Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie VII/Chapitre 13

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Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 435-438).


CHAPITRE XIII


Quelques mois auparavant, Levine n’aurait pas cru possible de s’endormir paisiblement après une journée comme celle qu’il venait de passer ; mais on s’habitue à tout, surtout lorsqu’on voit les autres faire de même. Il dormait donc tranquille, sans souci de ses dépenses exagérées, de son temps gaspillé, de ses excès au club, de son absurde rapprochement avec un homme jadis amoureux de Kitty, et de sa visite, plus absurde encore, à une personne qui, après tout, n’était qu’une femme perdue. Le bruit d’une porte qu’on entr’ouvrait le réveilla en sursaut ; Kitty n’était pas auprès de lui, et derrière le paravent qui divisait la chambre, il aperçut de la lumière.

« Qu’y a-t-il Kitty, est-ce toi ?

— Ce n’est rien, répondit celle-ci apparaissant une bougie à la main, et lui souriant d’un air significatif. Je me sens un peu souffrante.

— Quoi ? cela commence ? s’écria-t-il effrayé, cherchant ses vêtements pour s’habiller au plus vite.

— Non, non, ce n’est rien, c’est déjà passé », dit-elle le retenant de ses deux mains ; et s’approchant du lit elle éteignit la bougie et se recoucha. Levine était si fatigué que, malgré la frayeur qu’il avait éprouvée en voyant sa femme apparaître une lumière à la main, il se rendormit aussitôt ; quant aux pensées qui durent agiter cette chère âme, tandis qu’elle restait ainsi couchée auprès de lui, dans l’attente du moment le plus solennel qui pût marquer la vie d’une femme, il n’y réfléchit que plus tard. Vers sept heures, Kitty, partagée entre la crainte de l’éveiller et le désir de lui parler, finit par lui toucher l’épaule.

« Kostia, n’aie pas peur, ce n’est rien, mais je crois qu’il vaut mieux faire chercher Lisaveta Petrovna. » Elle ralluma la bougie, et Levine l’aperçut assise dans son lit, s’efforçant de tricoter.

« Je t’en prie, ne t’effraye pas, je n’ai pas peur du tout », dit-elle voyant l’air terrifié de son mari, et elle lui prit la main pour la presser contre son cœur et ses lèvres.

Levine sauta à bas du lit, enfila sa robe de chambre, et, toujours sans quitter sa femme des yeux, s’accabla des plus amers reproches en se rappelant la scène de la veille. Ce cher visage, ce regard, cette expression charmante qu’il aimait tant, lui apparurent sous un jour nouveau. Jamais cette âme candide et transparente ne s’était ainsi dévoilée à lui, et, désespéré de devoir s’en aller, il ne pouvait s’arracher à la contemplation de ces traits animés d’une joyeuse résolution.

Kitty aussi le regardait ; mais tout à coup ses sourcils se plissèrent, elle attira son mari vers elle, et se serra contre sa poitrine, comme sous l’étreinte d’une vive douleur. Le premier mouvement de Levine en voyant cette souffrance muette fut encore de s’en croire coupable ; le regard plein de tendresse de Kitty le rassura ; loin de l’accuser elle semblait l’aimer davantage et, tout en gémissant, être fière de souffrir ; il sentit qu’elle atteignait à une hauteur de sentiments qu’il ne pouvait comprendre.

« Va, dit-elle un moment après, je ne souffre plus ; amène-moi Lisaveta Petrovna, j’ai déjà envoyé chez maman. » Et à son grand étonnement Levine la vit reprendre son ouvrage après avoir sonné sa femme de chambre. Il la trouva marchant et prenant des dispositions pour l’arrangement de sa chambre lorsqu’il rentra après s’être habillé à la hâte et avoir fait atteler.

« Je vais chez le docteur, j’ai fait prévenir la sage-femme, ne faut-il rien de plus ? Ah oui, Dolly. »

Elle le regardait sans écouter et lui fit un geste de la main.

« Oui, oui, va », fit-elle. Et pendant qu’il traversait le salon il crut entendre une plainte.

« C’est elle qui gémit ! » pensa-t-il, et se prenant la tête à deux mains il se sauva en courant. « Seigneur, ayez pitié de nous, pardonnez-nous, aidez-nous ! » disait-il du fond du cœur ; et, lui, l’incrédule, ne connaissant plus ni scepticisme ni doute, invoqua Celui qui tenait en son pouvoir son âme et son amour.

Le cheval n’était pas attelé ; pour ne pas perdre de temps et occuper ses forces et son attention, il partit à pied donnant l’ordre au cocher de le suivre.

Au coin de la rue il aperçut un petit traîneau d’isvoschik arrivant au trot de son maigre cheval, et amenant Lisaveta Petrovna en manteau de velours, la tête enveloppée d’un châle.

« Dieu merci ! » murmura-t-il, apercevant avec bonheur le visage blond de la sage-femme devenu sérieux et grave. Il courut au-devant de l’isvoschik et l’arrêta.

« Pas plus de deux heures ? dit Lisaveta Petrovna ; alors ne pressez pas trop le docteur et prenez en passant de l’opium à la pharmacie.

— Vous croyez que tout se passera bien ? demanda-t-il. Que Dieu nous aide ! » Et, voyant arriver son cocher, il monta en traîneau et se rendit chez le docteur.