Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie III/Chapitre 21

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Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 503-511).


CHAPITRE XXI


« Je venais te chercher, dit Pétritzky en entrant dans la chambre. Ta lessive a duré longtemps aujourd’hui. Est-elle terminée ?

— Oui, dit Wronsky en souriant des yeux.

— Quand tu sors de ces lessives, on dirait que tu sors du bain. Je viens de chez Gritzky (le colonel de leur régiment) ; on t’attend. »

Wronsky regardait son camarade sans lui répondre, sa pensée était ailleurs.

« Ah ! c’est chez lui qu’est cette musique ? dit-il en écoutant le son bien connu des polkas et des valses de la musique militaire, qui se faisait entendre dans le lointain. Quelle fête y a-t-il donc ?

— Serpouhowskoï est arrivé.

— Ah ! dit Wronsky, je ne savais pas ». Et le sourire de ses yeux brilla plus vif.

Il avait pris en lui-même le parti de sacrifier son ambition à son amour, et de se trouver heureux ; donc, il ne pouvait en vouloir à Serpouhowskoï de ne pas être encore venu le voir.

« J’en suis enchanté… »

Le colonel Gritzky occupait une grande maison seigneuriale ; quand Wronsky arriva, toute la société était réunie sur la terrasse du bas ; les chanteurs du régiment, en sarraus d’été, se tenaient debout dans la cour, autour d’un petit tonneau d’eau-de-vie ; sur la première marche de la terrasse, le colonel avec sa bonne figure réjouie, entouré de ses officiers, criait plus fort que la musique, qui jouait un quadrille d’Offenbach, et il donnait avec force gestes des ordres à un groupe de soldats. Ceux-ci, avec le vaguemestre et quelques sous-officiers, s’approchèrent du balcon en même temps que Wronsky.

Le colonel, qui était retourné à table, reparut, un verre de champagne en main, et porta le toast suivant : « À la santé de notre ancien camarade le brave général prince Serpouhowskoï, hourra ! »

Serpouhowskoï parut le verre en main à la suite du colonel.

« Tu rajeunis toujours, Bondarenko ! » dit-il au vaguemestre, un beau garçon au teint fleuri.

Wronsky n’avait pas revu Serpouhowskoï depuis trois ans ; il le trouva toujours aussi beau, mais d’une beauté plus mâle ; la régularité de ses traits frappait moins encore que la noblesse et la douceur de toute sa personne. Il remarqua en lui la transformation propre à ceux qui réussissent, et qui sentent leur succès ; ce certain rayonnement intérieur lui était bien connu.

Comme Serpouhowskoï descendait l’escalier, il aperçut Wronsky, et un sourire de contentement illumina son visage ; il fit un signe de tête en levant son verre, pour indiquer par ce geste, en lui envoyant un salut affectueux, qu’il fallait trinquer avec le vaguemestre, raide comme un piquet, et tout prêt à recevoir l’accolade.

« Te voilà donc, cria le colonel, et Yashvine qui prétendait que tu étais dans tes humeurs noires ! »

Serpouhowskoï, après avoir dûment embrassé trois fois le beau vaguemestre et s’être essuyé la bouche de son mouchoir, s’approcha de Wronsky.

« Que je suis content de te voir ! dit-il en lui serrant la main et en l’emmenant dans un coin.

— Occupez-vous d’eux, cria le colonel à Yashvine, et il descendit vers le groupe de soldats.

— Pourquoi n’es-tu pas venu hier aux courses ? Je pensais t’y voir, dit Wronsky en examinant Serpouhowskoï.

— J’y suis venu, mais trop tard. Pardon, dit-il en se tournant vers un aide de camp ; distribuez cela de ma part, je vous prie. » Et il tira de son portefeuille trois billets de cent roubles.

« Wronsky ! veux-tu boire ou manger ? demanda Yashvine. Hé ! qu’on apporte quelque chose au comte ! Bois ceci en attendant. »

La fête se prolongea longtemps ; on but beaucoup. On porta Serpouhowskoï en triomphe ; puis ce fut le tour du colonel. Ensuite le colonel dansa lui-même une danse de caractère devant les chanteurs ; après quoi, un peu las, il s’assit sur un banc dans la cour, et démontra à Yashvine la supériorité de la Russie sur la Prusse, notamment dans les charges de cavalerie, et la gaieté se calma un moment ; Serpouhowskoï alla se laver les mains dans le cabinet de toilette, et y trouva Wronsky qui se versait de l’eau sur la tête ; il avait ôté son uniforme d’été et s’arrosait le cou. Quand il eut fini ses ablutions, il vint s’asseoir près de Serpouhowskoï, et là sur un petit divan ils causèrent.

