Anna Karénine (trad. Bienstock)/V/05

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 36-40).


V

Tout Moscou était à l’église, tant amis que parents, et durant toute la cérémonie, au milieu de l’éclairage brillant de l’église, parmi les femmes et les jeunes filles richement habillées, les messieurs en habits et cravate blanche ou en uniformes on entendait chuchoter sans interruption, les hommes surtout, tandis que les femmes étaient absorbées par leurs observations sur les mille détails, toujours pleins d’intérêt pour elles, de la cérémonie.

Parmi le groupe d’intimes qui entouraient la mariée se trouvaient ses deux sœurs, Dolly, et l’aînée, la belle et majestueuse madame Lvov, arrivée de l’étranger.

— Pourquoi Marie est-elle en lilas foncé ? disait madame Korsouskï.

— Avec son teint, c’est tout ce qu’elle peut se permettre, répondit madame Droubetzki. Je suis étonnée qu’ils aient choisi le soir pour la cérémonie ; cela sent le marchand…

— C’est plus joli… Moi aussi, je me suis mariée le soir, dit madame Korsouskï en soupirant et se rappelant combien elle était belle ce jour-là, combien son mari était ridiculement amoureux, et combien tout cela était changé.

— On prétend que ceux qui ont été garçons d’honneur plus de dix fois ne se marient pas. J’ai voulu m’assurer de cette façon contre le mariage, mais la place était prise, dit le comte Séniavine à la jolie princesse Tcharskaïa qui avait des vues sur lui.

Mademoiselle Tcharskaïa ne répondit que par un sourire. Elle regardait Kitty, songeant à ce qu’elle ferait quand, à son tour, elle se trouverait avec le comte Séniavine, dans cette situation ; combien alors elle lui reprocherait cette plaisanterie.

Stcherbatzkï faisait part à la vieille demoiselle d’honneur Nicolaev, de son intention de poser la couronne sur le chignon de Kitty pour lui porter bonheur.

— Pourquoi ce chignon, répondit mademoiselle Nicolaev, qui avait décidé depuis longtemps que si le veuf sur lequel elle avait des vues, l’épousait, la cérémonie serait très simple.

Serge Ivanovitch plaisantait avec Daria Dmitrievna, lui affirmant que si la coutume de partir aussitôt après la cérémonie s’était tant répandue, cela tenait à ce que les nouveaux mariés éprouvaient généralement une certaine honte.

— Votre frère peut-être fier, lui. Elle est charmante, ravissante. Vous devez lui porter envie ?

— J’ai passé ce temps-là, Daria Dmitrievna, répondit-il ; et une soudaine expression de tristesse se peignit sur son visage.

Stépan Arkadiévitch racontait à sa belle-sœur son calembour sur le divorce.

— Il faudrait lui arranger sa couronne, répondit-elle sans l’écouter.

— Quel dommage qu’elle soit enlaidie, disait la comtesse Nordtson à madame Lvov ; et malgré cela il ne vaut pas son petit doigt, n’est-ce pas ?

— Non, il me plaît beaucoup et non seulement en qualité de beau-frère, répondit madame Lvov. Et comme il a bonne tenue ! C’est si difficile en pareil cas de ne pas être ridicule. Et lui n’est pas ridicule : on sent qu’il est touché.

— Il me semble que vous vous attendiez à ce mariage ?

— Presque. Elle l’a toujours aimé.

— Eh bien, voyons qui des deux mettra le premier le pied sur le tapis. J’ai conseillé à Kitty de commencer.

— C’est inutile, répondit madame Lvov, dans notre famille nous sommes toutes soumises à nos maris.

— Moi, quand j’ai épousé Basile, j’ai fait exprès de mettre le pied la première sur le tapis. Et vous Dolly ?

Dolly était près d’elles, et les entendait, mais elle ne répondit pas. Elle était trop émue ; ses yeux étaient remplis de larmes et elle n’aurait pu prononcer une parole sans pleurer. Elle était heureuse pour Kitty et Lévine, et faisant un retour à son propre mariage, elle regardait Stépan Arkadiévitch tout rayonnant et oubliait le présent pour ne plus penser qu’à son premier et innocent amour.

Elle pensait non seulement à elle-même mais encore à d’autres femmes, ses amies, qu’elle se rappelait à cette heure unique et solennelle de leur vie, où, comme Kitty, elles étaient sous la couronne, le cœur plein d’amour, d’espérance et de vanité, ayant renoncé à tout leur passé pour aborder un mystérieux avenir. Au nombre de ces mariées qu’elle se rappelait, elle revoyait sa chère Anna, dont elle venait d’apprendre les projets de divorce ; elle l’avait vue aussi couverte d’un voile blanc sous la couronne d’oranger. Et maintenant ? « C’est étrange, affreux ! » murmura-t-elle.

Les sœurs, les amies, les parentes, n’étaient pas seules à suivre les détails de la cérémonie, des spectatrices étrangères étaient là, émues, retenant leur souffle dans la crainte de perdre un seul mouvement des mariés, un seul jeu de leurs physionomies, et elles répondaient avec dépit, ou même ne répondaient pas du tout aux plaisanteries déplacées des hommes.

— Pourquoi est-elle si émue ? La marie-t-on contre son gré ?

— Contre son gré, avec un gaillard pareil. Est-il prince ?

— Est-ce sa sœur qui est en satin blanc ? Écoute comment le diacre va entonner : « Que la femme craigne son époux ! »

— Sont-ce les chantres du couvent de Tchoudov ?

— Non, du Synode.

— J’ai interrogé un domestique. Il dit que son mari l’emmène tout de suite dans sa propriété. On dit qu’il est extrêmement riche. C’est pourquoi on l’a mariée.

— Non c’est un très beau couple.

— Marie Vassilievna, vous qui disiez qu’on portait les crinolines d’une autre manière ; regardez celle-là.

— Comme elle est charmante la fiancée, un vrai petit agneau. On a beau dire, la femme est toujours à plaindre.

Ainsi parlaient les spectatrices qui étaient parvenues à se glisser à l’intérieur de l’église.