Anna Rose-Tree/Lettre 4

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Veuve Duchesne (p. 20-26).


IVme LETTRE.

D’Anna Rose-Tree,
à Émilie Ridge ;
à Break-of-Day.

Vous avez bien raiſon, ma chère Amie ; je devrois me trouver parfaitement heureuſe : je le ſerois, ſans doute, ſi le ſouvenir des peines de ma Mère ne troubloit le plaiſir que Mylady Green s’empreſſe de me procurer. Il y a deux jours qu’elle a donné au Château une très-belle Fête, où ſe ſont trouvées toutes les Familles des environs. Si j’avois votre eſprit, ma belle Émilie, je pourrois vous faire plus d’un portrait, peut-être ridicule ; mais je me contenterai de vous parler ſeulement des Perſonnes de qui l’amabilité m’a le plus frappée. Le détail n’en ſera pas long, il ne s’agit que de la ſeule maiſon de Mylord Stanhope. Sa Terre de Pretty-Lilly n’eſt éloignée de celle de mon Grand-papa que de ſix milles. Il eſt infiniment honnête ; Mylady Stanhope m’a paru très-polie. L’un & l’autre m’ont préſenté le Lord Stanhope leur Fils, jeune Homme aſſez bien, mais d’une exceſſive fatuité. Une jeune Perſonne les ſuivoit : ma Grand-maman l’a priſe par la main pour lui donner un baiſer, & puis s’adreſſant à moi : — Voilà, ma chère Anna, Miſs Jenny Stanhope : c’eſt une Demoiſelle parfaitement aimable, & qui mérite les plus grands éloges. La jeune Miſs a baiſſé les yeux, & Mylady Stanhope a dit avec un air ſombre : — Plut à Dieu, Mylady, que ma Fille puiſſe s’approprier les complimens que vous avez la bonté de lui prodiguer : de nouvelles Perſonnes qui ſont entrées ont interrompu la converſation ; on a voulu que j’ouvriſſe le bal avec Lord Stanhope le Fils. Edward ſera bien fier, m’a dit ſa Mère quand je revins à ma place, d’avoir partagé des applaudiſſemens que vous méritiez ſeule : ce Fils ne m’a pas quittée d’un inſtant, & j’en ai eu beaucoup d’humeur. J’aurois voulu lier une converſation avec Miſs Jenny, qui me paroît juſtifier la bonne opinion que ma Grand-maman a conçue d’elle. Sa figure eſt charmante, & je crois qu’il eſt impoſſible d’avoir plus de grâces ; je ne dirai pas autant, car ma chère Émilie prouve cette poſſibilité. Après un très-bel Ambigu, tout le monde s’eſt retiré, à l’exception de Mylord Stanhope & de ſa Famille. On leur avoit fait préparer des lits. Hier au matin, tout le monde s’eſt raſſemblé pour déjeûner (mon Grand-papa eſt de tous les plaiſirs : deux Domeſtiques ont la ſeule occupation de le porter. Après une courte promenade, on a propoſé de faire de la muſique. Dans un clin d’œil il s’eſt formé un concert fort agréable. Le Lord Stanhope Père, joue de la baſſe, ſon Fils de la flûte, & ſa Fille a la plus jolie voix du monde ; je touche aſſez bien du clavecin, comme vous ſavez, & je chante un peu. Un Valet-de-Chambre de Mylord Stanhope donnoit du cor, & le Fils de notre Jardinier, qui joue parfaitement du violon, ne nous laiſſoit rien à déſirer. Dans un inſtant où Andrew — (c’eſt le violon dont je viens de parler), jouoit un concerto, je m’approchai de ma Grand-maman pour lui marquer mon étonnement ſur le talent ſupérieur que poſſède le Fils du Jardinier. — „ Vous ceſſerez d’être ſurpriſe, ma chère Fille, quand vous ſaurez que ce jeune Garçon a été élevé à Oxford avec le Fils cadet de Mylord Stanhope ; Frères de lait, ils conçurent dès leur enfance la plus grande amitié. Ce qui engagea Mylord à les laiſſer enſemble ; Andrew, témoin des leçons que l’on donnoit à ſon Maître, en profitoit : c’étoit même une émulation pour le jeune Stanhope, que l’on regardoit comme un bon ſujet ; il mourut à dix-huit ans ; rien ne peut être comparé à la douleur qu’en reſſentit Andrew. — Il revint alors chez ſon Père, qui avoit quitté le ſervice de Mylord Stanhope, pour entrer à celui de mon Époux. Les deux Maiſons n’étoient point en ce temps liées comme elles le ſont aujourd’hui. Mylord Green, qui vit dans Andrew un jeune Homme peu fait, par la façon dont il avoit été élevé, pour cultiver la terre, lui propoſa un autre état ; mais ce Garçon, dont le cœur eſt excellent, préféra d’aider ſon Père & ſa Mère, à qui il eſt tendrement attaché : Mylord Green aime infiniment la muſique, & ſouvent il le fait venir pour le déſennuyer. Au reſte tous les gens de la maiſon ont une eſpèce de conſidération pour Andrew, tant il eſt vrai, qu’une bonne éducation en impoſe à toutes ſortes de Perſonnes. Je ſuis charmée, ma chère Anna, a continué ma Grand-maman, que vous trouviez dans les talens de ce Garçon des moyens de diſſipation… „ On m’appela pour chanter un trio avec Miſs Jenny & Andrew. Il a la voix belle, & chante avec goût. Tout le monde applaudit à un air qu’il exécuta ſeul, excepté cependant le jeune Lord Stanhope, qui lui dit, ſans raiſon, qu’il avoit manqué en pluſieurs endroits : — Vous êtes encore un écolier, mon pauvre Garçon, ajouta-t-il, avec un air de pitié. Andrew ne répondit pas, mais rougit prodigieuſement. Je ne puis m’empêcher de blâmer la hauteur déplacée de ce jeune Fat. Ne ſait-on pas parfaitement que Mylord Stanhope eſt beaucoup au-deſſus, par ſa naiſſance, d’Andrew ; mais peut-être fort au deſſous, quant à la manière de penſer ; il eſt ridicule d’humilier ſon inférieur, quand il ne marque pas vouloir s’oublier.

Vers les cinq heures du ſoir, Mylord & ſa Famille reprirent le chemin de Pretty-Lilly. Nous ſommes priées d’aller y paſſer quelques jours. Le moment n’eſt pas fixé, mais mon Grand-papa a accepté la propoſition. L’amitié que j’ai conçue pour Miſs Jenny, me fait déſirer que cela ſoit bientôt, mais je voudrois que ſon Frère de s’y trouvât pas.

Cette Lettre eſt bien longue, & je me flatte, ma chère Émilie, que vous ne vous plaindrez pas que j’ai épargné des détails. Je ſuis, comme vous, très-curieuſe de connoître les Perſonnes qui accompagnoient Mylady Harris ; ma Grand-maman, à qui j’en ai parlé, dit qu’elle eſt très-liée avec Mylady Ridge & ſon Époux, dont on en dit beaucoup de bien. Il n’en eſt pas de même de votre Mère, elle ne paroît pas aimée ni approuvée du Public. Sans vouloir m’en rapporter à lui, il ne faut pas rejeter abſolument ſes avis. Je le compare à un excellent Auteur, qui outre les ridicules pour corriger de légers défauts. Adieu, ma belle Amie, ne négligez pas de m’écrire, c’eſt le moyen de me faire ſupporter votre abſence. Toute à vous.

Anna Rose-Tree.
De Break-of-Day, ce … 17