaient pas à comprendre, et se contentaient d’une tenue discrète, exempte d’allusions et de questions, comme font les gens bien élevés en présence d’une situation délicate et compliquée.

Golinitchef était certainement de ceux-là, et lorsque Wronsky l’eût présenté à Anna, il fut doublement content de l’avoir rencontré, son attitude étant correcte autant qu’on pouvait le désirer, et ne lui coûtant visiblement aucun effort.

Golinitchef ne connaissait pas Anna, dont la beauté et la simplicité le frappèrent. Elle rougit en voyant entrer les deux hommes, et cette rougeur enfantine plut infiniment au nouveau venu. Il fut charmé de la façon naturelle dont elle abordait sa situation, appelant Wronsky par son petit nom, et disant qu’ils allaient s’installer dans une maison qu’on décorait du nom de palazzo, de l’air d’une personne qui veut éviter tout malentendu devant un étranger.

Golinitchef, qui connaissait Alexis Alexandrovitch, ne put s’empêcher de donner raison à cette femme jeune, vivante et pleine d’énergie ; il admit, ce qu’Anna ne comprenait guère elle-même, qu’elle pût être heureuse et gaie tout en ayant abandonné son mari et son fils, et perdu sa bonne renommée.

« Ce palazzo est dans le guide, dit Golinitchef. Vous y verrez un superbe Tintoret de sa dernière manière.

— Faisons une chose : le temps est superbe, retournons le voir, dit Wronsky, s’adressant à Anna.

— Très volontiers, je vais mettre mon chapeau. Vous dites qu’il fait chaud ? » dit-elle sur le pas de la porte, se retournant vers Wronsky et rougissant encore.

Wronsky comprit qu’Anna, ne sachant pas au juste qui était Golinitchef, se demandait si elle avait eu avec lui le ton qu’il fallait.

Il la regarda, longuement, tendrement, et répondit :

« Non, trop chaud. »

Anna devina qu’il était satisfait d’elle, et lui répondant par un sourire, sortit de son pas vif et gracieux.

Les amis se regardèrent avec un certain embarras, Golinitchef comme un homme qui voudrait exprimer son admiration sans oser le faire, Wronsky comme quelqu’un qui désire un compliment et le redoute.

« Ainsi, tu t’es fixé ici ? dit Wronsky pour entamer une conversation quelconque. Tu t’occupes toujours des mêmes études ?

— Oui, j’écris la seconde partie des Deux origines, répondit Golinitchef tout épanoui à cette question, ou pour être plus exact, je prépare et j’assemble mes matériaux. Ce sera beaucoup plus vaste que la première partie. On ne veut pas comprendre chez nous, en Russie, que nous sommes les successeurs de Byzance… » Et il commença une longue dissertation.

Wronsky fut confus de ne rien savoir de cet ouvrage dont l’auteur parlait comme d’un livre connu, puis, à mesure que Golinitchef développait ses idées, il y prit intérêt, quoiqu’il remarquât avec peine l’agitation nerveuse qui s’emparait de son ami ; ses yeux s’animaient en réfutant les arguments de ses adversaires, et sa figure prenait une expression irritée et tourmentée.

Wronsky se rappela Golinitchef au corps des pages : c’était alors un garçon de petite taille, maigre, vif, bon enfant, plein de sentiments élevés, et toujours le premier de sa classe. Pourquoi était-il devenu si irritable ? Pourquoi surtout, lui un homme du meilleur monde, se mettait-il sur la même ligne que des écrivailleurs de profession qui le poussaient à bout ? En valaient-ils la peine ? Wronsky se prenait presque de compassion pour lui.

Golinitchef, plein de son sujet, ne remarqua même pas l’entrée d’Anna. Celle-ci, en toilette de promenade, une ombrelle à la main, s’arrêta près des causeurs, et Wronsky fut heureux de s’arracher au regard fixe et fébrile de son interlocuteur, pour porter avec amour les yeux sur l’élégante taille de son amie.

Golinitchef eut quelque peine à reprendre possession de lui-même. Mais Anna sut vite le distraire par sa conversation aimable et enjouée. Elle le mit peu à peu sur le chapitre de la peinture, dont il parla en connaisseur ; ils arrivèrent ainsi à pied jusqu’au palais, et le visitèrent.

« Une chose m’enchante particulièrement dans notre nouvelle installation, dit Anna en rentrant : c’est que tu auras un bel atelier ; – elle tutoyait Wronsky en russe devant Golinitchef, qu’elle considérait déjà comme devant faire partie de leur intimité dans la solitude où ils vivaient.

— Est-ce que tu t’occupes de peinture ? demanda celui-ci, se tournant avec vivacité vers Wronsky.

— J’en ai beaucoup fait autrefois, et m’y suis un peu remis maintenant, répondit Wronsky en rougissant.

— Il a un véritable talent, s’écria Anna railleuse ; je ne suis pas bon juge, mais je le sais par des connaisseurs sérieux. »