Anna Rose-Tree/Lettre 2

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Veuve Duchesne (p. 10-15).


IIme LETTRE.

Réponſe d’Anna Rose-Tree,
à Émilie Ridge ;
à Rocheſter.


Oui, ma chère Amie, j’ai été affligée, & même étonnée de votre extrême gaieté à l’inſtant de mon départ ; mais en réfléchiſſant ſur votre caractère folâtre, je me ſuis dit que j’aurois tort de vous en vouloir. Je paſſe à l’article de vos craintes. Calmez-les, ma belle Émilie ; je fuis arrivée à bon port, & beaucoup plus leſtement que ne ſembloit l’annoncer le délabrement de mon équipage (j’entre, comme vous le voyez, parfaitement dans vos idées). Les contes de la bonne Miſtreſs Turſ m’ont, en vérité, divertie : elle a infiniment d’eſprit ; vous l’avez mal jugée, en ne lui ſuppoſant que du radotage. Elle poſſède la confiance & l’amitié de ma Grand-maman, & je ne doute pas qu’elle ne les mérite.

Je fuis arrivée Jeudi, à ſix heures du ſoir, à Break-of-Day, terre de mon Grand-papa. Les environs m’ont paru charmans. Mylady Green a été la première perſonne qui s’eſt préſentée à ma vue, en entrant dans le Château. Je ne vous peindrai pas, mon Ami, la douceur de cette délicieuſe entrevue ; votre cœur doit vous la repréſenter. Elle m’a conduite à l’appartement de Mylord. — Je vous amène notre cher enfant, a-t-elle dit en entrant : j’ai volé aux genoux de mon Grand-papa, que des infirmités de vieilleſſe obligent à ne pas quitter ſon fauteuil : il m’a preſſée dans ſes bras, & j’ai ſenti des larmes qui tomboient ſur mon col. Le reſte de la ſoirée s’eſt paſſé en preuves réciproques de tendreſſe.

Mylady a eu la bonté de me conduire elle-même à l’appartement qui m’étoit deſtiné : c’eſt un des plus beaux du Château. — Depuis huit jours, ma chère Fille, je me ſuis occupée à y faire des embelliſſemens qui puiſſent te le rendre agréable ; ſi quelque choſe y manque, tu n’auras qu’à le dire à Miſtreſs Turſ : elle eſt l’intendante de la maiſon, & a ordre de ſatisfaire, & même de prévenir tes déſirs. Je te laiſſe, a-t-elle continué, avec la Fille de cette Bonne-femme ; elle eſt à ton ſervice. J’ai cru que tu ſerois bien-aiſe d’avoir avec toi une jeune Perſonne élevée ſous mes yeux. Je puis te répondre que c’eſt un excellent ſujet. Elle m’a baiſée ſur le front, & m’a quittée un inſtant après. Maria (c’eſt le nom de ma Femme-de-chambre) eſt entrée. Sa figure agréable prévient d’abord en ſa faveur.

Hier, Dimanche, il m’a été bien facile de voir à quel point Mylord & Mylady ſont aimés de leurs Vaſſaux. En ſortant du temple, où mon Grand-papa s’étoit fait porter, tous ſont venus le complimenter ſur mon arrivée. Si j’avois de l’amour propre, il ſeroit bien ſatisfait ; mais avec ma façon de penſer, je ne vois dans les éloges de ces bonnes gens que l’amour qu’ils portent à leur Seigneur, & qu’ils font rejaillir juſque ſur moi. À l’iſſue du dîner, Mylady a voulu me faire voir les beautés de la maiſon, que j’ai quittée trop jeune pour en avoir conſervé le ſouvenir. Les appartemens ſont vaſtes & richement meublés : mais rien n’eſt comparable à la magnificence d’une galerie de ſuperbes tableaux. Mon étonnement a été viſible. — Tu conçois avec peine, ma chère Fille, que l’on puiſſe employer tant d’argent à des choſes auſſi inutiles, ſurtout à la campagne. Mais ton Père avoit la manie des tableaux, & n’épargnoit rien pour ſe procurer les plus précieux : Je me mis à les conſidérer ; un ſeul fixa toute mon attention. Vainement je cherchois à m’en diſtraire : mes regards y revenoient ſans ceſſe. C’étoit le portrait d’une très-belle Femme. Le fond de ſa figure annonçoit de la triſteſſe. Entraînée par un attrait invincible, je reſtois en face de ce tableau. Mes yeux ne le quittoient que pour ſe porter ſur Mylady. Les ſiens étoient remplis de larmes : les miennes ſembloient n’attendre que ce ſignal, & je les ſentis couler. — La nature ne te trompe pas, c’eſt ma Fille, c’eſt ta Mère qui excite notre attendriſſement. Ne pleure pas ſa mort, continua Mylady : La pauvre Éliſabeth n’a vécu que pour ſouffrir. Ma tendreſſe n’a pu la garantir des peines dont elle a été la victime : mais, ma chère Fille, il faut mettre un frein à ta douleur : je ferai en ſorte de remplacer dans ton cœur celle qui me fut infiniment chère. Quelque jour je t’inſtruirai de l’hiſtoire de ton infortunée Mère : tu verras, par ſon exemple, combien une imprudence cauſe ſouvent de repentir. Mais il eſt temps d’aller rejoindre mon Mari : Songez, Anna, qu’il doit ignorer ce qui vient de ſe paſſer.

Dès que j’ai été retirée dans ma chambre, le ſouvenir de ce que m’avoit dit Mylady dans la journée a rempli mon ame de triſteſſe. Ma Mère a été malheureuſe, me ſuis-je dit ! & c’eſt d’aujourd’hui ſeulement que l’on m’en a parlé. Vous le ſavez, ma chère Émilie ; Mylady venoit me voir trois ou quatre fois dans le cours de l’année : mais elle a toujours évité de me répondre, quand je la queſtionnois ſur mon Père & ma Mère. Je n’avois même aucune certitude ſur la mort de l’un ou de l’autre. Oh ! comme il me tarde d’être inſtruite des particularités de la vie de ces chers Parens. L’amitié qui nous lie me fait une loi de ne vous rien cacher. Vous ſaurez donc auſſi, mon Amie, les raiſons du ſilence que l’on a ſi long-temps obſervé avec moi. En dépoſant mes ſecrets dans votre ſein, je vous prouve combien je compte ſur la ſolidité de votre cœur, bien différent de votre eſprit. Mais il ſeroit trop injuſte de vouloir que toutes les perfections fuſſent réunies dans une ſeule perſonne. Adieu, belle Émilie. Je ſuis pour la vie votre dévouée

Anna Rose-Tree.
De Break-of-Day.