Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie VII/Chapitre 21

La bibliothèque libre.
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 462-468).


CHAPITRE XXI


Après un excellent dîner chez Bortniansky, suivi de quelques verres de cognac, Stépane Arcadiévitch se rendit chez la comtesse Lydie un peu plus tard que l’heure indiquée.

« Y a-t-il du monde chez la comtesse ? demanda-t-il au suisse en remarquant auprès du paletot bien connu de Karénine un bizarre manteau à agrafes.

— Alexis Alexandrovitch Karénine et le comte Bessoubof, répondit gravement le suisse.

— La princesse Miagkaïa avait raison, pensa Oblonsky en montant l’escalier ; c’est une femme à cultiver, que la princesse ; elle a une grande influence, et pourrait peut-être dire un mot à Pomorsky. »

La nuit n’était pas encore venue, mais dans le petit salon de la comtesse Lydie les stores étaient baissés, et elle-même, assise près d’une table éclairée par une lampe, causait à voix basse avec Karénine, tandis qu’un homme pâle et maigre, avec des jambes grêles et une tournure féminine, de longs cheveux retombant sur le collet de sa redingote, et de beaux yeux brillants, se tenait à l’autre bout de la pièce, examinant les portraits suspendus au mur. Oblonsky, après avoir salué la maîtresse de la maison, se retourna involontairement pour examiner ce singulier personnage.

« Monsieur Landau, » dit la comtesse doucement et avec une précaution qui frappa Oblonsky.

Landau s’approcha aussitôt, posa sa main humide dans celle d’Oblonsky, auquel la comtesse le présenta, et reprit son poste près des portraits. Lydie Ivanovna et Karénine échangèrent un regard.

« Je suis très heureuse de vous voir aujourd’hui, dit la comtesse à Oblonsky, en lui désignant un siège. Vous remarquez, ajouta-t-elle à mi-voix, que je vous l’ai présenté sous le nom de Landau, mais vous savez qu’il se nomme comte Bessoubof ? Il n’aime pas ce titre.

— On m’a dit qu’il avait guéri la princesse Bessoubof ?

— Oui ; elle est venue me voir aujourd’hui, dit la comtesse en s’adressant à Karénine, et fait pitié à voir ; cette séparation lui porte un coup affreux !

— Le départ est donc décidé ?

— Oui, il va à Paris, il a entendu une voix, dit Lydie Ivanovna regardant Oblonsky.

— Une voix ! vraiment ! répéta celui-ci, sentant qu’il fallait user d’une grande prudence dans une société où se produisaient d’aussi étranges incidents.

— Je vous connais depuis longtemps, dit la comtesse à Oblonsky après un moment de silence : « Les amis de nos amis sont nos amis » ; mais pour être vraiment amis, il faut se rendre compte de ce qui se passe dans l’âme de ceux qu’on aime, et je crains que vous n’en soyez pas là avec Alexis Alexandrovitch. Vous comprenez ce que je veux dire ? fit-elle en levant ses beaux yeux rêveurs vers Stépane Arcadiévitch.

— Je comprends en partie que la position d’Alexis Alexandrovitch… répondit Oblonsky ne comprenant pas du tout et désireux de rester dans les généralités.

— Oh ! je ne parle pas des changements extérieurs… dit gravement la comtesse, suivant d’un regard tendre Karénine qui s’était levé pour rejoindre Landau ; c’est l’âme qui est changée, et je crains fort que vous n’ayez pas suffisamment réfléchi à la portée de cette transformation.

— Nous avons toujours été amis, et je puis me figurer maintenant en traits généraux… dit Oblonsky, répondant au regard profond de la comtesse par un regard caressant, tout en songeant à celui des deux ministres auprès duquel elle pourrait le plus efficacement le servir.

— Cette transformation ne saurait porter atteinte à son amour pour le prochain, au contraire, elle l’élève, l’épure ; mais je crains que vous ne compreniez pas.

— Pas tout à fait, comtesse ; son malheur…

— Oui, son malheur est devenu la cause de son bonheur, puisque son cœur s’est éveillé à Lui », dit-elle en plongeant ses yeux pensifs dans ceux de son interlocuteur.

« Je crois qu’on pourra la prier de parler à tous les deux », pensa Oblonsky.

