Anna Rose-Tree/Lettre 100

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Veuve Duchesne (p. 147-154).



Cme LETTRE.

Sir Charles Clarck,
à Sir William Fisher ;
à Londres.

Que viens-je d’apprendre, mon Ami ! exécrable créature ! en me liſant, tu vas frémir ! mon indignation eſt à ſon comble. Sais-tu quel eſt l’auteur de toutes ces calomnies faites contre Lady Clemency & moi ?… Ma Femme ; tout eſt découvert, ſon affreux complice vient d’expirer dans des tourmens terribles.

Nilevar m’a fait demander un ſecond entretien ; un preſſentiment que je n’ai jamais éprouvé, ſembloit me retenir, lorſque je me diſpoſois à l’aller trouver ; je n’y ai point cédé, & me ſuis rendu à ſa priſon. Avant d’entrer, j’apperçois une Femme qui eut l’air de ſe cacher de moi ; occupé de ma démarche, je n’y fis pas grande attention. Nilevar étoit dans un lit, & paroiſſoit fort mal. — Pardon, Mylord, me dit-il, de la peine que je vous donne ; mais c’eſt vraiſemblablement la dernière que vous prendrez pour moi ; il étoit important que je vous faſſe ma confeſſion entière, afin que vous ſoyez déſormais ſur vos gardes, ce que je n’ai pu faire pourroit réuſſir à un autre. Je n’ai agi que par les ordres de Mylady Clarck. — Ma Femme, me ſuis-je écrié ! — Elle-même, Mylord, & voilà ſes Lettres que je me ſuis fait apporter ce matin avec d’autres effets ; je vous les remets pour en faire l’uſage qu’il vous plaira ; c’eſt la jalouſie qui a porté Mylady Clarck à de pareilles extrêmités, & c’eſt l’amour que j’avois pris pour elle, qui m’avoit engagé à chercher à me défaire de vous, dans l’eſpoir qu’elle conſentiroit peut-être un jour à m’épouſer ; j’étois d’autant plus coupable de concevoir une pareille idée, que je ſuis déjà marié : Voici, Mylord, l’abrégé de ma vie ; je me nomme Ravelin, je ſuis né à Londres, où j’ai vécu pendant long-temps d’intrigues. Le haſard m’a fait rencontrer une de mes Parentes du côté de ma Mère ; elle avoit une Fille très-jolie, l’une & l’autre jouiſſoient d’une mauvaiſe réputation ; je devins amoureux de Betſy, elle ne fut point cruelle, & nous vécûmes une année enſemble ; notre mutuel attachement s’uſa, nous reprîmes notre ancienne manière de vivre ; elle continua avec ſa Mère à tromper & à dépouiller ſes Amans, & moi à duper les Étrangers. La Mère de Betſy me propoſa un jour de faire un bon coup, c’étoit ainſi qu’elle nommoit ſes eſpiégleries friponnes ; il ne s’agiſſoit de rien moins que d’épouſer une riche héritière, de m’emparer de la dot, & de conduire cette dernière chez ma Parente, pour en faire ce qu’elle jugeroit à propos, & de partager l’argent, c’eſt à dire, un quart pour moi, & trois quarts pour elle ; ſon calcul ne fut pas le mien. En conſéquence, après avoir épouſé Miſs Fanny Ridge, je me chargeai des douze mille livres de ſa dot ; & je partis ſans avertir ma Couſine, en ayant ſoin de laiſſer un écrit qui prévenoit Mylady des menées de Miſtreſs Goodneſs. Je m’en vins à Paris, où depuis près de deux ans je vis avec tout l’agrément poſſible : Mon argent touchoit à ſa fin, & je crus trouver dans le jeu que j’avois abandonné, une reſſource aſſurée pour ſubvenir au ton de dépenſe ſur lequel je m’étois monté ; des liaiſons particulières que j’avois eues à Londres avec un François (le Marquis de V***), me décidèrent à prendre ce parti : Comme je lui avois été utile pour l’introduire dans différens… où il avoit très-bien fait ſes affaires, il crut devoir me marquer ſa reconnoiſſance, en me mettant au fait des manœuvres qu’il employoit pour ſe rendre la fortune favorable ; mais moins heureux, ou peut-être moins adroit que lui, j’ai été pris ſur le fait chez le Duc de***, dans le moment où je ſubſtituois des cartes préparées à celles qui étoient ſur la table du jeu.

