Anna Rose-Tree/Lettre 107

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Veuve Duchesne (p. 179-190).


CVIIme LETTRE.

Miſtreſs Goodness,
à Betsy Goodness ſa Fille ;
à Clermont-en-Auvergne.

Rage, déſeſpoir ! ô ma Fille ! me voilà perdue, ruinée. Le Chevalier Roſe-Tree, tu te rappelles tout ce que je t’en ai dit, & combien il a à ſe plaindre de moi ; je l’ai trouvé ici dans une maiſon où j’allois avec Monſieur Gérard, mon Aſſocié, porter des bijoux pour un mariage. Quand il ne m’auroit pas reconnue, je me ſerois décélée moi-même ; car en l’appercevant il m’a échappé un cri : tous les yeux ſe ſont fixés ſur moi. — Que viens-tu faire ici, malheureuſe, dit alors Roſe-Tree ? eſt-ce pour renouveler mes tourmens ? Voilà, ajouta-t-il en s’adreſſant à tout le monde, la cauſe de toutes mes peines. Monſtre abominable !… Non, tu ne t’échapperas pas. Je cherchois en effet à ſortir. Je veux, en préſence de tous mes Amis, confeſſer mes fautes & révéler tous les crimes dont tu t’es rendu coupable. M. Gérard demanda la permiſſion de ſe retirer. — Non, non, s’écria le Chevalier, ſi vous êtes ſon mari, il eſt néceſſaire que, pour vous garantir de ſes fourberies, vous connoiſſiez ſon caractère atroce. Pour me rendre plus intelligible, il faut que je prenne mon hiſtoire de bien haut. Je m’étois tapie dans un coin ; ma poſition étoit terrible. Quand il vit que l’on étoit diſpoſé à l’écouter, il commença ainſi :

HISTOIRE


Du Chevalier Rose-Tree.

„ Je ſuis né à Londres, de Parens très-riches & d’un rang diſtingué. Je fus le ſeul fruit d’une union que l’Amour & la convenance s’étoient plu à former. Je n’avois que ſept ans lorſque ma Mère mourut : mon père en conçut un véritable chagrin ; mais comme il aimoit beaucoup les plaiſirs & que les plaiſirs étoient faits pour lui (car j’ai peu connu d’homme auſſi aimable), il ſe remit bientôt dans le tourbillon. Il confia mon éducation aux ſoins d’un ancien Valet-de-Chambre qu’il croyoit honnête & vertueux. Hélas ! c’eſt à ſa mépriſe que je dois tout ce que j’ai ſouffert dans le courant de ma vie. Harlett poſſédoit tous les vices. Je ne tardai pas à profiter de ſes leçons, l’exemple qu’il me donnoit s’inſinuoit dans mon cœur ; à quinze ans je ſurpaſſois mon Maître. Harlett, dès l’âge le plus tendre, m’avoit conduit dans des maiſons de jeu & chez des Filles de joie. Je pris goût pour ce genre de vie qui devoit aboutir à ma ruine & à mon déshonneur. Une ſcène affreuſe, dont je fus le témoin, & où Harlett perdit la vie, ne me corrigea pas. Nous étions dans un tripot : depuis quelques minutes, j’avois quitté le jeu, & j’attendois pour me retirer que Harlett eut fini un coup important ; il le gagna. Son adverſaire prétendit qu’il avoit friponné ; la galerie, qui avoit parié pour lui, ſoutint l’accuſation. Harlett ſe fâcha ; on le menaça : malgré mes avis, comme il s’agiſſoit d’une ſomme conſidérable, il continua à diſputer ; la querelle ſut vive : Harlett oſa donner un ſoufflet à celui qui le premier avoit ſuſpecté ſon honnêteté ; dans l’inſtant il fut ſaiſi & jeté par la fenêtre ; il tomba ſi malheureuſement que ſa tête fut fracaſſée, & qu’il expira avant qu’on ait pu le ſecourir. Je m’en revins chez mon Père très-affecté de cette aventure dont il fallut inſtruire le Chevalier Roſe-Tree, toutefois en palliant les torts de Harlett & les miens. Mon Père me fit promettre plus de circonſpection, & je continuai à n’être gêné en rien.

Pluſieurs années ſe paſſèrent de cette ſorte ; je hantois toujours la mauvaiſe compagnie, mais je cachois ſoigneuſement à mon Père mes inclinations vicieuſes. J’avois vingt-ſix ans lorſqu’il mourut, je le regrettai ſincérement. Cependant je ne fus ni plus ſage ni plus rangé ; & quelque conſidérable que fut ma fortune, je ne tardai pas à la diſſiper. Je fis alors connoiſſance avec une jeune perſonne de qualité charmante ; j’en devins amoureux, & ne vis pas ſans plaiſir que mon hommage ne lui déplaiſoit pas. Ma mauvaiſe réputation fut un obſtacle à mon mariage avec Miſs Green. Ses parens me refuſèrent : Cependant comme je voyois ſouvent la belle Éliſabeth chez une Dame de notre connoiſſance, je ne m’apperçus d’aucun changement en elle. Un jour elle m’écrivit qu’on vouloit la forcer d’épouſer Mylord Croſs-Baw, & qu’elle étoit au déſeſpoir. Je lui répondis que ſi elle avoit un peu d’amitié pour moi, elle ne devoit pas éviter à venir ſe jeter dans mes bras ; que notre union une fois contractée, elle ne devoit pas douter d’obtenir ſon pardon de ſes Parens, dont elle étoit adorée. Elle ſuivit mes conſeils, tout réuſſit comme je l’avois prévu. Lady Roſe-Tree rentra en grâce, & je fus reçu comme le Mari d’une Fille adorée. Je m’étois fait une loi en donnant ma main à Miſs Green, d’abandonner mes mauvaiſes habitudes.

