Anna Rose-Tree/Lettre 75

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Veuve Duchesne (p. 77-79).


LXXVme LETTRE.

Sir Edward Stanhope,
à Sir Augustin Buckingham ;
à Dublin.

Le ſilence que tu obſerves, mon cher Auguſtin, m’eſt un préſage que tu n’approuves pas ma conduite ; je n’en ſuſpecte pas davantage ta diſcrétion, & je continue mes confidences. Mon bonheur eſt trop grand pour que je ne l’exalte à perſonne. L’heureux Époux de la charmante Peggi ſe compare aux Rois mêmes ! Mon ſort eſt digne d’envie, ô mon Ami ! partage ma félicité, & je ne forme plus aucun vœu. Notre union n’a rencontré nul obſtacle ; la Mère de Peggi a ſaiſi avec empreſſement l’occaſion de ſe défaire de ſa Fille. Elle a cru ſervir la haine qu’elle a conçue pour cette jeune perſonne en l’uniſſant à un Payſan, & elle aſſure ſon bonheur ; car elle ſera heureuſe, je te jure qu’elle le ſera. Si j’ai fait une action que le préjugé réprouve, en liant mon ſort à la vertu, à la beauté, mes Parens n’en partageront pas la honte ; quant à moi, je m’en glorifierois aux yeux de l’Univers. Les occupations de Peggi ſont devenues les miennes ; tout eſt commun entre nous. Les ouvrages pénibles que je ſuis obligé de faire, s’allègent par la préſence de ma bien-aimée. Dans peu de mois elle me rendra père. Combien cet Enfant me ſera cher ! ce charmant eſpoir augmenteroit encore ma tendreſſe pour Peggi, s’il étoit poſſible qu’elle augmentat. L’heureux Henry n’enviſage dans l’avenir qu’un enchaînement de délices. Le ſouvenir de mon Père, de ma Mère, de ma Sœur, ſe place quelquefois dans ma penſée, je regrette qu’ils ne puiſſent pas être les témoins de ma félicité ; mais, la crainte de leur avoir déplu, fait la loi à ma tendreſſe, & je ſuis décidé à leur cacher à jamais mon exiſtence : ils m’ont peut-être regretté ; mais leur douleur a eu un terme, & leur inimitié n’en auroit pas. Mon état n’a rien de dur ; d’ailleurs, je ſuis déjà accoutumé au travail ; la terre que je cultive eſt docile à mes efforts, je jouis du fruit de mes travaux à la vue d’une récolte abondante. M. Salked ſe repoſe entièrement ſur moi : il a perdu ſa Femme, & comme il eſt reſté ſans enfans, il a doté Peggi, qu’il aime comme ſi elle étoit ſa Fille. Le profit de ſa Ferme eſt autant pour nous que pour lui. Bartholomew a épouſé une jolie Fille des environs ; tous deux ſont attachés à la maiſon : Quelquefois nous danſons, nos plaiſirs ſont innocens & n’en ſont pas moins piquans. Tu ris, tu te moques de ma plate façon de penſer, mon Ami ; je ne ſuis plus Edward Stanhope, cet héritier d’un grand nom & d’une immenſe fortune : Je ne ſuis plus cet Être frivole qui ne connoiſſoit de plaiſirs, que ceux que le bon ſens déſapprouve ; je ſuis un bon, un honnête Payſan, qui jouit avec raviſſement des divertiſſemens ſimples que peut offrir le Village. L’amour, a fait en moi une métamorphoſe générale ; blâme-moi ſi tu veux, mais garde-toi de me plaindre ; je ſuis content, parfaitement content, ſans ambition, ſans déſirs, que peut-il manquer à

Edward Stanhope.

De the Little-Hill, ce … 17