Anna Rose-Tree/Lettre 19

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Veuve Duchesne (p. 98-109).


XIXme LETTRE.

Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree ;
à Break-of-Day.

Enfin je puis donc encore m’entretenir avec l’Amie de mon cœur. Combien de choſes à vous écrire, ma chère Anna ! Que de cruelles ſcènes à vous détailler depuis trois mois que j’ai quitté Miſtreſs Hemlock ! À quelles épreuves n’ai-je pas été en butte ? Ce n’eſt que d’hier qu’il m’eſt poſſible de vous tracer mes malheurs. Je les prends au moment où Mylady vint me chercher à la Penſion de Rocheſter. Je montai avec elle dans une berline où étoit une de ſes femmes, vieille fille acariâtre & méchante. On me fit placer à côté d’elle. Ma Mère occupoit ſeule le fond. Nous allâmes grand train toute cette journée. À la nuit on nous arrêta devant un cabaret de mince apparence. Notre ſouper fut léger. Mylady me fit coucher dans la même chambre qu’elle, & Miſtreſs Staal (c’eſt le nom de l’ancienne ſuivante). À ſix heures du matin, il fallut ſe remettre en route. Nous trouvâmes des viandes froides dans le carroſſe, ce qui fit que nous ne deſcendîmes de voiture que le ſoir. Ce ne fut pas comme la veille dans une auberge. Une grande cour dans laquelle on nous fit d’abord entrer, me perſuada que ce pourroit bien être là le terme de nos voyages. Je ne me trompois pas pour l’inſtant. Nombre de valets vinrent au devant de nous avec des flambeaux. Mylady fut reçue dans cette maiſon comme la Maîtreſſe ; elle me conduiſit elle-même dans une chambre aſſez bien ornée. — Voilà votre appartement, Émilie, vous ne le quitterez que pour recevoir la main de M. Spittle ; & ſi vous continuez à réſiſter à mes volontés, ce lieu ſera votre tombeau. Songez-y bien. — Mon parti eſt pris. Mylady, malgré mon obéiſſance, je ne puis… — N’achevez pas, me dit-elle, en me coupant la parole. Je vous laiſſe quinze jours pour réfléchir. D’ici à ce temps on vous apportera à manger dans votre chambre. Elle ſortit en finiſſant ces mots. Staal fut chargée de me ſervir. Elle m’apporta peu d’inſtans après un ſouper aſſez délicat. Je mangeai peu, & me couchai très-affligée. Dès qu’il fut jour, je me mis à parcourir la chambre. Les fenêtres étoient garnies de barreaux de fer, & la porte étoit fermée en dehors. Deux cabinets compoſoient avec la chambre à coucher tout mon appartement. Pendant les quinze jours qu’on m’avoit donnés je ne vis que la ſeule Staal. Il eſt vrai qu’elle eut grand ſoin de ne me laiſſer manquer de rien. Quand je lui demandois des nouvelles de ma Mère, & ſi elle étoit toujours dans la maiſon, elle me répondoit : — Ne vous inquiétez pas, Miſs, vous la verrez aſſez tôt. Conſentez à ſes déſirs, c’eſt le conſeil le plus ſage que je puiſſe vous donner, & ſoyez ſûre qu’elle vous aimera autant que Miſs Fanny. Enfin, le terme fatal arriva. Au jour précis, ma Mère ſe fit annoncer. — Eh bien ! Émilie, vous rendez-vous à votre devoir ? & puis-je eſpérer d’être obéie ? — Je n’ai pas changé de façon de penſer : Mylady, ordonnez de mon ſort, mais il ne dépendra jamais de M. Spittle, — Monſtre abominable ! s’écria-t-elle en fureur ; de gré ou de force, tu feras mes volontés. — Pour l’amour de Dieu, Mylady, calmez-vous ! ne me traitez pas auſſi cruellement ! Je ne veux pas vous faire du chagrin ; mais…… — Toujours des mais, fille obſtinée ! Je te réduirai, je te le proteſte ; & puis ſe jetant ſur moi, elle m’accabla de coups. Un cri que m’arracha la douleur, engagea Staal à entrer. Mylady me frappoit encore. — Ceſſez, Mylady, lui dit-elle, vous allez vous rendre malade. Vous avez des moyens de vous faire obéir, ſans compromettre votre ſanté. — Tu as raiſon, Staal : cette miſérable me feroit mourir de chagrin. J’uſerai