Pendant trois mois, je me tins parole & j’étois parfaitement heureux. Le haſard ou plutôt mon malheur, me fit rencontrer cette Furie. Elle étoit alors jeune & jolie ; mais ſon ame, qui ſans doute n’a pas changé, étoit l’aſſemblage des vices les plus abominables. Elle me fit des agaceries ; mon ancien goût pour les plaiſirs faciles, me la fit accueillir : bientôt elle réveilla en moi des paſſions qui n’étoient qu’endormies, elle uſa de tous les moyens que la nature lui avoit donnés pour me captiver entièrement, & ne négligea rien pour m’inſpirer de la haine pour ma vertueuſe Épouſe. Par combien de calomnies elle me conduiſit au plus énorme des crimes ? Ses conſeils ne tendoient qu’à me défaire de ma Femme, de mon Beau-père, & de ma Belle-mère, afin d’envahir leur fortune & de la lui ſacrifier. La ſoif de l’or étoit chez cette malheureuſe le premier des beſoins à ſatisfaire. Je l’aimois ; l’Amour avoit couvert mes yeux de ſon bandeau, & ne me laiſſoit appercevoir que ſes charmes. Je ne puis me rappeler, ſans horreur pour moi-même, les traitemens affreux que j’ai fait éprouver à mon adorable Épouſe. Je trouvai un jour Aſtrea (c’étoit le nom de la miſérable que vous avez ſous les yeux) toute en larmes ; ma tendreſſe ne négligea aucun moyen pour ſavoir la cauſe de ſon chagrin. — Hélas ! me dit-elle, on vend demain à Chelſea, une maiſon que je voudrois avoir ; ſi je la manque, j’en mourrai de chagrin. Je fis mon poſſible pour lui faire voir l’impoſſibilité de ſatisfaire un déſir auſſi déplacé. Je m’étois déjà engagé pour huit mille livres, & ne pouvois plus trouver d’argent à emprunter.

Elle refuſa d’écouter la raiſon, & finit par me défendre de remettre les pieds chez elle, ſi la maiſon de Chelſea ne lui étoit pas adjugée le lendemain. Prières, inſtances, ſupplications, rien ne put la calmer ni la faire changer d’avis. Je ſortis au déſeſpoir, ne ſachant quel parti prendre, & amoureux comme un fou. Je rentrai chez moi, mon Valet-de-Chambre me dit que ma femme ne ſe portoit pas bien : je montai dans ſon appartement, elle étoit ſeule ; je la forçai à me remettre tous ſes bijoux ; je ſuppoſai une dette d’honneur à ſatisfaire. Hélas ! je n’eus que la demande à lui en faire, elle n’héſita pas un inſtant, & me promit de n’en parler à perſonne.

Je courus vendre ſes diamans ; j’en fis une ſomme aſſez forte. Je volai à Chelſea ; en moins d’une heure tout ſe trouva arrangé : muni du contrat paſſé au nom d’Aſtrea, je me rendis chez elle. Je vous peindrai difficilement ſon contentement à la vue de ce nouveau bienfait. Pendant huit jours elle ne ceſſa de m’en témoigner ſa vive reconnoiſſance ; jamais elle ne m’avoit ſemblé ſi ſéduiſante ; ma paſſion en augmenta de moitié. Dans cet intervalle, Lady Roſe-Tree accoucha d’une Fille ; mon cœur étoit trop rempli d’un autre objet pour s’occuper de ce qui n’y avoit pas rapport. Je négligeai totalement ma Femme ; elle ne s’en plaignit pas (ſa douceur étouffoit tout ce qui avoit l’air d’un reproche) ; mais il étoit aiſé de voir que ma froideur la chagrinoit beaucoup. Aſtrea, comme toutes les Filles de ſon état, n’en vouloit qu’à ma bourſe. Son libertinage effréné étoit ſi public, que tous les jours on offroit de me donner la preuve qu’elle me trompoit, mais il falloit pour me deſſiller les yeux, que je fuſſe moi-même témoin de ſon infidélité ; c’eſt ce qui m’arriva. Je voulus lui reprocher ſa perfidie : ſon effronterie me confondit. — Quel droit, me dit-elle, avez-vous ſur ma conduite ? je ne connois point de Maître chez moi ; ſortez dans l’inſtant & ne paroiſſez jamais devant mes yeux. Foible à l’excès, ou pour mieux dire, abruti par ma paſſion, je tombai aux pieds d’Aſtrea ; je lui demandai pardon de mon emportement, je convins que j’avois tort de blâmer ſes actions ; ma grâce me fut enfin accordée, mais à condition que je n’oſerois de la vie lui faire des leçons : je m’en retournai content. Combien j’étois mépriſable ! ma mauvaiſe conduite devoit avoir une fin. C’eſt ici, mes Amis, dit en ſanglotant le Chevalier, c’eſt ici où j’ai beſoin de toute votre indulgence, vous allez frémir. Hélas ! vingt ans paſſés dans le repentir & la douleur, n’ont pu effacer le ſouvenir de cette affreuſe cataſtrophe. Prié d’une partie de campagne avec pluſieurs de mes Amis, nous nous livrâmes à la débauche ; je ne rentrai dans la Ville qu’à ſix heures du matin ; je vole chez Aſtrea, ſa Femme-de-Chambre me dit qu’elle avoit été enlevée la veille par un ordre ſupérieur, & me remit enſuite une Lettre à mon adreſſe qu’elle venoit de lui faire paſſer. Voici le contenu de ce déteſtable écrit.

