Anna Rose-Tree/Lettre 49

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Veuve Duchesne (p. 233-235).


XLIXme LETTRE.

Miſtreſs Anger,
à Peter Anger, ſon Époux ;
à Saint-Germain-en-Laye.

Il eſt donc décidé, mon cher Peter, que je ne jouirai plus, ou de long-temps, du plaiſir de te voir. Ton Maître a renoncé pour ſa vie à revenir en Angleterre : il eſt encore bienheureux qu’il t’ait rendu la permiſſion de m’écrire ; depuis près de dix-huit ans que tu m’as quittée, je n’avois eu aucune de tes nouvelles. Juge donc quelle joie a dû me cauſer ta Lettre. J’en ai penſé mourir. Je ſuis toujours au ſervice de Mylady Ridge ; tu te rappelles bien que j’y rentrai peu de jours avant ton départ. J’ai ſu gagner ſa confiance & ſon amitié. Cette femme qui hait tout le monde & qui n’aime perſonne, ne ſauroit ſe paſſer de moi. Il eſt vrai que pour me contenir dans ſes bonnes grâces, il m’a fallu entrer dans tous ſes mauvais deſſeins : mais je ne ſuis pas coupable de l’invention ; voilà mon excuſe. Au reſte, nous avons une Fille dont j’étois groſſe, comme tu ſais, un peu avant que j’entre au ſervice de ma Maîtreſſe. Eh bien ! cette Enfant eſt dans la plus belle paſſe poſſible. Je t’expliquerai tout cela une autre fois, & quand je ſerai ſûre de ta diſcrétion ; car c’eſt un ſecret bien important à garder. Apprends en attendant que ta Fille eſt jolie, bien faite, je te dis tout cela, perſuadée que tu en ſeras ravi. Elle te reſſemble comme deux gouttes d’eau, tu vois bien qu’elle doit être charmante.

La retraite de ton Maître me ſurprend infiniment ; comme l’on change ! Un homme qui aimoit tant le plaiſir dans ſa jeuneſſe ! Il eſt vrai que l’âge mûrit l’eſprit & le cœur. Vous avez donc voyagé en Italie, en Eſpagne, en Ruſſie, en Danemarck, en Pologne, & puis en France. Tu dois être bien ſavant : car j’ai toujours entendu dire qu’un Homme ſe formoit en voyant du pays. On ſe met drôlement, n’eſt-ce pas, dans tous ces endroits-là ? Tu ne me détailles pas aſſez tout ce que tu as vu ; je ſuis toujours curieuſe, mais je me ſuis corrigée du menſonge. C’eſt un défaut que tu m’as reproché, & qui, en effet, eſt bien déteſtable. Adieu, mon cher petit ; l’abſence n’a point changé mon amour, & je t’aime aujourd’hui comme le jour de nos noces.

Staal Anger.

De Raimbow, ce … 17