des moyens dont tu viens de parler. Toutes deux ſe retirèrent. Il étoit cinq heures du ſoir lors de cette terrible ſcène. À huit heures, Staal m’apporta du pain & de l’eau. — En voilà plus que vous n’en méritez, me dit-elle durement ; vous pouvez vous coucher quand vous voudrez, on ne vous donnera pas de lumière. Je ne répondis rien. Je vécus encore huit jours de cette ſorte. Peu faite à un pareil genre de nourriture, j’étois extrêmement affoiblie. Un matin que je me ſentois aſſez mal, j’entendis du monde ſur l’eſcalier ; ma porte s’ouvre, je vois entrer Spittle & ma Mère, Staal & pluſieurs hommes que je ne connoiſſois pas. Avec la diſpoſition que j’avois, je ne pus voir ce ſpectacle ſans me trouver mal. Quand je repris connoiſſance, je fus fort étonnée de me trouver ſur mon lit. La ſeule Staal étoit à mes côtés. Dès qu’elle me vit mieux, elle quitta la chambre & ferma la porte avec ſoin. Je trouvai ſur ma table de nuit un bouillon & un poulet que je dévorai dans l’inſtant. Les forces me revinrent. Je dormis un peu, & le lendemain je me portois aſſez bien. Cependant je ne pouvois me figurer que j’euſſe effectivement vu Spittle & ma Mère, & je finis par croire que ce n’étoit qu’une illuſion. La diète que l’on m’a fait obſerver, me diſois-je, a cauſé ce preſtige des ſens. Mais la ſuite m’a cruellement déſabuſée. On me laiſſa encore quatre jours en paix : mon premier ordinaire avoit pris la place du ſecond. Staal, un après-dîner, vint m’avertir que ma mère m’ordonnoit de deſcendre. Je me rendis ſur le champ à ſes ordres ; la ſuivante me conduiſit à ſon appartement ; Spittle qui étoit avec elle, ſe leva pour me faire un ſalut que je lui rendis avec le moins d’humeur qu’il me fut poſſible. — Aſſeyez-vous, Émilie, me dit Mylady avec douceur ; voilà votre ouvrage, on m’a aſſuré que vous aimiez l’occupation ; je pris l’ouvrage & ne quittai pas les yeux de deſſus. Un laquais apporta une Lettre à Spittle ; ſa lecture le fit changer de couleur. — Dites que j’y vais ; puis s’adreſſant à ma Mère : — Vous permettez, Mylady, que je m’abſente pour quelques minutes, c’eſt une affaire preſſée. — Vous êtes abſolument le maître, répondit ma Mère. — Il ſortit ; elle prit un livre, & nous ne dîmes pas un mot. Au bout de deux heures elle parut inquiète de ne pas voir revenir Spittle. — Allons faire un tour de jardin. Je la ſuivis. À peine avions-nous fait cinquante pas, que nous vîmes le Jardinier accourir vers nous avec des démonſtrations de douleur, & quand nous pûmes l’entendre, il s’écria : Mon Maître eſt mort ; courez vîte à ſon ſecours. Quelques valets qui ſe promenoient accoururent aux cris du Jardinier, qui nous mena fort avant dans le Parc. Nous trouvâmes Spittle baigné dans ſon ſang, qui ſortoit à gros bouillon d’une large bleſſure qu’il avoit au ſein. Il tenoit dans une de ſes mains une épée qu’on eut bien de la peine à lui faire quitter ; ce qui prouva que ce n’étoit point un aſſaſſinat : du reſte il ne donnoit aucun ſigne de vie. On le porta au Château ; ma Mère étoit au déſeſpoir. Je ſuivois dans le plus grand ſilence. Mon étonnement n’étoit pas médiocre, & j’attendois avec impatience que cette aventure fut expliquée. Arrivés au Château, un valet-de-chambre de Spittle (car je vis bien alors que nous étions chez lui) qui entend un peu la Chirurgie, viſita la bleſſure de ſon Maître ; elle lui parut mortelle par ſa profondeur & la quantité de ſang qu’il avoit perdu : mais il aſſura qu’il alloit lui rendre la connoiſſance, qu’il n’étoit qu’en foibleſſe. En le déshabillant pour le mettre au lit, on trouva dans ſa poche la Lettre qu’il avoit reçue : on l’apporta à ma Mère, qui s’étoit retirée avec moi dans une chambre voiſine. Voici le contenu de l’écrit qu’elle me montra.