Lettre de Miſs Astrea,
au Chevalier Rose-Tree.

„ Vengeance ! mon cher, vengeance ! ou ma haine éternelle. Je ſuis privée de la liberté peut-être pour toute ma vie : Ce complot (j’en ai la certitude) a été machiné par tous les Green poſſibles ; votre Femme eſt à la tête ; j’ai vu, j’ai reconnu ſon écriture. Vengeance encore une fois, ou vous êtes chaſſé à jamais du cœur de

Sophie Astrea.

Voilà l’aiguillon & l’excuſe de ma brutalité. Je cours chez moi ; j’entre chez ma Femme, elle m’attendoit tenant ma Fille dans ſes bras,[1]

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En quittant Londres, je me ſuis rendu en Eſpagne ; bientôt mes remords me conduiſirent ailleurs. J’ai parcouru pendant ſeize ans l’Italie, la Ruſſie, la Pologne, la Suède, le Danemarck, la Hollande, & vins enſuite en France. La vie retirée que je voulois mener ne me permit pas de reſter à Paris, la joie des autres étoit un tourment pour moi ; je préférois Saint-Germain à cauſe de l’air & de la poſſibilité d’être ignoré. Le haſard ou plutôt le bonheur qui ſembloit m’avoir abandonné, me procura la connoiſſance de Mylady Clemency ; je vis la charmante Alexandrine & l’aimai ; ma paſſion fut ſi vive, que j’oubliai preſque les chagrins qui me dévoroient depuis un temps conſidérable. Le délire de l’amour m’auroit fait parler, un retour de raiſon m’impoſa ſilence. Ma première Femme a été ſi malheureuſe, me ſuis-je dit ! Je ſuis changé ſans doute, & je ſuis ſûr de faire le bonheur de Mademoiſelle Dubois ; mais ſi par une ſuite de ma mauvaiſe fortune, elle alloit ſavoir combien j’ai été coupable, que penſeroit-elle de mon affreux caractère ? Sans pitié pour mon changement, elle me haïroit : que deviendrois-je alors ? Je pris donc le parti de cacher mes ſentimens ; mon cœur en fut navré, mais il ſe réſigna. La vue de cette miſérable a rouvert toutes mes bleſſures légérement cicatriſées, & je n’ai pu me refuſer au déſir de me faire connoître : je ſerai blâmé ; mais à coup ſûr, je ſerai plaint. ”

Lorſque le Chevalier eut ceſſé de parler, tout le monde me fixa avec indignation : je ſortis pour mettre fin à cette ſcène humiliante, M. Gérard me ſuivit. En rentrant à la maiſon, il me ſignifia que j’euſſe à lui rendre mes comptes. Après les avoir vérifiés, il trouva, que non ſeulement ce que j’avois mis dans notre aſſociation étoit diſparu, mais encore qu’il manquoit un tiers dans ſes avances. Sans pitié, il me fit arrêter & conduire au Fort-l’Évêque, priſon, où je ſuis depuis vingt-quatre heures. J’eſpère, ma chère petite, que tu n’héſiteras pas à me rendre ma liberté : il ne s’agit que de payer à M. Gérard douze mille livres. Tu me demanderas ſans doute, comment j’ai pu me déranger juſqu’à ce point : je ſuis ta Mère, ce titre me diſpenſe d’entrer dans aucun détail ; d’ailleurs, tu connois mes goûts, il te ſera facile de deviner l’emploi que j’ai fait de tant d’argent ; je puis pourtant t’aſſurer que l’événement qui m’arrive, ſera une leçon pour l’avenir ; déſormais je ſerai moins libérale. Adieu, ma Betſy ; il eſt, je penſe, inutile de te répéter que ce ſéjour n’eſt pas fait pour

Sophie Goodness.

Du Fort-l’Évêque, ce … 17


  1. Le Chevalier Roſe-Tree fait ici les détails rapportés dans la Lettre XXIIIme d’Anna Roſe-Tree à Émilie Ridge, & dans la Lettre CVme de Staal Anger à Mylady Ridge.