Anna Karénine (trad. Bienstock)/VI/22

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 384-395).


XXII

Anna trouva Dolly à la maison, et, regardant dans ses yeux, chercha à y lire de quoi elle avait causé avec Vronskï. Mais elle ne formula pas cette question.

— Il me semble qu’il est l’heure du dîner, dit-elle, et nous nous sommes à peine vues ; je compte sur la soirée. Maintenant il faut aller s’habiller, je pense que toi aussi as besoin de faire ta toilette ; nous nous sommes salies en visitant les constructions.

Dolly alla dans sa chambre et sourit. Elle n’avait pas de toilette à faire, car elle avait déjà endossé sa plus belle robe ; mais pour opérer un changement quelconque dans sa tenue, elle demanda à la femme de chambre de brosser sa robe, changea de manchettes, mit une cravate de ruban et une dentelle sur ses cheveux.

— C’est tout ce que j’ai pu faire, dit-elle en souriant à Anna lorsque celle-ci vint au devant d’elle après avoir revêtu une troisième toilette également très simple.

— Nous sommes très collet-monté ici, dit-elle pour excuser son élégance. Alexis est enchanté de ton arrivée, il est rarement content comme aujourd’hui. Je crois qu’il est amoureux de toi, ajouta-t-elle. Et toi, tu n’es pas fatiguée ?

On n’avait pas le temps de causer sérieusement avant le dîner.

Au salon elles trouvèrent déjà la princesse Barbe, les messieurs en redingote noire, et l’architecte en habit. Vronskï présenta à son invitée le docteur et l’intendant ; elle avait fait la connaissance de l’architecte en allant visiter l’hôpital. Le gros maître d’hôtel, à la face ronde toute rasée, en cravate blanche empesée, éblouissante, vint annoncer que le diner était servi et tous se levèrent. Vronskï pria Sviajski d’offrir son bras à Anna Arkadiévna et lui-même s’approcha de Dolly. Veslovski, prévenant Touchkévitch, offrit son bras à la princesse Barbe et Touchkévitch, le gérant et le docteur marchèrent seuls. Le dîner, la salle à manger, le service de table, les valets, les vins et les plats non seulement correspondaient au ton général de luxe de la maison, mais paraissaient encore plus nouveaux et plus luxueuxque tout le reste. Daria Alexandrovna observait en maîtresse de maison ce luxe nouveau pour elle ; et bien qu’elle n’eût pas l’intention d’en faire son profit, étant donnée la modestie de son ménage, elle en suivait tous les détails et se demandait comment se faisait tout cela. Vassenka Veslovski, son mari, Sviajski lui-même et beaucoup d’autres messieurs de sa connaissance ne pensaient jamais à cela et croyaient sur parole, comme chaque bon amphitryon désire le faire croire à ses convives, que tout ce qui chez lui est si bien arrangé, ne lui coûte aucun effort et se fait tout seul. Mais Daria Alexandrovna savait que même le gruau des enfants ne se fait pas tout seul et que, par conséquent, dans une maison au service si luxueux et si confortable, quelqu’un devait y tenir la main ; et au regard que Vronskï jeta sur la table, au signe de tête qu’il fit au maître d’hôtel, à la façon dont il offrit à Dolly le botvinia ou le consommé, elle comprit que tout incombait au maître de la maison lui-même. Évidemment tout cela ne dépendait pas plus d’Anna que de Veslovski. Comme les autres, elle était une invitée, et comme eux jouissait avec plaisir de ce qui était préparé pour eux.

Anna ne jouait le rôle de maîtresse de maison que pour diriger la conversation, ce qui n’était pas facile avec des convives peu nombreux, de milieux différents, comme l’intendant et l’architecte, qui tâchaient de ne pas paraître intimidés par ce luxe auquel ils n’étaient pas habitués, et ne pouvaient soutenir longtemps une conversation générale. Anna s’acquittait de cette tâche avec son tact habituel et même avec plaisir, comme le remarquait Daria Alexandrovna.