« J’ai toujours su tout ce qui te concernait par ma femme, dit Serpouhowskoï ; je suis content que tu la voies souvent.

— C’est une amie de Waria, et ce sont les seules femmes de Pétersbourg que j’aie plaisir à voir, répondit Wronsky avec un sourire, prévoyant la tournure qu’allait prendre la conversation, et ne la trouvant pas désagréable.

— Les seules ? demanda Serpouhowskoï en souriant aussi.

— Oui ; moi aussi, je savais ce qui te concernait, mais ce n’était pas par ta femme seulement, dit Wronsky coupant court à toute allusion par l’expression sérieuse que prit son visage. J’ai été très heureux de tes succès, sans en être le moins du monde surpris. J’attendais plus encore. »

Serpouhowskoï sourit ; cette opinion le flattait, et il ne voyait pas de raison pour le dissimuler.

« Moi, je n’espérais pas tant, à parler franchement ; mais je suis content, très content ; je suis ambitieux, c’est une faiblesse, je ne m’en cache pas.

— Tu t’en cacherais peut-être si tu réussissais moins bien, dit Wronsky.

— Je le crois ; je n’irai pas jusqu’à dire que sans ambition il ne vaudrait pas la peine de vivre, mais la vie serait monotone ; je me trompe peut-être, cependant il me semble que je possède les qualités nécessaires au genre d’activité que j’ai choisi, et que le pouvoir entre mes mains, quel qu’il soit, sera mieux placé qu’entre les mains de beaucoup d’autres à moi connus ; par conséquent, plus j’approcherai du pouvoir, plus je serai content.

— C’est peut-être vrai pour toi, mais pas pour tout le monde ; moi aussi, j’ai pensé comme toi, et cependant je vis, et ne trouve plus que l’ambition soit le seul but de l’existence.

— Nous y voilà, dit en riant Serpouhowskoï. Je commence par te dire que j’ai su l’affaire de ton refus, et je t’ai naturellement approuvé. Selon moi, tu as bien agi dans le fond, mais pas dans les conditions où tu devais le faire.

— Ce qui est fait est fait, et tu sais que je ne renie pas mes actions ; d’ailleurs, je m’en trouve très bien.

— Très bien, pour un temps. Tu ne t’en contenteras pas toujours. Ton frère, je ne dis pas, c’est un bon enfant comme notre hôte. L’entends-tu ? ajouta-t-il en entendant des hourras prolongés dans le lointain. Mais cela ne peut te suffire à toi.

— Je ne dis pas que cela me suffise.

— Et puis, des hommes comme toi sont nécessaires.

— À qui ?

— À qui ? À la société, à la Russie. La Russie a besoin d’hommes, elle a besoin d’un parti : sinon tout ira à la diable.

— Qu’entends-tu par là ? Le parti de Bertenef contre les communistes russes ?

— Non, dit Serpouhowskoï avec une grimace, à l’idée qu’on pût le soupçonner d’une semblable bêtise. Tout cela, c’est une blague : ce qui a toujours été sera toujours. Il n’y a pas de communistes, mais des gens qui ont besoin d’inventer un parti dangereux quelconque, par esprit d’intrigue. C’est le vieux jeu. Ce qu’il faut, c’est un groupe puissant d’hommes indépendants comme toi et moi.

— Pourquoi cela ? — Wronsky nomma quelques personnalités influentes ; — ceux-là ne sont cependant pas indépendants.

