Anna Karénine (trad. Bienstock)/V/06

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 41-44).


VI

À la fin de la cérémonie, l’un des officiants vint étendre au milieu de l’église, devant le lutrin, un grand morceau d’étoffe rose, pendant que le chœur entonnait un cantique d’une exécution difficile et compliquée, où la basse et le ténor se répondaient. Et le prêtre, se retournant, indiqua aux mariés l’étoffe rose.

Tous deux avaient souvent entendu parler du préjugé qui veut que celui qui monte le premier sur le tapis devienne le vrai chef de la famille, mais ni Lévine ni Kitty ne se le rappelèrent quand ils firent ces quelques pas. De même ils n’entendirent pas les remarques et les discussions des gens, les uns soutenant que Lévine avait mis le pied le premier sur le tapis, les autres affirmant qu’ils l’avaient mis tous deux en même temps.

Après les questions habituelles sur leur volonté de s’unir par le mariage, en toute liberté, et leur réponse, qui résonnait étrangement pour eux-mêmes, un nouvel office commença.

Kitty écouta les prières et chercha sans y parvenir à les comprendre. À mesure que la cérémonie s’avançait elle sentait son cœur se gonfler d’une joie grave et triomphante qui empêchait son attention de se fixer.

On pria Dieu « pour que les époux eussent une grande postérité ». On rappela que « la femme avait été tirée d’une côte d’Adam », et « qu’elle devait quitter son père et sa mère pour ne faire qu’un avec son époux », et que « ce mystère était très grand ». On pria Dieu « de les bénir comme Isaac et Rébecca, comme Joseph, comme Moïse et Séphora, et de les faire vivre assez longtemps pour voir les enfants de leur enfants. »

« Tout cela est très bien, pensait Kitty ; tout cela ne peut être autrement. » Et un sourire de joie, qui se communiqua involontairement à tous ceux qui la regardaient, éclaira son visage.

— Mettez-la lui complètement sur la tête conseilla-t-on à Stcherbatzkï, quand sa main gantée d’un gant à trois boutons souleva en tremblant au-dessus de la tête de Kitty la couronne que lui avait remise le prêtre.

— Mettez-la moi, chuchota-t-elle en souriant.

Lévine se retourna de son côté, et fut frappé du rayonnement de son visage. Le sentiment qu’elle éprouvait, involontairement se transmettait à lui ; et, comme elle, il se sentit heureux et rasséréné.

Ils écoutèrent, pleins de joie, la lecture des épîtres et le roulement de la voix du diacre au dernier vers et que le public étranger attendait avec impatience. Ils burent avec joie le vin rouge, tiède, mélangé d’eau, dans la coupe, et plus gaiement encore, suivirent le prêtre qui, écartant sa chasuble et prenant leurs deux mains dans les siennes, leur fit faire le tour du lutrin, pendant que la basse chantait : « Isaïe, réjouis-toi ! »

Stcherbatzkï et Tchirikov qui tenaient les couronnes derrière eux, s’embarrassaient dans la traîne de la mariée ; eux aussi, souriaient joyeusement, et tantôt restaient en arrière, tantôt se heurtaient aux jeunes mariés, quand le prêtre s’arrêtait. L’éclair de joie allumé par Kitty se communiquait, semblait-il, à toute l’assistance. Lévine était même convaincu que le prêtre et le diacre eux aussi voulaient sourire.

Quand les couronnes furent ôtées, le prêtre lut les dernières prières et félicita les jeunes époux. Lévine regarda Kitty : jamais jusqu’à ce jour il ne l’avait vue si belle ; l’éclat de bonheur répandu sur son visage la transformait.

Il voulut parler mais s’arrêta, craignant que la cérémonie ne fût pas encore terminée. Le prêtre le tira d’embarras, lui disant doucement, avec un bon sourire : « Embrassez votre femme ; et vous, embrassez votre mari. » Et il leur reprit les cierges.

Lévine mit un baiser sur les lèvres qui lui souriaient, offrit son bras à Kitty, et, avec l’impression nouvelle et étrange de se sentir tout à coup rapproché d’elle, il sortit de l’église. Jusqu’ici il n’avait pas cru et ne pouvait croire à la réalité de ce qui venait de se passer ; mais quand leurs regards étonnés et timides se rencontrèrent, il sentit qu’ils étaient réellement unis.

Le même soir, après le souper, les jeunes mariés partirent pour la campagne.