LETTRE.

Mon cher oncle.


J’arrive de *****, où j’ai laiſſé mon Père, votre Frère, dans la plus affreuſe miſère : je ſuis moi-même à la veille de mourir de faim, ſi vous n’avez pitié de moi. Je n’oſe me préſenter à votre Château, parce qu’on m’a dit que vous y aviez du monde. Cependant ſi vous refuſez de m’apporter quelques ſecours dans le Parc où je ſuis à vous attendre, je me réſoudrai à aller implorer vos bontés, en préſence des Perſonnes qui ſont chez vous ; je les engagerai à intercéder pour votre malheureux Neveu

Anthony Spittle.

— Seroit-il poſſible, s’écria ma Mère, qu’un Parent put ſe porter à de pareilles extrémités ? En ce moment on vint nous avertir que M. Spittle déſiroit nous voir toutes deux. C’étoit le Valet-de-Chambre dont je viens de parler. — Il eſt donc mieux, dit ma Mère ? — Il ne peut aller juſqu’à minuit, répondit ce garçon. Nous paſsâmes dans ſa chambre. — Approchez, Mylady. Votre Fille eſt un monſtre, elle avoit apoſté des gens pour m’aſſaſſiner. — Moi ! juſte Ciel, m’écriai-je ! Ah ! Mylady, gardez-vous de croire cette calomnie atroce ! — Vous le nierez vainement, repliqua le moribond. Mylady, promettez-moi de me venger, ſi je meurs. — J’en fais le ferment, dit ma Mère. — Eh bien ! c’eſt l’indigne Clarck…… Il n’en put dire davantage. En moins de trois minutes il rendit ſa vilaine ame. Ce ſpectacle hideux me remplit d’épouvante ; ma Mère m’accabla d’injures en préſence de tous les Domeſtiques. — Tu as entendu mon ſerment ; je le répète ſur le cadavre de l’infortuné à qui tu as donné la mort. Fuis, miſérable, de ma préſence : conduiſez-la à ſa chambre, dit-elle à Staal, & rendez-la auſſi malheureuſe qu’elle le mérite.

Dès que je fus ſeule, je repaſſai dans mon eſprit les choſes inouies qui venoient d’arriver. Je ne pouvois concevoir par quel haſard Mylord Clarck ſe trouvoit mêlé dans cette fatale aventure. On ne me donna aucunes nouvelles avant le lendemain. À ſept heures du matin, Staal vint me dire de me préparer : ma toilette ne fut pas longue. La même voiture qui nous avoit amenées, nous attendoit dans la cour : nous y montâmes, Mylady, Staal & moi. Vers le midi nous arrivâmes dans une Ville. On arrêta à une maiſon de peu d’apparence : un des Gens de Mylady étoit parti à cheval, ſans doute avant nous, car il nous attendoit à l’entrée de la Ville, & ce fut lui qui nous conduiſit à cette maiſon. Mylady deſcendit ſeule. Au bout de quelques inſtans on me fit dire d’entrer ; ma Mère me préſenta à une femme âgée. — Voilà la perſonne dont je viens de vous parler : c’eſt une malheureuſe qui eſt capable de tout ; veillez à ſa conduite ; ſongez, Miſtreſs, que vous m’en répondez. — Nous tâcherons de la réduire, répondit cette femme ; & ma Mère partit. — On vous a donné bien mauvaiſe opinion de moi, dis-je alors, j’eſpère cependant, Miſtreſs, vous convaincre que je ſuis plus à plaindre qu’à blâmer. — Tranquilliſez-vous, Miſs, vous ne trouverez point en moi un tyran. Commencez par me regarder avec plus d’aſſurance, je ſerai plus votre Amie que Votre Maîtreſſe. Évitez ſurtout, ma belle enfant, de vous livrer ainſi à la douleur. Elle me conduiſit alors dans une aſſez jolie chambre. — S’il vous manque quelque choſe, il ſuffira de le dire, on ſatisfera vos déſirs dans l’inſtant. Je vais vous envoyer à dîner. Je ſuppoſe que vous aimerez mieux, dans les commencemens, manger à votre petit couvert ? — Je ſuis comblée de vos bontés ; mais croyez, oui, croyez que je m’en rendrai digne. — Je vous laiſſe ; quand vous aurez dîné je reviendrai, nous cauſerons enſemble, & nous chercherons s’il n’eſt point de remède à vos maux. La douceur de cette femme & ſes honnêtetés redoublèrent l’étonnement que j’éprouvois depuis vingt-quatre heures. La ſervante qui m’apporta à dîner me dit que j’étois à * * * ; que la Maîtreſſe s’appeloit Miſtreſs Bertaw, & qu’elle avoit dans ſa Penſion douze Demoiſelles parfaitement bien nées. Miſtreſs Bertaw vint comme elle me l’avoit promis. — Eh bien, Miſs, êtes-vous un peu remiſe de toutes vos tribulations ? — Vous avez diſſipé une partie de mes inquiétudes, Miſtreſs ; mais il me reſte une grâce à vous demander. J’ai une Amie que j’aime plus que moi-même, elle eſt ſûrement dans une véritable peine de moi, me permettez-vous de lui écrire ? — Aſſurément ; mais il faudra exiger d’elle qu’elle ne diſe à perſonne qu’elle a de vos nouvelles ; car ſi Mylady votre Mère ſavoit que j’ai contrevenu à ſes ordres, vous & moi pourrions nous en repentir, & puis je vous engage à prendre du repos aujourd’hui. Demain vous écrirez. Senſible à toutes ſes attentions, je lui promis de faire ce qu’elle déſiroit. Ce matin elle m’a apporté elle-même plumes, papier, &c. & me voilà à vous écrire. Adreſſez vos réponſes, ma chère Anna, à Miſtreſs Bertaw. Ne négligez pas de m’inſtruire de tout ce qui vous regarde, vous ſavez que cela intéreſſe infiniment votre confiante Amie


Émilie Ridge.

De … ce … 17