D’abord il fut question de la promenade en bateau que firent seuls Veslovski et Touchkevitch, puis celui-ci se mit à raconter les dernières courses du Yacht Club de Pétersbourg. Anna, saisissant une interruption dans la conversation, en profita pour s’adresser à l’architecte afin de le tirer de son mutisme.

— Nicolas Ivanovitch, dit-elle parlant de Sviajski, a été frappé des progrès de la construction depuis sa dernière visite. Et moi-même, qui vais là chaque jour, je m’étonne de la rapidité du travail.

— Avec Son Excellence le travail est agréable, dit l’architecte avec un sourire (c’était un homme ayant conscience de sa dignité, respectueux et calme). Ce n’est pas comme avec les autorités provinciales. Là où il faudrait écrire des centaines de pages, je fais mon rapport au comte, nous causons, et en trois mots l’affaire est entendue.

— La méthode américaine, dit Sviajski en souriant.

— Oui, là-bas on bâtit d’une façon rationnelle.

La conversation tomba sur l’abus des pouvoirs aux États-Unis ; mais Anna, aussitôt l’amena sur un autre sujet afin que l’intendant pût y prendre part.

— As-tu déjà vu des moissonneuses ? demanda-t-elle à Daria Alexandrovna. Nous venions de les voir quand nous t’avons rencontrée ; c’était la première fois que j’en voyais.

— Comment fonctionnent-elles ? demanda Dolly.

— Comme des ciseaux ; une planche et beaucoup de petits ciseaux. Comme cela.

Anna prit dans ses jolies mains blanches, couvertes de bagues, un couteau et une fourchette et essaya d’expliquer le fonctionnement d’une moissonneuse. Elle vit bien que son explication n’était pas claire, mais sachant qu’elle s’exprimait agréablement et que ses mains étaient jolies, elle la prolongea.

— Plutôt des canifs, dit Veslovski qui ne la quittait pas des yeux.

Anna esquissa un sourire, mais ne lui répondit pas.

— N’est-ce pas, Karl Féodorovitch, que la machine fonctionne comme des ciseaux ? dit-elle à l’intendant.

O ja, répondit l’Allemand. Es ist ein ganz einfaches Ding.

Et il se mit à expliquer le fonctionnement de la machine.

— C’est dommage qu’elle ne bottelle pas. J’ai vu à l’exposition de Vienne une machine qui bottelait, dit Sviajski. Voilà ce qui serait avantageux.

Es kommt drauf an… Der Preis von Draht muss ausgerechnet werden. Et l’Allemand tiré de son silence s’adressa à Vronskï : — Das lasst, sich ausrechnen, Erlaucht.

Déjà il tirait de sa poche un petit carnet où il faisait tous ses calculs, et un crayon ; mais se rappelant qu’il était à table et remarquant le regard froid de Vronskï, il s’arrêta.

Zu complicirt, match zu viel Klopot, conclut-il.

Wünscht man Dochots so hat man auch Klopots, dit Vassenka Veslovski, se moquant de l’Allemand. J’adore l’allemand, dit-il s’adressant à Anna avec le même sourire.

Cessez, lui dit-elle d’un ton mi-plaisant, mi-sévère. Nous avions pensé vous rencontrer dans les champs, Vassili Semeonitch, dit-elle au docteur, un jeune homme d’aspect maladif. Y étiez-vous ?

— J’y étais, en effet, mais je n’y suis pas resté, répondit le docteur.

— Alors vous avez fait une jolie promenade ?

— Superbe.

— Et comment va la vieille ? J’espère qu’elle n’a pas le typhus ?

— Non, mais elle ne va pas bien.

— C’est dommage, dit Anna ; et ayant ainsi rendu ses devoirs de politesse envers les gens de la maison, elle s’adressa aux siens.

— Il serait bien difficile, Anna Arkadievna, de construire une machine d’après la démonstration que vous en avez faite, dit Sviajski en plaisantant.

— Pourquoi ? dit Anna avec un sourire qui montrait qu’elle savait bien que son explication avait quelque chose d’agréable que Sviajski lui-même avait remarqué.

Ce nouveau trait de coquetterie frappa désagréablement Dolly.

