Anna Rose-Tree/Lettre 56

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Veuve Duchesne (p. 11-17).


LVIme LETTRE.

Sir Edward Stanhope,
à Sir Augustin Buckingham ;
à Dublin.

J’ai déjà ſurmonté de grandes difficultés, mon Ami, mais il me reſte encore un projet à effectuer, alors je deviens le plus heureux des hommes. Tu veux des détails, en voici. Le lendemain du jour où je t’écrivis ma dernière Lettre, ma Sœur vint me voir dès le matin, j’appris par elle que Peggi étoit la Fille de la première Femme-de-Chambre de Mylady Ridge ; qu’elle ne pouvoit la ſouffrir, & qu’elle ſe plaiſoit à la placer dans l’état le plus vil ; c’eſt Slope qui avoit inſtruit mon Père de ces circonſtances. Mylord Stanhope avoit écrit ſur le champ à Lady Ridge, pour la prier d’engager ſa Femme-de-Chambre à retirer ſa Fille de chez Slope ; il lui expliquoit les raiſons de cette demande. Ma Sœur avoit entendu faire lecture de la Lettre dont on attendoit la réponſe. Je vis bien qu’il ne me reſtoit pas de temps à perdre. Dès la même nuit je ſautai par ma fenêtre, aſſez heureuſement pour ne pas me bleſſer. Une croiſée ouverte au rez-de-chauſſée, me procura l’entrée de la maiſon. Je volai à la chambre de Liquorice ; aidé de ſon couteau & du mien, nous parvînmes à lever la ſerrure de ſa porte qui ne valoit pas grand’choſe. Je le conduiſis par le même chemin que j’avois pris. Nous traversâmes le jardin & eſcaladâmes facilement un mur qui étoit le ſeul obſtacle à notre évaſion. Je donnai à Liquorice quelques guinées, & lui recommandai de ne pas perdre de vue la maiſon de Slope. — Achète un cheval, lui dis-je, déguiſe-toi ; ſi l’on vient chercher Peggi, ſuis-la exactement, & viens enſuite à Londres me rendre compte du lieu où on l’aura dépoſée ; tu me trouveras at the Half-Moon[1], d’où je ne bougerai pas juſqu’à ton retour. Je connois l’intelligence de mon Valet, je le quittai certain qu’il rempliroit bien ſa commiſſion. Je me rendis enſuite à la Poſte, en ſix minutes une chaiſe ſe trouva prête à rouler ; je montai dedans, dix heures me ſuffirent pour me rendre à Londres. Le quatrième jour, je vis arriver Liquorice. Voici ce qu’il m’apprit de l’enlèvement de Peggi. — Je me rendis ſelon les ordres de Mylord, à Grove ; après avoir acheté un cheval que j’avois attaché à un arbre peu éloigné, je me plaçai à quinze ou vingt pas de la maiſon de Slope ; un buiſſon me cachoit ; je voyois parfaitement, & ne craignois pas d’être vu. Une partie de la journée ſe paſſa ſans que la porte s’ouvrit ; je commençois à craindre que je ne fuſſe arrivé trop tard, & j’étois fort incertain du parti que je devois prendre. Le bruit d’un carroſſe qui ſe fit entendre, redoubla mon attention. Il s’arrêta à la maiſon de Slope. On frappa long-temps inutilement ; à la fin on ouvrit, c’étoit Miſs Peggi elle-même ; c’eſt elle, s’écria l’homme qui étoit deſcendu de carroſſe, il parloit à une Femme avec laquelle il étoit venu. Eh bien ! répondit celle-ci, faites-la monter dans le carroſſe. La jeune perſonne voulut rentrer dans la maiſon ; mais on la retint : ſes cris attirèrent Miſtreſs Slope. — Arrêtez, miſérable ; la Femme qui étoit dans le carroſſe, s’avança. Ne puis-je donc reprendre ma Fille — Excuſez, Miſtreſs, reprit la Fermière, j’ignorois que ce fut vous. — Quoi ! dit alors Miſs Peggi, cette Dame eſt ma Mère, & elle en uſe ainſi ; & s’adreſſant à Miſtreſs Slope ; on nous trompe, ma chère Maîtreſſe, je ne ſuis point ſa Fille, & puis vous m’avez promis de me garder toujours avec