Anna Rose-Tree/Lettre 13

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Veuve Duchesne (p. 57-62).


XIIIme LETTRE.

D’Anna Rose-Tree,
à Émilie Ridge ;
à Rocheſter.

Ne me nommez plus votre Amie : non, je ne ſuis plus digne de l’être. Tout ce que vous avez craint, tout ce que j’ai craint moi-même, eſt arrivé. Mon ſecret n’en eſt plus un pour celui à qui je devois éternellement le cacher ; c’eſt par vous, ma chère Émilie, qu’il a tout découvert. Avant de m’accuſer, daignez m’entendre : J’ai reçu, hier au ſoir, votre Lettre ; le tendre intérêt que vous prenez à moi, perce à travers chaque expreſſion. Je ſentois la ſolidité de vos raiſonnemens, & j’applaudiſſois à vos conſeils. J’avois laiſſé Mylord & Mylady faire une partie de piquet, & j’étois deſcendue dans le jardin pour y rêver à mon aiſe ; je pris, ſans m’en appercevoir, le chemin du boſquet où j’avois un jour trouvé Andrew. Le ſouvenir de mon portrait m’agita extraordinairement. Eſpérant que la lecture de votre Lettre chaſſeroit toute autre idée, je la mis ſous mes yeux ; le remède fut efficace. Je ne penſois plus qu’à vous. La nuit me força à rentrer ; l’heure de ſe retirer arrivée, je monte dans ma chambre : l’image chérie de celui que je n’oſe nommer, vint encore m’occuper. Il faut, dis-je, oppoſer à cette penſée la Lettre de mon Émilie. Je la cherche vainement, & je m’apperçois avec douleur qu’elle eſt perdue. J’aurois volontiers volé au jardin pour la chercher : mais toutes les portes ſe ferment à onze heures ; & il étoit minuit. J’attendis le jour ſans me coucher, dans des inquiétudes affreuſes. À ſept heures, je courus au jardin. Andrew s’y promenoit déjà : mes perquiſitions furent vaines ; la Lettre n’étoit dans aucun des endroits que j’avois parcourus la veille. Andrew m’aborda. — Miſs n’auroit-elle pas perdu une Lettre. — Juſtement ! c’eſt elle que je cherche : donnez-la-moi. — La voilà, me dit-il, en me la préſentant. — Je me flatte que vous n’en avez pas lu le contenu ? — Vous m’excuſerez, Miſs, & il rougit beaucoup. — Téméraire ! vous êtes bien oſé ! — Ô Miſs, pardonnez mon indiſcrétion. — Vous l’avez lue…… vous ſavez. — Que je ſuis le plus heureux des hommes, dit-il, en tombant à mes genoux. — Levez-vous, Monſieur Andrew, & ne paroiſſez jamais devant mes yeux. Il obéit à l’inſtant ; oui, mon Amie, il s’éloignoit. Pour mon malheur, je fixai mes yeux ſur les ſiens ; je vis des larmes. — Vous vous en allez donc ? — Dites un mot, & je vole à vos pieds. — Il eſt dit, ce mot : il ne ſe le fit pas répéter. — Enfin, vous connoiſſez toute ma foibleſſe ! mais ſi jamais vous aviez l’indiſcrétion… — Ah, Miſs ! connoiſſez mieux celui dont vous faites le bonheur. Je vous ai adorée dans le ſilence ; j’aimois ſans eſpoir ; & aujourd’hui je pourrois… Non, Miſs, vous ne le croyez pas : ce ſecret charmant ſera éternellement renfermé là (il me montroit ſon cœur). — Dites-moi par quel haſard ma Lettre eſt tombée entre vos mains ? — Tous les jours à mon lever, & avant de commencer mon ouvrage, je viens dans ce boſquet pour y contempler & multiplier votre image. — Vous ſavez donc peindre ? — Oui, Miſs. — Continua-t-il. — C’eſt dans l’allée qui y conduit que j’ai trouvé cette bienheureuſe Lettre ; elle vous étoit adreſſée, pouvois-je me défendre d’un mouvement de curioſité ? — Vous connoiſſez donc toute ma foibleſſe ! Ah ! Andrew, combien ce moment-ci me cauſera de regrets ! — Des regrets ! & pourquoi, adorable Miſs ? n’êtes-vous pas certaine que mon reſpect égalera toujours mon amour ? Quel changement un ſeul jour apporte dans mon ſort ! Hier, le plus infortuné, aujourd’hui, le plus heureux des hommes. Cependant il me reſte encore une incertitude. — Et quelle eſt-elle, après ce que vous avez lu ? — Cette Lettre n’eſt point de vous, craindriez-vous de me dire… — Cruel Andrew ! & n’en ſavez-vous pas beaucoup plus que je ne dois… — Je me ſuis flatté en vain d’avoir touché votre cœur ; ſi vous n’étiez pas indifférente, que vous coûteroit-il de m’avouer… Il me ſeroit ſi doux de vous entendre prononcer ce que je vous dis avec tranſport… Je vous aime… Ah ! ſi vous vouliez répéter… — Qu’exigez-vous ? Ne ſuffit-il pas que je le penſe. — Je ne demande plus rien, belle Anna ! ce mot ſuffit à mon bonheur. Il eſt donc vrai que je ſuis aimé de la divine Roſe-Tree : tous mes vœux ſont remplis. Il étoit toujours à mes genoux ; une de mes mains que je lui avois abandonnée, étoit couverte de baiſers & de larmes que le plaiſir faiſoit couler ; moi-même, dans un raviſſement que je n’avois jamais éprouvé, j’étois loin de lui ſavoir mauvais gré des preuves touchantes qu’il me donnoit de ſa tendreſſe. Un léger bruit rompit le charme. Andrew ſe leva avec précipitation, & fut voir ce qui l’occaſionnoit. — C’eſt mon Père, Miſs, qui vaque à ſes occupations. Afin d’éviter le plus petit ſoupçon, je vais à mon devoir. Il baiſa ma main, & s’éloigna, non ſans retourner pluſieurs fois la tête. Je ne ſongeai à quitter la place, que quand je le perdis de vue. C’eſt en ce moment que je ſentis l’énormité de la faute que je venois de commettre. Je ſuis rentrée dans ma chambre pour vous écrire ; daignerez-vous lire la Lettre de la malheureuſe Anna ? Daignerez-vous la plaindre ? Ô mon Amie ! qu’eſt devenu ce temps heureux où je ne déſirois que le plaiſir de cauſer avec vous en liberté. Depuis mon départ de Rocheſter, je n’ai fait que courir de faute en faute. Adieu, ma chère Émilie. Dites, oh ! dites que vous aimez toujours l’infortunée

Anna Rose-Tree.
De Break-of-Day, ce … 17