Anna Rose-Tree/Lettre 59

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Veuve Duchesne (p. 22-32).


LIXme LETTRE.

Sir Edward Stanhope,
à Sir Augustin Buckingham ;
à Dublin.

Tout a réuſſi au gré de mes déſirs, mon cher Auguſtin, mon projet eſt conſommé ; mais chut ſur tout ce que tu vas apprendre, ſonge que tu m’as promis une diſcrétion à l’épreuve de tout. Le ſecret que je te confie eſt de la plus grande importance ; ne pas obſerver un ſilence ſcrupuleux, ce ſeroit ſe déclarer mon ennemi à la mort & à la vie : d’après cette eſpèce d’exorde, j’entre en matière.

Après avoir laiſſé à Liquorice le temps de ſe remettre de ſes fatigues, je lui ai donné les ordres qui ſuivent. — Achète-moi quatre habits de Payſan, complets, deux à ma taille, deux à la tienne, tu y joindras l’attirail néceſſaire à de pareils vêtemens, & tu feras un paquet du tout, que tu apporteras ici. La commiſſion fut faite dès le même ſoir. — Te ſens-tu, dis-je alors à mon Valet, la force de ſuivre en tout l’exemple de ton Maître ? Sa réponſe fut conforme à mes déſirs, je l’avois jugé de même. — Eh bien ! va chercher des chevaux de poſte que tu feras mettre à ma chaiſe, dans deux heures je ſerai de retour, & nous partirons tout de ſuite. Je me rends chez le Banquier de mon Père ; après quelques difficultés, il m’avance deux cents Guinées. Je rentre ; mes ordres étoient remplis, je fais mettre ce précieux paquet dans le carroſſe, je monte avec Liquorice, & nous partons pour Wells, petite Ville à ſix milles de the Litthe-Hill. Dès le même ſoir je quitte l’Auberge, en recommandant à l’Hôte d’avoir ſoin de ma chaiſe. Suivi de mon Valet & du paquet, nous cheminons vers the Litthe-Hill ; à moitié chemin nous changeons nos habits pour en prendre d’analogues au perſonnage que nous allions jouer, nous faiſons un paquet des nôtres que nous cachons ſous les feuillages épais d’un buiſſon, & nous nous rendons à ***, village à deux milles de the Litthe-Hill. Liquorice, toujours mon conducteur, me mène à une Auberge qui étoit en face de la maiſon de Monſieur Wilton, on nous y loge comme deux pauvres Payſans ; ce commencement étoit rude, mais l’amour ſoutenoit mon courage. Dès le matin nous nous rendons chez Monſieur Wilton ; le Fils nous ouvre la porte. — Ah ! vous voilà, dit-il à mon camarade (c’eſt l’expreſſion convenable du moment préſent) ; qui vous amène ſi matin ? — Ma foi, répondit celui-ci, je viens profiter des offres que vous avez eu la bonté de me faire ; j’y ai réfléchi, & tout conſidéré, j’aime encore mieux ſervir à la campagne qu’à la ville ; & ſi Monſieur Salked a encore beſoin de deux Valets, voilà mon Couſin qui eſt fort honnête Garçon, qui pourra remplir la deuxième place, & j’occuperai celle du Garçon qui s’eſt marié. — Vous arrivez à propos, reprit le jeune Wilton, car après-demain, il doit lui arriver deux bons ſujets ; mais ne vous inquiétez pas, vous aurez la préférence : entrez, nous déjeûnerons, & puis nous nous rendrons à the Litthe-Hill. Je vois d’ici, mon cher Auguſtin, ton étonnement : tu n’y es pas, écoute toujours avec attention. Monſieur Salked nous agréa ſans difficulté : cependant ſelon mes intentions, Liquorice (qui avoit pris le nom de Barthelomew, & qui m’avoit donné celui d’Henry) demanda qu’il lui fut permis de s’abſenter pour huit ou dix jours ; il prétexta le mariage d’une de ſes Sœurs ; cela lui fut accordé, & ſon départ fixé à la huitaine. La matinée ſe paſſa à nous montrer ce que nous avions à faire ; mon emploi conſiſtoit à battre le grain, à mener boire les chevaux, à les étriller, & à conduire de temps en temps les charrues, les herſes, &c… Et comment ! vas-tu t’écrier, feras-tu pour te faire à un pareil travail ? M’y voilà accoutumé, & puis Peggi n’eſt-elle pas plus délicate que moi, cependant ſes occupations ſont tout auſſi pénibles. À l’heure du dîner nous nous ſommes tous raſſemblés dans une ſalle