Anna Rose-Tree/Lettre 67

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Veuve Duchesne (p. 53-56).


LXVIIme LETTRE.

Anna Rose-Tree,
à Émilie Ridge, ſon Amie ;
à Saint-Germain-en-Laye.

Ô ! Mon Amie, quel affreux événement ? Infortuné Mylord Stanhope, il a perdu ſon Fils, Edward eſt mort. Dès que mon Grand-papa en a eu la nouvelle, nous ſommes partis pour Break-of-Day. Il a volé pour conſoler ſon Ami ; rien n’égale le déſeſpoir de ce tendre Père ; il s’accuſe de la perte qu’il a faite, il croit que ſes rigueurs ont trop affecté ſon Fils ; & Mylady ? Ses gémiſſemens me fendent le cœur. Nous ne quittons pas Pretty-Lilly ; notre préſence ſemble un peu calmer leur juſte chagrin. Ce Jeune-homme a ceſſé de vivre à Londres, où il s’étoit rendu à l’inſu de ſes Parens. C’eſt ſon Valet qui a rapporté les titres qui conſtatent cette cruelle mort. Jenny eſt dans la dernière déſolation ; elle adoroit ſon Frère ; elle en a donné des

preuves. Il étoit amoureux à[1]

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Cette maiſon eſt l’aſyle de la douleur. Quel ſujet de réflexions, mon Amie ? Une naiſſance diſtinguée, une immenſe fortune, la mort n’a rien reſpecté. Mourir à la fleur de ſon âge ! combien il a dû regretter la vie !

Andrew a perdu ſon Père & ſa Mère il y a pluſieurs mois. Je l’ignorois abſolument. Il eſt depuis ce temps chez Mylord Stanhope à titre de Secrétaire. On le traite avec toutes ſortes de bontés ; tout le monde le chérit ; il partage les peines de Mylord, ſouvent même il le conſole. Je ne vous cacherai pas que j’ai vu ſon changement d’état avec beaucoup de joie : ſa conduite avec moi eſt bien faite pour augmenter ma tendreſſe (car elle exiſte toujours, mon Amie) ; il s’eſt interdit toute eſpèce de langage juſqu’à celui des yeux. Mylady Green en eſt fort ſatisfaite. Peut-être qu’il ne ſe ſouvient plus du paſſé ? Peut-être auſſi une nouvelle inclination ?… Si je le croyois, j’en mourrois de douleur. Quel eſt donc mon caractère ? je voudrois ne pas l’aimer, & j’aurois du chagrin s’il en aimoit une autre. Je ne puis m’accorder avec moi-même ; étrange combat de l’amour & de la raiſon.

Ne vous fâchez pas, Émilie, je ſuis, puiſque vous le voulez abſolument, perſuadée que mes idées ſur Mylord Clemency & ſur vous, n’avoient pas le ſens commun. J’ai mal vu, j’en conviens, vous êtes l’un pour l’autre un objet indifférent. J’ai eu tort de penſer autrement. Je vois effectivement que le Fils de votre Amie ne vous aime pas. Cependant, la choſe étoit ſi naturelle, ma chère, que vous pouvez me pardonner de l’avoir cru quelques inſtans.

Le ſecret de Monſieur Wiſdom, s’il en a effectivement un à confier, ſera, comme vous le jugez, bien enterré dans mon ſein. Je prends, ainſi que vous, bien de l’intérêt à ce qui le regards, & je vous ſaurai gré de m’en parler ſouvent. Votre connoiſſance eſt fort ſingulière, & les éloges que vous faites de cet aimable Homme m’ont vivement émue. Tant il eſt vrai que tout ce que vous aimez a des droits ſur mon cœur.

Je ſerois bien trompée ſi l’amour n’avoit quelque part à la maladie d’Alexandrine. D’après cette idée, tâchez de ſurprendre ſon aveu ; vous parviendrez plus aiſément à guérir le mal, quand vous en connoitrez la cauſe. Cette jeune Perſonne me paroît mériter l’attachement que vous avez pris pour elle. Adieu, mon Amie. Jenny vient m’interrompre, je ne vous quitterai cependant qu’après vous avoir répété que je vous aime pour la vie.

Anna Rose-Tree.

De Pretty-Lilly, ce … 17


  1. Anna raconte ici les mêmes détails contenus dans les Lettres LIV & LVIe de Mylord Stanhope à Buckingham.