vous, je ne puis conſentir à vous quitter. — C’eſt avec bien du regret que je vous laiſſe aller, ma chère Peggi ; mais il faut bien céder à la néceſſité. — Ce colloque finira-t-il bientôt ? dit alors la Mère de Miſs Peggi. — Miſtreſs Slope, voilà pour vous dédommager des ſoins que vous avez pris de ma Fille. — Gardez votre argent ; je ſerois amplement payée, ſi vous ne me raviſſiez pas ma récompenſe ; mais un peu d’or ne me conſoleroit pas de la perte que je fais. Elle embraſſa en pleurant Miſs Peggi, qui s’attacha à elle de toutes ſes forces ; on fut obligé d’uſer de violence pour les ſéparer. La jeune perſonne fut jetée dans le carroſſe, qui partit auſſitôt. Je joignis promptement mon cheval, & je rattrapai ſans peine la voiture que je ſuivois à une certaine diſtance. Elle ne s’arrêta que le lendemain au jour. Nous pouvions avoir fait cinquante milles : on fit entrer Miſs Peggi dans une maiſon de Payſan ; elle y paſſa la journée. Je fus me loger dans une mauvaiſe Auberge preſque vis à vis. Sur les quatre heures de l’après-dîner, la Mère de Miſs Peggi remonta en carroſſe avec l’homme qui l’avoit accompagnée ; comme la jeune perſonne n’étoit point avec eux, je ne m’inquiétois guère de ce qu’ils devenoient : Deux heures après, une Payſanne fit monter un cheval à Peggi ; elle en monta un autre, & elles partirent toutes deux ; un Valet de charrue les accompagnoit à pied. Je ne voulus pas les ſuivre à cheval ; je m’acheminai donc en me promenant. Elles arrêtèrent à the Little-Hill, Ferme de belle apparence, à deux milles du lieu où j’avois laiſſé mon cheval ; les Femmes entrèrent, & le Valet après avoir mis les chevaux à l’écurie, vint s’aſſeoir ſur la porte ; je m’en approchai, nous liâmes converſation ; je lui propoſai de venir boire un coup ou deux de bière, il accepta : en cauſant, je le mis ſur la voie de ſes Maîtres, il me répondit qu’il n’avoit point de Maître, qu’il étoit Fils d’un nommé Witton, Payſan aiſé des environs ; que ſa Tante étoit une groſſe Dame qui étoit venue le matin amener ſa Couſine à ſa Mère, pour la placer chez quelque Fermier ; que préciſément Salked, le Fermier à la porte duquel je l’avois trouvé, venoit de marier ſa Servante avec un de ſes Valets, & que ſa Couſine la remplaceroit ; que Salked voudroit bien l’avoir, lui, pour occuper la place du Valet, mais qu’il ne vouloit pas ſervir des étrangers. Si vous êtes ſans condition, ajouta-t-il, je me charge de vous faire entrer chez lui, il lui manque deux domeſtiques ; je le remerciai de ſes offres, en l’aſſurant que je n’en pouvois profiter. Nous nous quittâmes enſuite. J’attendis pour m’en retourner, le départ de Miſtreſs Witton ; elle ne quitta the Litthe-Hill qu’à la nuit ; Miſs Peggi vint l’éclairer pour monter à cheval, elle avoit l’air bien triſte. Enfin, je repris le chemin de Londres, où je me ſuis rendu ſans perdre de temps. J’ai fait en moins de quinze heures les ſoixante-dix milles qu’il y a d’ici à the Litthe-Hill. Mon cheval eſt mort de fatigue ; à huit heures du matin, j’ai pris la Poſte, & me voilà. Après avoir témoigné à Liquorice en paroles & en actions, combien j’étois content de lui, je me ſuis enfermé dans ma chambre pour réfléchir à ce que j’avois à faire. J’ai eu bientôt pris mon parti ; il eſt bien dirigé dans ma tête, & demain j’exécuterai mon grand projet ; tu ne le ſauras qu’après le ſuccès. Adieu, mon cher Auguſtin, porte-toi bien, & crois à l’amitié

d’Edward Stanhope.

De Londres, ce … 17


  1. À la demi-Lune, Auberge de Londres.