— Ils ne le sont pas, uniquement parce que de naissance ils n’ont pas eu d’indépendance matérielle, de nom, qu’ils n’ont pas, comme nous, vécu près du soleil. L’argent ou les honneurs peuvent les acheter, et pour se maintenir il leur faut suivre une direction à laquelle eux-mêmes n’attachent parfois aucun sens, qui peut être mauvaise, mais dont le but est de leur assurer une position officielle et certains appointements. Cela n’est pas plus fin que cela, quand on regarde dans leur jeu. Je suis peut-être pire, ou plus bête qu’eux, ce qui n’est pas certain, mais en tout cas j’ai comme toi l’avantage important d’être plus difficile à acheter. Plus que jamais, les hommes de cette trempe-là sont nécessaires. »[1]

Wronsky l’écoutait attentivement, moins à cause de ses paroles que parce qu’il comprenait la portée des vues de son ami ; tandis que lui-même ne tenait encore qu’aux intérêts de son escadron, Serpouhowskoï envisageait déjà la lutte avec le pouvoir, et se créait un parti dans les sphères officielles. Et quelle force n’acquerrait-il pas avec sa puissance de réflexion et d’assimilation, et cette facilité de parole, si rare dans son milieu ?

Quelque honte qu’il en éprouvât, Wronsky se surprit un mouvement d’envie.

« Il me manque une qualité essentielle pour parvenir, répondit-il : l’amour du pouvoir. Je l’ai eu, et l’ai perdu.

— Je n’en crois rien, dit en souriant le général.

— C’est pourtant vrai, « maintenant » surtout, pour être absolument sincère.

— « Maintenant », peut-être, mais cela ne durera pas toujours.

— Cela se peut.

— Tu dis « cela se peut », et moi je dis « certainement non », continua Serpouhowskoï, comme s’il eût deviné sa pensée. C’est pourquoi je tenais à causer avec toi. J’admets ton premier refus, mais je te demande pour l’avenir carte blanche. Je ne joue pas au protecteur avec toi, et cependant pourquoi ne le ferais-je pas : n’as-tu pas été souvent le mien ? Notre amitié est au-dessus de cela. Oui, donne-moi carte blanche, et je t’entraînerai sans que cela y paraisse.

— Comprends donc que je ne demande rien, dit Wronsky, si ce n’est que le présent subsiste. »

Serpouhowskoï se leva, et se plaçant devant lui : « Je te comprends, mais écoute-moi : nous sommes contemporains, peut-être as-tu connu plus de femmes que moi (son sourire et son geste rassurèrent Wronsky sur la délicatesse qu’il mettrait à toucher l’endroit sensible), mais je suis marié, et, comme a dit je ne sais qui, celui qui n’a connu que sa femme et l’a aimée, en sait plus long sur la femme que celui qui en a connu mille…

— Nous venons, cria Wronsky à un officier qui s’était montré à la porte pour les appeler de la part du colonel. Il était curieux de voir où Serpouhowskoï voulait en venir.

— La femme, selon moi, est la pierre d’achoppement de la carrière d’un homme. Il est difficile d’aimer une femme et de rien faire de bon, et la seule façon de ne pas être réduit à l’inaction par l’amour, c’est de se marier. Comment t’expliquer cela, continua Serpouhowskoï que les comparaisons amusaient ? Suppose que tu portes un fardeau : tant qu’on ne te l’aura pas lié sur le dos, tes mains ne te serviront à rien. C’est là ce que j’ai éprouvé en me mariant ; mes mains sont tout à coup devenues libres ; mais traîner ce fardeau sans le mariage, c’est se rendre incapable de toute action. Regarde Masonkof, Kroupof… Grâce aux femmes, ils ont perdu leur carrière !

— Mais quelles femmes ! dit Wronsky en pensant à l’actrice et à la Française auxquelles ces deux hommes étaient enchaînés.

— Plus la position sociale de la femme est élevée, plus la difficulté est grande : ce n’est plus alors se charger d’un fardeau, c’est l’arracher à quelqu’un.

— Tu n’as jamais aimé, murmura Wronsky en regardant devant lui et songeant à Anna.

— Peut-être, mais pense à ce que je t’ai dit, et n’oublie pas ceci : Les femmes sont toutes plus matérielles que les hommes ; nous avons de l’amour une conception grandiose, elles restent toujours terre à terre… — Tout de suite, — dit-il à un domestique qui entrait dans la chambre ; mais celui-ci ne venait pas les chercher, il apportait un billet à Wronsky.

— De la princesse Tverskoï. »

Wronsky décacheta le billet et devint tout rouge.

« J’ai mal à la tête et je rentre chez moi, dit-il à Serpouhowskoï.

— Alors adieu, tu me donnes carte blanche, nous en reparlerons ; je te trouverai à Pétersbourg. »

  1. Note 11 : En français dans le texte.