baſſe : Peggi Mettoit la table lorſque je ſuis entré, je craignois ſon étonnement au premier coup d’œil, & je fuyois ſa vue ; enfin elle m’apperçut, ma reſſemblance avec moi-même la frappa d’abord, & elle rougit prodigieuſement. Ah ! que cette rougeur la rendit belle, & me fit de plaiſir ; mes yeux qu’elle avoit rencontrés, l’engagèrent à baiſſer les ſiens ; mais bientôt la curioſité les reporta autour d’elle. Liquorice, qu’elle apperçut, augmenta ſon étonnement & ſon embarras ; ſon Maître, qui la vit gênée, lui dit : — Quoi ! Peggi, vous avez peur de nos nouveaux Valets. — Comment, ce ſont eux… Moi, Monſieur, non, en vérité, je n’ai pas peur… mais je ſuis étonnée… Notre Maîtreſſe m’appelle, je penſe. — Et laiſſez-la appeler, reprit Monſieur Salked, vous ne pouvez faire deux ouvrages à la fois ; au ſurplus, Bartholomew & Henry me ſont recommandés par votre Couſin, & je les crois deux bons Garçons. — Par mon Couſin !… Je n’imaginois pas… Enfin cela m’étonne. — Je n’y vois rien cependant de bien ſurprenant ; le jeune Wilton a été dans les Villes des environs, il a fait connoiſſance avec ces Garçons ; voilà comme les choſes arrivent. — Oui, Miſs, dis-je alors avec timidité, c’eſt ainſi que les évènemens les plus ſinguliers ne proviennent ſouvent que d’une cauſe bien naturelle. Miſtreſs Salked entra en ce moment. — Allons donc, Peggi, venez m’aider à apporter le dîner ; vous êtes une muſarde, je vous attends depuis une demi-heure. Excuſez-moi, Miſtreſs, répondit-elle avec douceur, j’écoutois notre Maître. — J’écoutois notre Maître, belle raiſon ! il vaut mieux agir que d’écouter. — Ma Femme eſt un peu criarde, nous dit Monſieur Salked ; mais il ne faut pas y prendre garde, quand elle a bien grondé, elle ſe tait ; au reſte elle a bon cœur & ſe plait à rendre ſervice. — Cette qualité, dis-je, efface tous ſes défauts. — Vous raiſonnez bien, me dit Monſieur Salked, en me frappant ſur l’épaule ; je vous crois de l’eſprit, les Dimanches nous cauſerons : vous ſerez bien aiſe d’apprendre de moi bien de petites choſes, les vieux en ſavent plus que les jeunes, &… Mais voici le dîner, allons, mes enfans, de l’appétit. Je pris place entre Liquorice & Monſieur Salked ; Peggi étoit vis à vis, entre la Maîtreſſe & une petite Vachère. À un des bouts de la table étoit le Garçon chargé de mener les chevaux à l’herbe : le plaiſir de voir Peggi, d’être à table avec elle, m’avoit ôté l’envie de manger ; j’étois ivre d’amour & de joie. De toute la journée je ne pus me trouver ſeul avec ma Maîtreſſe, le haſard me procura ce bonheur. Le lendemain matin, mon Maître m’ordonna, par extraordinaire, de labourer un carré de jardin, pendant que mon Couſin (c’eſt Liquorice) feroit l’ouvrage de la maiſon. À peine avois-je commencé, que je vis venir la charmante Peggi ; elle gagna un carré plein de légumes ; je fus à ſa rencontre. — Quoi ! c’eſt vous, me dit-elle ? — Oui, c’eſt moi, c’eſt votre Amant qui eſt devenu votre égal. — Et c’eſt pour moi que vous avez fait cette métamorphoſe ? — En pouvez-vous douter ? En êtes-vous fâchée. — Si je ne conſidérois que moi, j’en ſerois ravie ; mais… — Arrêtez, ah ! n’en dites pas davantage, vous venez de me rendre le plus heureux des Hommes. — Quitter tout pour moi, je ſerois bien ingrate ſi je n’étois reconnoiſſante ; mais votre Famille ? — Je n’en ai plus, Peggi me ſuffit : elle me tiendra lieu de Père, de Mère, de fortune, de tout : ma divine Maîtreſſe ! Il eſt donc vrai que je ne vous ſuis pas indifférent. — Ai-je attendu juſqu’à préſent pour vous le dire ? Si vous ſaviez ce que j’ai ſouffert depuis que je ne vous ai vu ! eh bien ! vous étiez le principal objet de mes regrets. — Chère Peggi, je ſuis au comble du bonheur, laiſſez-moi tomber à vos pieds. — Gardez-vous-en bien, on pourroit nous voir ; notre converſation eſt déjà trop longue, nous nous reverrons ; retournez à votre ouvrage, je vais au