Anna Karénine (trad. Bienstock)/VI/09

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 288-293).


IX

— Eh bien, explique-nous ton plan, demanda Stépan Arkadiévitch.

— Le voici : Nous allons directement à Gvosdiev, il y a là un marais à bécassines doubles, et derrière nous trouverons de très beaux marais de bécasses et de bécassines. Maintenant il fait chaud, mais c’est à vingt verstes, nous y arriverons le soir et nous pourrons profiter de la fraîcheur pour chasser. Nous y passerons la nuit et demain nous partirons aux grands marais.

— N’y a-t-il rien sur la route ?

— Si fait, il y a deux bons endroits, mais cela nous retardera, et il fait si chaud, que probablement nous ne prendrions rien.

Lévine comptait réserver pour lui-même ces chasses voisines de la maison, et en outre elles étaient bien étroites pour trois chasseurs. Aussi n’était-il pas tout à fait sincère en disant qu’il était peu probable qu’on y trouvât du gibier.

Arrivés devant le petit marais Lévine voulut passer outre, mais l’œil exercé d’Oblonskï ne laissait pas échapper un bon endroit.

— Si nous nous arrêtions là ? dit-il désignant le marais.

— Oui, arrêtons-nous, Lévine, ce doit être bien, demanda aussi Vassenka Veslovski.

Lévine dut s’y résigner. À peine étaient-ils descendus de voiture que les chiens se dépassant l’un l’autre s’élancèrent dans le marais.

« Crac ! Laska ! » Les chiens revinrent près de leurs maîtres.

— À trois ce sera trop étroit, je resterai ici, dit Lévine espérant qu’ils ne trouveraient que quelques cailles qui, effrayées par les chiens, voletaient au-dessus du marais en poussant des cris plaintifs.

— Non, Lévine, allons ensemble ! pria Veslovski.

— Vraiment c’est trop étroit. Laska ! ici ! Vous n’avez pas besoin de deux chiens.

Lévine resté près du break regardait avec envie les chasseurs. Ceux-ci explorèrent tout le marais, et sauf une poule d’eau et des vanneaux, dont un fut tué par Veslovski, ils n’y trouvèrent rien.

— Vous voyez que j’avais raison : c’est du temps perdu, pas plus.

— C’est tout de même amusant. Avez-vous vu comme j’ai bien tiré ? dit Vassenka Veslovski grimpant dans le break tenant à la main son fusil et le vanneau. Arriverons-nous bientôt à un vrai marais ?

Tout à coup les chevaux s’élancèrent, Lévine vint frapper de la tête contre un fusil quelconque et le coup partit. Il sembla à Lévine que le coup était parti d’abord. La charge du fusil de Veslovski, heureusement, ne blessa personne et s’enfonça dans le sol. Stépan Arkadiévitch regarda Veslovski et hocha la tête en signe de reproche. Mais Lévine n’eut pas le courage de le gronder ; premièrement tout reproche aurait semblé provoqué par la peur éprouvée et par la bosse qui restait au front de Lévine, et deuxièmement Veslovski, d’abord si naïvement attristé, montra ensuite une gaîté si folle à l’idée de leur panique qu’il était impossible de ne pas se mettre à l’unisson.

Au deuxième marais, qui était plus grand et ferait perdre beaucoup de temps, Lévine exhorta encore ses compagnons à ne pas descendre ; mais Veslovski le fit céder de nouveau. Le marais étant assez étroit, Lévine, encore une fois fidèle à ses devoirs d’hôte, resta dans la voiture.

Aussitôt Crac s’élança dans le marais. Vassenka Veslovski courut derrière les chiens, et, avant que Stépan Arkadiévitch ait eu le temps de s’approcher, une bécassine se soulevait. Veslovski la manqua et l’oiseau s’envola dans un champ non fauché. On l’abandonna à Veslovski ; Crac la retrouva.

Veslovski l’atteignit et retourna vers la voiture.

