Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie VI/Chapitre 24

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Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 367-371).


CHAPITRE XXIV


« Raison de plus pour régulariser la situation, si c’est possible.

— Oui, si c’est possible, répondit Anna sur un ton tout différent, de calme et de douceur.

— On me disait que ton mari y consentait.

— Dolly, ne parlons pas de cela.

— Comme tu veux, répondit celle-ci, frappée de la douleur profonde qui se peignit sur les traits d’Anna ; ne vois-tu pas les choses trop en noir ?

— Nullement, je suis heureuse et contente. Je fais même des passions ; — as-tu remarqué Weslowsky ?

— Le ton de Weslowsky me déplaît fort, à dire vrai.

— Pourquoi ? l’amour-propre d’Alexis en est chatouillé, voilà tout, et pour moi je fais de cet enfant ce que je veux, comme toi avec Grisha ; non, Dolly, je ne vois pas tout en noir, mais je cherche à ne rien voir, tant je trouve tout terrible.

— Tu as tort, tu devrais faire le nécessaire.

— Quoi ? épouser Alexis ? Crois-tu donc réellement que je n’y songe pas ? Mais quand cette pensée s’empare de moi, elle m’affole, et je ne parviens à me calmer qu’avec de la morphine, dit-elle en se levant, puis marchant de long en large en s’arrêtant par moments. Mais d’abord il ne consentira pas au divorce, parce qu’il est sous l’influence de la comtesse Lydie.

— Il faut essayer, dit Dolly avec douceur, suivant Anna des yeux, le cœur plein de sympathie.

— Admettons que j’essaye, que je l’implore comme une coupable, admettons même qu’il consente. » Anna, arrivée près de la fenêtre, s’arrêta pour arranger les rideaux : « Et mon fils ? me le rendra-t-on ? Non, il grandira chez ce père que j’ai quitté, en apprenant à me mépriser ! Conçois-tu que j’aime presque également, certes plus que moi-même, ces deux êtres qui s’excluent l’un l’autre, Serge et Alexis ? » Elle revint au milieu de la chambre en serrant ses mains contre sa poitrine, et se pencha vers Dolly, tremblante d’émotion sous ce regard mouillé de larmes.

« Je n’aime qu’eux au monde et ne puis les réunir ! Le reste m’est égal ! Cela finira d’une façon quelconque, mais je ne puis, je ne veux pas aborder ce sujet. Tu ne saurais imaginer ce que je souffre ! »

Elle s’assit près de Dolly et lui prit la main.

« Ne me méprise pas, je ne le mérite pas ; mais plains-moi, car il n’y a pas de femme plus malheureuse… » Et elle se mit à pleurer.

Quand Anna l’eut quittée, Dolly pria, puis se coucha ; ses pensées se tournèrent involontairement vers la maison, les enfants ; jamais elle n’avait aussi vivement senti combien ce petit monde à elle lui était cher et précieux ! Elle décida que rien ne la retiendrait plus longtemps éloignée, et qu’elle partirait le lendemain.

Anna, dans son cabinet de toilette, prit un verre et y versa quelques gouttes d’une potion contenant principalement de la morphine ; une fois calmée, elle entra tranquillement dans sa chambre à coucher.

Wronsky la regarda attentivement, cherchant sur sa physionomie quelque indice de la conversation qu’elle avait eue avec Dolly ; mais tout ce qu’il y vit fut cette grâce séductrice dont il subissait toujours le charme. Il attendit qu’elle parlât.

« Je suis contente que Dolly te plaise, dit-elle simplement.

— Mais je la connais depuis longtemps, c’est une femme excellente, quoique excessivement terre à terre. Je n’en suis pas moins très content de sa visite. »

Il regarda encore Anna d’un air interrogateur et lui prit la main ; elle lui sourit et ne voulut pas comprendre cette question.

Malgré les instances réitérées de ses hôtes, Dolly fit le lendemain ses préparatifs de départ, et la vieille calèche, avec son attelage dépareillé, s’arrêta sous le péristyle.

Daria Alexandrovna prit froidement congé de la princesse Barbe et des messieurs ; la journée passée en commun ne les avait pas rapprochés. Anna seule était triste ; personne, elle le savait, ne viendrait plus réveiller les sentiments que Dolly avait remués dans son âme, et qui représentaient ce qu’elle avait de meilleur ; bientôt la vie qu’elle menait en étoufferait les derniers vestiges.

Dolly respira librement lorsqu’elle se trouva en pleins champs, et, curieuse de connaître les impressions des domestiques, elle allait les interroger, quand Philippe le cocher se retourna.

« Pour des richards, ce sont des richards, dit-il d’un air moins sombre qu’en partant, mais les chevaux n’ont reçu, en tout et pour tout, que trois mesures d’avoine : de quoi ne pas crever de faim. Nous ne ferions pas cela chez nous.

— C’est un maître avare, confirma le teneur de livres.

— Mais ses chevaux sont beaux ?

— Oui, quant à cela il n’y a rien à dire, et la nourriture aussi est bonne ; mais, je ne sais si cela vous a fait le même effet, Daria Alexandrovna, je me suis ennuyé, — et il tourna son honnête figure vers elle.

— Moi aussi, je me suis ennuyée. Crois-tu que nous arriverons ce soir ?

— Il le faudra bien. »

Dolly ayant retrouvé ses enfants en bonne santé ressentit une meilleure impression de son voyage ; elle décrivit avec animation le luxe et le bon goût de l’installation de Wronsky, la cordialité de la réception qui lui avait été faite, et n’admit aucune observation critique.

« Il faut, pour les comprendre, les voir chez eux, — disait-elle, oubliant volontairement le malaise qu’elle avait ressenti, – et je sais maintenant qu’ils sont bons. »