mien, notre Maîtreſſe eſt un peu rude, elle ne veut pas qu’on s’amuſe. Si je pouvois alléger votre travail, je le joindrois avec joie au mien ; mais on s’en appercevroit, & cela feroit naître des ſoupçons. Elle étoit déjà loin en finiſſant, je recommençai à labourer ; mais je me plaçai de façon que je la voyois à mon aiſe ; enfin elle rentra. La veille du départ de Liquorice, je lui fis ſa leçon avec un ſoin extrême ; il ne fut abſent que neuf jours, & voici comme il les avoit employés ; c’eſt lui qui va parler. — Arrivé à Londres, je m’informe d’une de mes Tantes, qui eſt Sellière, s’il y a quelqu’un de malade dans le quartier ; elle m’apprend que la Femme de ſon Apothicaire eſt à l’extrêmité : une Femme, dis-je, en moi-même, cela n’eſt pas notre affaire ; n’importe, je me rends chez l’Apothicaire de Poland Street[1] nommé Dawn, ſa Femme ſe portoit mieux ; mais ſon Garçon, qu’il avoit pris aux Enfans-Trouvés, ſe mouroit d’une fièvre maligne. — Êtes-vous ſûr, dis-je à Monſieur Dawn, qu’il n’en reviendra pas. — Sans doute, j’en ſuis ſûr ; mais que vous importe ? — Ne puis-je vous entretenir quelques inſtans ſeul ? — Très-volontiers, mon Enfant ; paſſons dans cette chambre. — Pouvez-vous me rendre un grand ſervice, j’ai cinquante guinées dans ma poche pour vous en récompenſer ; mais il faut me jurer un ſecret inviolable. — S’il s’agiſſoit d’une mauvaiſe action, vous pouvez garder votre argent & vous en aller ; dans le cas contraire, comptez ſur ma diſcrétion. — Je vais m’expliquer : mon Maître voudroit faire croire à ſa Famille qu’il eſt mort, & ſi vous voulez faire enterrer votre Garçon ſous le nom de mon Maître, les cinquante guinées ſont à vous. — Comment ſe nomme-t-il, votre Maître. — Conſentez-vous à ma propoſition. — Qui me dit que vous ſoyez effectivement envoyé par votre Maître ? — Voilà qui vous en aſſurera. Je lui montrai alors l’écrit que Mylord m’avoit donné avant de partir. — Je ne vois pas de mal à cela, j’y conſens ſi la choſe eſt poſſible ; mais comment en impoſer aux Voiſins, à ma Femme ? Ceci me parut effectivement embarraſſant. — Ne pouvez-vous envoyer votre Femme à la campagne pour quelques jours ? Quant aux Voiſins, ils ne ſauront pas ſi vous avez fait enterrer votre Garçon ſous le nom d’un autre. — Vous avez raiſon, revenez demain matin ; je n’eus garde d’y manquer. — Ma Femme eſt à Greenwich, me dit-il, en entrant, & je doute que le malade paſſe la journée. Il avoit deviné juſte, car il expira à quatre heures du ſoir. Le lendemain nous conſommâmes notre arrangement. Dès que je fus muni des papiers qui atteſtoient la mort de Sir Edward Stanhope, je donnai les cinquante guinées à l’Apothicaire, & je partis pour Pretty-Lilly. Je ne vous peindrai pas le déſeſpoir de Mylord votre Père, ce tableau eſt au-deſſus de mes forces. Mylady, Miſs Jenny & tous les Domeſtiques pleuroient. — Finis donc, tu vas me faire pleurer auſſi. — Ma foi, Mylord, ſi j’étois à votre place, je ferois ceſſer cette tragédie. — Si j’étois à la vôtre, Monſieur Liquorice, je me ſerois épargné ce conſeil déplacé. — Excuſez-moi, Mylord. — En voilà aſſez là deſſus, continuez votre récit. — Il eſt à ſa fin, Mylord, votre Père vouloit me garder à ſon ſervice ; mais j’ai témoigné avoir envie de retourner dans ma Famille ; on m’a pardonné mes torts paſſés, & je ſuis parti avec vingt-cinq guinées que l’on m’a fait donner. Tu vois, mon cher Auguſtin, que me voilà abſolument maître de mon ſort ; je vois Peggi, je lui parle, j’habite le même toit, je ſuis heureux. Adieu, mon Ami, ma Lettre eſt un volume, je crains de t’ennuyer & je ſuis las d’écrire. Adreſſe ta réponſe à the Sun-Riſing[2]. Liquorice ira tous les Dimanches pour y chercher tes Lettres. Si l’amitié d’un Payſan ne te fait pas peur, tu peux toujours compter ſur celle

d’Edward Stanhope.

De Tur. ce … 17


  1. Rue de Pologne, à Londres.
  2. Le lever du Soleil, cabaret à …