— À votre tour, moi je garderai les chevaux, dit-il à Lévine. Lévine commençait à envier les chasseurs. Il remit les rênes à Veslovski et partit dans le marais.

Laska, qui depuis un moment gémissait plaintivement sur l’injustice du sort, s’élança d’un bond vers un endroit giboyeux que connaissait bien Lévine et où on n’était pas encore passé.

— Pourquoi ne l’arrêtes-tu pas ? cria Stépan Arkadiévitch.

— Elle ne l’effrayera pas, répondit Lévine, sûr de son chien et courant sur ses pas. Plus Laska s’approchait des bons endroits plus son allure devenait calme. Un petit oiseau de marais détourna à peine son attention. Elle tourna plusieurs fois autour d’une motte de terre, passa à une autre ; tout à coup elle tressaillit et s’arrêta.

— Va, va, Stiva ! cria Lévine sentant son cœur battre plus fort ; et tout d’un coup, comme si un déclanchement venait de se produire dans son ouïe tendue, tous les sons, indépendamment des distances, se mirent à le frapper ensemble. Il perçut le pas de Stépan Arkadiévitch et le prit pour un bruit lointain des chevaux ; le bruit d’une petite motte de terre qui tomba et qu’il écrasa en marchant lui sembla le bruit du vol d’une bécassine. Il entendit aussi, non loin de lui, un clapotement dont il ne pouvait se rendre compte.

Marchant prudemment, il suivit son chien.

— Pile ! cria-t-il.

Une bécasse s’éleva devant le chien. Lévine la visa, mais au même moment, le bruit de pas barbotant dans l’eau augmenta et les cris de Veslovski se joignirent à ce bruit. Lévine remarqua bien qu’il visait derrière la bécasse, cependant il tira. Le coup était manqué ! Lévine se retourna et aperçut la voiture et les chevaux enfoncés dans le marais. Vassenka, afin de suivre la chasse, leur avait fait quitter la route et les avait amenés dans le marais où ils s’étaient embourbés.

« Que le diable l’emporte ! » murmura Lévine en se tournant vers l’attelage.

— Pourquoi avancer jusque-là ? lui demanda-t-il sèchement.

Puis il héla le cocher pour l’aider à dégager les chevaux.

Lévine était agacé : non seulement on lui gâtait sa chasse et on faisait embourber ses chevaux, mais ni Stépan Arkadiévitch ni Veslovski ne l’aidaient à dételer les malheureuses bêtes ; il est vrai que ni l’un ni l’autre n’avait la moindre notion de l’attelage. Sans répondre à Vassenka, qui affirmait que c’était tout à fait sec, Lévine travailla avec le cocher à dégager les chevaux ; puis, animé par le travail et remarquant avec quel zèle Veslovski tirait le break, auquel il enleva même une aile, Lévine se reprocha sa mauvaise humeur qu’il attribua au sentiment de la veille et tâcha de la faire oublier par une grande amabilité.

Quand tout fut remis en ordre et la voiture sortie sur la route, Lévine ordonna de déballer le déjeuner.

Bon appétit — bonne conscience ! ce poulet va tomber jusqu’au fond de mes bottes. Ce dicton français revint à Vassenka en terminant son second poulet. Eh bien ! maintenant nos malheurs sont finis ; tout nous réussira désormais. Mais, en punition de mes méfaits je demande à monter sur le siège. Je serai votre automédon. Vous verrez comme je vous conduirai ! dit-il sans lâcher les rênes que Lévine lui demandait de remettre au cocher. — Non, je dois racheter mes fautes… Et je me sens très bien sur le siège…

Ils partirent ainsi.

Lévine craignait pour ses chevaux, surtout pour celui de gauche, le roux, que Veslovski ne savait pas tenir, mais, malgré lui, il était gagné par la gaîté de Veslovski qui tout le long de la route chanta des romances ou imita un Anglais conduisant un « fourinhand » ; ils atteignirent ainsi le marais Gvosdiev dans l’excellente humeur due au déjeuner.