Anna Rose-Tree/Lettre 78

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Veuve Duchesne (p. 87-90).


LXXVIIIme LETTRE.

Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree ;
à Break-of-Day.

Ma naiſſance eſt connue, ma belle Anna, c’eſt le haſard…… car jamais je n’aurois oſé… ma Mère me l’avoit fait jurer… coûte qu’il coûte, je lui aurois tenu parole. Vous vous rappelez que la précipitation avec laquelle j’étois deſcendue à l’arrivée de Madame Dubois, m’avoit fait négliger de ſerrer mes papiers, & oublier de fermer la porte. Mylord, dont l’habitude eſt de fuir le monde, s’étoit abſenté du ſalon pour aller dans ſon appartement ; il faut qu’il paſſe devant la porte de ma chambre, la clef qu’il a apperçue lui a fait naître le déſir d’entrer. Des papiers éparpillés ſur ma table ont excité ſa curioſité ; il a lu le commencement de la Lettre que je vous écrivois : le nom de Mylady Ridge ma Mère, l’a frappé, cette découverte a mis ſon amour à l’aiſe (car il m’aime, mon Amie) ; de là ſa gaieté en rentrant ; de là ſes queſtions qui m’ont tant embarraſſée. Le lendemain de ce jour, Mylady m’a fait prier de deſcendre ſur les dix heures du matin. — Il faut, me dit-elle, dès qu’elle me vit entrer, que je vous conſulte, ma chère Maria, ſur un mariage que mon Fils projette. Il me ſeroit impoſſible de vous peindre l’effet qu’a produit ſur moi ce peu de mots. — Me conſulter, Mylady… que ſeroient mes avis dans une affaire de cette conſéquence ; mais je ne croyois pas… que… Mylord… Il eſt donc amoureux ?… je m’en étois doutée. — Amoureux ! ce mot n’exprime pas aſſez, il idolâtre celle qu’il veut épouſer. — C’eſt donc une bien aimable Perſonne ? Ô ! elle eſt charmante. — Mylady la connoît ? — Parfaitement, je la vois ſouvent. — Cependant… jamais… c’eſt un myſtère, ſans doute ?… Excuſez-moi, Mylady… Une indiſpoſition ſubite… je ne me ſens pas bien. — Dieu ! s’écrie cette Femme adorable, elle ſe trouve mal ! Clemency, venez m’aider à la ſecourir (effectivement je ſentois mon cœur qui m’abandonnoit) ; Mylord paroît à l’inſtant, il étoit dans la pièce voiſine, dont la porte n’étoit pas entiérement fermée ; il ſe met à mes genoux, Mylady me prend dans ſes bras. — Ma Fille, ma chère Fille, pardonne l’épreuve où j’ai mis ta ſenſibilité ; je voulois ſavoir ſi tu l’aimois ; c’eſt toi qu’il adore : quelle autre que toi eut pu le captiver ? Mes Enfans, vous ſerez unis. Mon ame ne me ſuffiroit pas pour exprimer mon bonheur ! Quel moment ! Ô ma chère Anna, il ne s’échappera jamais de ma mémoire. — Méchante, me dit enſuite Mylady, tu nous cachois ta naiſſance. — Je l’avois promis. — Cruelle, reprit Mylord, vous n’aviez donc pas pitié des maux que je ſouffrois pour vous ? — J’étois moi-même dans un état affreux. — Et qui pouvoit le cauſer ? — L’incertitude de vos ſentimens. — Fille céleſte ! vous me voyez donc avec plaiſir ? Je regardai Mylady. — Réponds, ma chère Fille, ne crains pas de le rendre heureux. L’aimes-tu ?… Je ne ſuis pas de trop, mon Enfant, cet aveu me comblera de joie. — Il m’eſt bien doux de la cauſer. — C’en eſt aſſez, ma Mère, ménageons ſa délicateſſe. Il n’avoit pas quitté mes genoux, je le contemplois avec raviſſement. Enfin revenue de ce premier délire, on m’a demandé des détails. Je n’ai pas héſité à ſatisfaire Mylady ; dans le même inſtant elle a écrit à ma Mère pour lui demander ſon conſentement pour mon mariage avec ſon Fils ; la Lettre eſt partie depuis huit jours, nous attendons ſa réponſe avec une impatience, j’oſe dire, générale. Mylord eſt exactement un autre lui-même ; ſon humeur ſombre a totalement diſparu, il eſt d’une gaieté que je nommerois folie, ſi mon cœur ne la partageoit pas ; toutes idées de peines ſont loin de nous ; je vais être bienheureuſe, je le ſens déjà, il ne manque à mon bonheur que votre préſence, j’eſpère que le Ciel exaucera les vœux que je lui adreſſe ſans ceſſe pour une réunion, ſans laquelle je formerai toujours des déſirs. Adieu, mon Amie, pour vous écrire j’ai quitté Mylady & ſon aimable Fils, n’eſt-ce pas vous prouver que je vous aime par-deſſus tout ?

Émilie Ridge.

De Saint-Germain-en Laye, ce … 17