— Mais en revanche vous êtes très forte en architecture, dit Touchkévitch.

— Comment donc, hier j’ai entendu Anna Arkadievna parler de plinthes. N’est-ce pas vrai ? dit Veslovski.

— Il n’y a rien d’étonnant à cela quand on voit toutes ces choses et qu’on en entend parler. Mais vous, vous ignorez sans doute avec quoi l’on fait les maisons.

Daria Alexandrovna sentait qu’Anna était mécontente de ce ton léger qui régnait entre elle et Veslovski mais qu’elle y tombait malgré elle.

Vronskï dans ce cas agissait tout autrement que Lévine : non seulement il n’attribuait aucune importance à ce bavardage de Veslovski ; mais il y prenait même du plaisir.

— Eh bien, Veslovski, dites-nous avec quoi on unit les pierres.

— Avec du ciment.

— Bravo ! Et qu’est-ce que c’est que le ciment ?

— Une espèce de gruau… non, de mastic, dit Veslovski provoquant l’hilarité générale.

La conversation entre les convives, à l’exception du docteur plongé dans un sombre silence, de l’architecte et du gérant, ne tarissait pas, tantôt badine, tantôt agressive.

À un moment, Daria Alexandrovna fut si vivement touchée, et s’enflamma tellement, qu’elle en rougit, et se demanda ensuite si elle n’avait pas dit quelque chose de désagréable : Sviajski parlait de Lévine, répétant ses jugements bizarres sur le rôle des machines en agriculture, qu’il déclarait nuisibles en Russie.

— Je n’ai pas le plaisir de connaître ce monsieur Lévine, dit Vronskï en souriant, mais il est probable qu’il n’a jamais vu les machines qu’il critique ; et s’il est mécontent de l’expérience, c’est qu’il a eu des machines russes quelconques et non des machines étrangères. Il ne saurait y avoir ici d’autre opinion.

— En général il a des idées turques, dit Veslovski avec un sourire qui s’adressait à Anna.

— Je ne puis défendre ses jugements, intervint vivement Daria Alexandrovna, mais ce que je puis vous affirmer c’est que Lévine est un homme très instruit, et que s’il était ici il saurait bien vous répondre ; moi, malheureusement, je ne sais pas…

— Je l’aime beaucoup et nous sommes de grands amis, dit Sviajski en souriant. Mais pardon, il est un teu toqué. Par exemple il soutient que les justices de paix ne sont pas nécessaires, et il ne veut participer à rien.

— Voilà bien notre insouciance russe ! s’écria Vronskï en versant de l’eau frappée dans un verre ; ne pas sentir les devoirs que nous imposent nos droits et par cela même ne pas les reconnaître.

— Je ne connais pas d’homme plus sévère pour ses devoirs, dit Dolly agacée de ce ton de supériorité de Vronskï.

— Pour ma part, continua Vronskï, évidemment excité par cette conversation, je suis très reconnaissant de l’honneur qu’on me fait, grâce à Nicolas Ivanovitch (il désigna Sviajski), de m’élire juge de paix honoraire. Le devoir de juger l’affaire d’un paysan, même s’il ne s’agit que d’un cheval, me semble aussi important que tout autre et je regarderais comme un honneur d’être élu membre du zemstvo. C’est ma seule façon de m’acquitter envers la société des privilèges dont je jouis en tant que propriétaire terrien. Malheureusement on ne comprend pas l’importance que doivent avoir dans le pays les grands propriétaires.

Il semblait étrange à Daria Alexandrovna de voir son assurance s’étaler ainsi chez lui, à table. Elle se rappela Lévine qui pensait juste le contraire, et était aussi absolu dans ses raisonnements, chez lui, devant la table. Mais elle aimait Lévine, c’est pourquoi elle était de son côté.

