Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie VI/Chapitre 19

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Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 347-351).


CHAPITRE XIX


Dolly, restée seule, examina sa chambre en femme qui connaissait le prix des choses. Jamais elle n’avait vu un luxe comparable à celui dont elle était témoin depuis sa rencontre avec Anna ; tout au plus savait-elle, par la lecture de romans anglais, qu’on vivait ainsi en Angleterre ; mais en Russie, à la campagne, cela n’existait nulle part. Le lit à sommier élastique, la table de toilette en marbre, les bronzes sur la cheminée, les tapis, les rideaux, tout était neuf, et de la dernière élégance.

La femme de chambre pimpante qui vint offrir ses services était mise avec beaucoup plus de recherche que Dolly, qui se sentit confuse de sortir devant elle de son sac ses menus objets de toilette, notamment une camisole de nuit reprisée, choisie par erreur parmi les plus vieilles. Chez elle, ces raccommodages avaient leur mérite, car ils représentaient une petite économie, mais ils l’humilièrent en présence de cette brillante camériste. Heureusement celle-ci fut rappelée par sa maîtresse, et, à la grande satisfaction de Dolly, Annouchka, l’ancienne femme de chambre d’Anna, qui l’avait accompagnée jadis à Moscou, prit sa place. Annouchka, ravie de revoir Daria Alexandrovna, bavarda tant qu’elle put sur le compte de sa chère dame et de la tendresse du comte, malgré les efforts de Dolly pour l’arrêter.

« J’ai été élevée avec Anna Arcadievna, et l’aime plus que tout au monde ; il ne m’appartient pas de la juger, et le comte est un mari… »

L’entrée d’Anna en robe de batiste d’une coûteuse simplicité mit un terme à ces épanchements ; Anna avait repris possession d’elle-même et semblait se retrancher derrière un ton calme et indifférent.

« Comment va ta fille ? lui demanda Dolly.

— Anny ? très bien, veux-tu la voir ? Je te la montrerai. Nous avons eu bien des ennuis avec sa nourrice italienne, une brave femme, mais si bête ! Cependant, comme la petite lui est très attachée, il a fallu la garder.

— Mais qu’avez-vous fait… ? commença Dolly, voulant demander le nom que portait l’enfant ; elle s’arrêta en voyant le visage d’Anna s’assombrir. L’avez-vous sevrée ?

— Ce n’est pas là ce que tu voulais dire, répondit celle-ci, comprenant la réticence de sa belle-sœur, tu pensais au nom de l’enfant, n’est-ce pas ? Le tourment d’Alexis, c’est qu’elle n’en a pas d’autre que celui de Karénine ; — et elle ferma les yeux à demi, une nouvelle habitude que Dolly ne lui connaissait pas. — Nous reparlerons de tout cela, viens que je te la montre. »

La « nursery », une chambre haute, spacieuse et bien éclairée, était organisée avec le même luxe que le reste de la maison. Les procédés les plus nouveaux pour apprendre aux enfants à ramper et à marcher, les baignoires, balançoires, petites voitures, tout y était neuf, anglais, et visiblement coûteux.

L’enfant en chemise, assise dans un fauteuil et servie par une fille de service russe, qui partageait probablement son repas, mangeait une soupe dont toute sa petite poitrine était mouillée ; ni la bonne ni la nourrice n’étaient présentes ; on entendait dans la pièce voisine le jargon français qui leur permettait de se comprendre.

La bonne anglaise parut dès qu’elle entendit la voix d’Anna et se répandit en excuses, quoiqu’on ne lui adressât aucun reproche. C’était une grande femme à boucles blondes, qu’elle agitait en parlant, d’une physionomie mauvaise, qui déplut à Dolly ; à chaque mot d’Anna, elle répondait : « Yes, mylady ».

Quant à l’enfant, ses cheveux noirs, son air de santé et son amusante façon de ramper firent la conquête de Daria Alexandrovna ; sa robe retroussée par derrière, ses beaux yeux regardant les spectatrices d’un air satisfait, comme pour leur prouver qu’elle était sensible à leur admiration, la petite fille avançait énergiquement à l’aide des pieds et des mains, semblable à un joli animal.

Mais l’atmosphère de la nursery avait quelque chose de déplaisant ; comment Anna pouvait elle garder une bonne d’un extérieur aussi peu « respectable » ? Cela tenait-il à ce qu’aucune personne convenable n’eût consenti à entrer dans une famille irrégulière ? Dolly crut remarquer également qu’Anna était presque une étrangère dans ce milieu ; elle ne put trouver aucun des joujoux de l’enfant, et, chose bizarre, elle ne savait pas même le nombre de ses dents !

« Je me sens inutile ici, dit Anna en sortant, relevant la traîne de sa robe pour ne pas accrocher quelque jouet. Quelle différence avec l’aîné !

— J’aurais cru, au contraire…, commença Dolly timidement.

— Oh non ! tu sais que j’ai revu Serge ? dit-elle regardant fixement devant elle comme si elle eût cherché quelque chose dans le lointain. Mais je suis comme une créature mourant de faim qui se trouverait devant un festin et ne saurait par où commencer. Tu es ce festin pour moi ! avec qui, sinon avec toi, pourrais-je parler à cœur ouvert ? Aussi ne te ferai-je grâce de rien quand nous pourrons causer tranquillement. Il faut que je te fasse l’esquisse de la société que tu trouveras ici. D’abord la princesse Barbe ; je sais ton opinion et celle de Stiva sur son compte, mais elle a du bon, je t’assure, et je lui suis très obligée. Elle m’a été d’un grand secours à Pétersbourg, où un chaperon m’était indispensable ; tu ne t’imagines pas combien ma position offrait de difficultés ! Mais revenons à nos hôtes ; tu connais Swiagesky, le maréchal du district ? il a besoin d’Alexis, qui, avec sa fortune, peut acquérir une grande influence si nous vivons à la campagne ; puis Toushkewitch, que tu as vu chez Betsy, mais qui a reçu son congé ; comme dit Alexis, c’est un homme fort agréable si on le prend pour ce qu’il veut paraître ; la princesse Barbe le trouve très comme il faut. Enfin Weslowsky que tu connais aussi, un bon garçon ; il nous a conté sur les Levine une histoire invraisemblable, ajouta-t-elle en souriant ; il est très gentil et très naïf. Je tiens à toute cette société ; parce que les hommes ont besoin de distraction, et qu’il faut un public à Alexis, afin qu’il ne trouve pas le temps de désirer autre chose. Nous avons aussi l’intendant, un Allemand qui entend son affaire, l’architecte, le docteur, un jeune homme qui n’est pas absolument nihiliste, mais tu sais, un de ces hommes qui mangent avec leur couteau… Une petite cour, enfin. »