L’effet que produiſit ſur moi l’hiſtoire de ce miſérable, me rendit immobile d’étonnement & de fureur ; des douleurs vives qu’il reſſentit, me tirèrent de l’anéantiſſement où j’étois tombé. — Malheureuſe, dit Nilevar, tu me donnes la mort ; mais dans ma poſition, je t’en rends grâce. Mylord, votre Femme ſort d’ici ; elle venoit pour me prier de ne point la compromettre. La fièvre qui me mine me cauſe une ſoif fréquente, elle étoit ſeule avec moi, & s’eſt offerte de me donner un verre de ſirop, que mon Domeſtique m’avoit préparé avant de ſortir ; ſans doute, elle y aura gliſſé du poiſon ; car je me ſens brûler. Sortez, Mylord, de ce déteſtable lieu ; laiſſez-moi expirer dans les tourmens qui ſont dus à tous les crimes dont je me ſuis rendu coupable : dites à Mylady que je lui pardonne, & que ſon ſecret n’eſt révélé qu’à vous. Je ne me le ſuis pas ſait répéter. La vue de ce Miſérable m’étoit trop à charge pour ne pas me ſauver au plus vîte. Je ſuis rentré la rage dans le cœur. J’ai volé à l’appartement de Barrito ; je n’ai pas cru devoir lui cacher ce que je venois d’apprendre. Ce Jeune-homme m’aime, il eſt plein d’honneur : tu peux concevoir quel a dû être ſon déſeſpoir ; il vouloit aller trouver ſa Sœur & la poignarder, ma préſence a arrêté ſa vivacité. Je lui ai fait ſentir combien il étoit néceſſaire d’éviter l’éclat, & d’attendre avant d’agir, le moment de la réflexion. Il m’a promis de ſuivre mes avis. Nous avons envoyé au Châtelet : on eſt venu nous rapporter que Nilevar venoit de rendre l’ame, & que ſeſ dernières paroles avoient été : je me ſuis empoiſonné. Cette mort nous a ôté bien des inquiétudes, car nous redoutions avec raiſon l’indiſcrétion de ce Malheureux.

Continuée à minuit.

Quelles nouvelles horreurs ! ma Femme n’eſt plus. Elle s’eſt empoiſonnée, & me marque par une Lettre qu’on a trouvée ſur ſa chiffonnière, qu’ayant partagé les crimes de Nilevar, elle a voulu partager ſa punition. „ Mon Frère m’a dit que vous ſaviez tout ; il ne m’auroit pas été poſſible de vivre avec votre haine & votre indignation, je meurs en vous adorant ; l’Amour a cauſé ma jalouſie, & c’eſt la jalouſie qui m’a rendu coupable ; ſoyez heureux, c’eſt le dernier de mes vœux „. Elle n’avoit point paru à dîner. À cinq heures, Clemency eſt venu me faire une viſite ; il en étoit neuf que nous ne ſongions pas à nous ſéparer, cet aimable Garçon ne ſe laſſoit pas de me faire des excuſes, de me jurer qu’il auroit toujours pour moi la tendreſſe d’un Frère ; notre entretien fut interrompu par une Femme de Mylady. — Je ne ſais que penſer, Mylord, de la retraite de ma Maîtreſſe, depuis que Monſieur le Chevalier l’a quittée ; il étoit midi, elle s’eſt renfermée dans ſa chambre, en défendant qu’on y entre avant qu’elle ne ſonne, elle n’a rien pris de la journée, & voilà trois fois que je frappe à la porte, ſans qu’elle réponde ; j’ai prêté l’oreille à la ſerrure, ſans entendre le moindre bruit. — Courons, dis-je auſſi-tôt ; Clemency me ſuit ; je fais appeler Barrito, nous frappons à pluſieurs repriſes, à la fin je fais enfoncer la porte. Nous trouvons Mylady étendue dans un fauteuil ; un verre reſté à côté d’elle, ne laiſſoit aucun doute ſur les moyens qu’elle avoit employés pour ſe donner la mort. Malgré ſes torts envers moi, je ne pus me défendre d’être très-vivement affligé, la lecture de l’écrit qui m’étoit adreſſé, redoubla mon chagrin. Eſt-il, en effet, un ſpectacle plus touchant, que celui d’une jeune & jolie Femme qui a eu le courage de s’arracher la vie ? Le Chevalier en fut moins affecté que moi. Clemency m’enleva de ce lieu funeſte ; ſon carroſſe étoit dans ma cour, nous y montâmes, & il me conduiſit chez lui, où il exigea que je priſſe un appartement. Le Frère de ma Femme s’étoit chargé de lui faire rendre les derniers devoirs : voilà, mon cher William, le ſort qu’a eu l’hymen de ton malheureux Ami. Lié entièrement avec l’Époux d’Émilie, je dois renoncer à mon amour ; quelque violence qu’il faille faire à mon cœur, j’obtiendrai au moins qu’il renferme en lui-même le ſentiment dont il eſt pénétré. Je n’ai pas voulu me coucher ſans finir ma Lettre, j’ai pourtant grand beſoin de repos. Je ſuis troublé de tant d’évènemens extraordinaires, le temps peut-être en effacera le ſouvenir ; mais il ne pourra rien ſur mon amitié pour toi.

Charles Clarck.

De Paris, ce … 17