— Ainsi nous pouvons compter sur vous pour les élections, comte ? dit Sviajski. Il sera bon de partir plus tôt pour être là-bas avant le 8. Si vous me faisiez l’honneur de vous arrêtez chez moi…

— Eh bien, moi, je suis un peu de l’avis de ton beau-frère, dit Anna ; seulement pas tout à fait comme lui, ajouta-t-elle avec un sourire. Depuis ces derniers temps, les devoirs publics me semblent se multiplier exagérément, chez nous. Autrefois il y avait autant de fonctionnaires que d’affaires, et voilà maintenant que ceux-ci sont remplacés par les hommes des affaires publiques. Depuis six mois que nous sommes ici, Alexis est déjà devenu membre de cinq ou six institutions publiques : la tutelle, le jury, la municipalité, etc… Du train dont vont les choses, tout son temps sera bientôt pris par ces occupations, et je crains que tout cela ne soit qu’une pure question de formes. Combien de charges avez-vous, Nicolas Ivanovitch ? Au moins vingt ? dit-elle s’adressant à Sviajski.

Sous ce ton de plaisanterie Dolly qui observait attentivement Anna et Vronskï devina une pointe d’irritation. Elle remarqua aussi l’expression résolue de la physionomie du comte et l’empressement de la princesse Barbe à changer de conversation : elle se mit à parler des connaissances de Saint-Pétersbourg. Elle se souvint de ce que Vronskï lui avait dit dans le parc à propos de ses occupations et elle comprit que c’était le point délicat entre Anna et Vronskï.

Les mets, les vins, le service, tout était parfait, mais tout cela avait le caractère de luxe que Daria Alexandrovna avait vu dans les grands dîners et les bals, tout cela avait un cachet d’impersonnalité et de formalisme qui dans un repas de peu de couverts produisait une impression désagréable.

Après le dîner on resta un moment sur la terrasse, puis on se mit à jouer au lawn-tennis. Les joueurs, en deux camps, allèrent sur le crocketground très soigneusement nettoyé, de chaque côté d’un filet tendu. Daria Alexandrovna essaya de jouer, mais elle ne saisit pas le jeu tout d’un coup et quand elle l’eut compris, elle était si fatiguée qu’elle alla s’asseoir avec la princesse Barbe et se contenta de regarder les joueurs. Son partenaire Touchkévitch quitta aussi le jeu ; mais les autres jouèrent encore longtemps. Sviajski et Vronskï jouaient très bien et sérieusement. Ils suivaient attentivement la balle qu’on leur servait, et ni trop vite ni trop lentement, couraient dans sa direction, l’attrapaient au bond avec la raquette et la lançaient d’une main sûre de l’autre côté du filet.

Veslovski était celui qui jouait le plus mal. Il s’excitait trop, mais en revanche sa gaîté animait toute la société ; il ne cessait de rire et de pousser des cris. Avec la permission des dames, comme les autres messieurs, il ôta sa redingote et son grand et beau torse, en chemise blanche, son visage rouge couvert de sueur, frappèrent Daria Alexandrovna, si bien qu’une fois au lit, elle ne pouvait fermer les yeux sans voir Vassenka Veslovski courant sur le crocket-ground.

Mais pendant le jeu Daria Alexandrovna n’était pas gaie. Cette familiarité entre Anna et Veslovski lui déplaisait ainsi que leur façon de s’adonner à ce jeu puéril sans les enfants. Mais afin de ne pas déranger les autres et de passer le temps, après s’être un peu reposée elle retourna au jeu et feignit de s’en amuser.

Durant toute cette journée elle se faisait l’effet de jouer la comédie avec des acteurs, qui tous lui étaient supérieurs, et de gâter le spectacle par sa mauvaise exécution.

Elle était venue avec l’intention de rester deux jours si elle se trouvait bien, mais le soir même, pendant le jeu, elle décida de repartir le lendemain. Les pénibles soucis maternels qu’elle haïssait tant pendant la route, lui apparaissaient maintenant, après une journée d’éloignement, sous une autre couleur et l’attiraient.

Quand après le thé et une promenade en bateau Daria Alexandrovna rentra dans sa chambre, ôta sa robe et peigna pour la nuit sa maigre chevelure, elle éprouva un véritable soulagement à se retrouver seule. Il lui était même désagréable de penser qu’Anna allait venir. Elle eût préféré rester seule avec ses pensées.