« Certainement, comtesse, mais ce sont des questions intimes qu’on n’ose pas aborder.

— Au contraire, nous devons nous entr’aider.

— Sans aucun doute, mais les différences de conviction, et d’ailleurs… dit Oblonsky avec son sourire onctueux.

— Je crois qu’il va s’endormir », dit Alexis Alexandrovitch s’approchant de la comtesse pour lui parler à voix basse.

Stépane Arcadiévitch se retourna ; Landau s’était assis près de la fenêtre, le bras appuyé sur un fauteuil, et la tête baissée ; il la releva et sourit d’un air enfantin en voyant les regards tournés vers lui.

« Ne faites pas attention, dit la comtesse avançant un siège à Karénine. J’ai remarqué que les Moscovites, les hommes surtout, étaient fort indifférents en matière de religion.

— J’aurais cru le contraire, comtesse.

— Mais vous-même, dit Alexis Alexandrovitch avec son sourire fatigué, vous me semblez appartenir à la catégorie des indifférents ?

— Est-il possible de l’être ! s’écria Lydie Ivanovna.

— Je suis plutôt dans l’attente, répondit Oblonsky avec son plus aimable sourire, mon heure n’est pas encore venue. »

Karénine et la comtesse se regardèrent.

« Nous ne pouvons jamais connaître notre heure, ni nous croire prêts, dit Alexis Alexandrovitch ; la grâce ne frappe pas toujours le plus digne, témoin Saül.

— Pas encore, murmura la comtesse suivant des yeux les mouvements du Français qui s’était rapproché.

— Me permettez-vous d’écouter ? demanda-t-il.

— Certainement, nous ne voulions pas vous gêner ; prenez place, dit la comtesse tendrement.

— L’essentiel est de ne pas fermer les yeux à la lumière, continua Alexis Alexandrovitch.

— Et quel bonheur n’éprouve-t-on pas à sentir sa présence constante dans notre âme !

— On peut essentiellement être incapable de s’élever à une hauteur semblable, dit Stépane Arcadiévitch, convaincu que les hauteurs religieuses n’étaient pas son fait, mais craignant d’indisposer une personne qui pouvait parler à Pomorsky.

— Vous voulez dire que le péché nous en empêche ? Mais c’est une idée fausse. Le péché n’existe plus pour celui qui croit.

— Oui, mais la foi sans les œuvres n’est-elle pas lettre morte ? dit Stépane Arcadiévitch, se rappelant cette phrase de son catéchisme.

— Le voilà ce fameux passage de l’épître de saint Jacques qui a fait tant de mal ! s’écria Karénine en regardant la comtesse, comme pour lui rappeler de fréquentes discussions sur ce sujet. Que d’âmes n’aura-t-il pas éloignées de la foi !

— Ce sont nos moines qui prétendent se sauver par les œuvres, les jeûnes, les abstinences, etc., dit la comtesse d’un air de souverain mépris.

— Le Christ, en mourant pour nous, nous sauve par la foi, reprit Karénine.

— Vous comprenez l’anglais ? demanda Lydie Ivanovna, et sur un signe affirmatif elle se leva pour prendre une brochure sur une étagère.

— Je vais vous lire « Safe and happy » ou « Under the wing ! » dit-elle en interrogeant Karénine du regard. C’est très court, ajouta-t-elle en venant se rasseoir. Vous verrez le bonheur surhumain qui remplit l’âme croyante ; ne connaissant plus la solitude, l’homme n’est plus malheureux. Connaissez-vous Mary Sanine ? vous savez son malheur ? Elle a perdu son fils unique ! Eh bien, depuis qu’elle a trouvé sa voie, son désespoir s’est changé en consolation ; elle remercie Dieu de la mort de son enfant. Tel est le bonheur que donne la foi !

— « Oh oui ! certainement… murmura Stépane Arcadiévitch, heureux de pouvoir se taire pendant la lecture, et de ne pas risquer ainsi de compromettre ses affaires.

« Je ferai mieux de ne rien demander aujourd’hui », pensa-t-il.

« Cela vous ennuiera, dit la comtesse à Landau, car vous ne savez pas l’anglais.

« Oh ! je comprendrai, » répondit celui-ci avec un sourire.

Alexis Alexandrovitch et la comtesse se regardèrent et la lecture commença.