Anna Rose-Tree/Lettre 9
IXme LETTRE.
Charles Clarck,
à William Fisher, ſon Ami,
à Londres.
Depuis ma dernière Lettre, mon cher
William, les choſes ont bien changé de face !
Tu me crois ſans doute l’époux de Fanny
Ridge. Il n’en eſt & n’en ſera jamais rien.
Te voilà bien ſurpris : la ſuite augmentera
ſûrement ton étonnement. Pour ſatisfaire
pleinement ta curioſité, il faut que je reprenne
les choſes de plus haut. C’eſt à l’Opéra,
comme tu fais, que je ſuis tombé
amoureux de Fanny. Il eſt vrai qu’elle eſt
extrêmement jolie. Par le moyen de ma
bonne Couſine, il ne m’a pas été difficile
d’avoir accès dans la maiſon de Mylord Ridge.
Bientôt j’y fus aſſez familier pour connoître
à fond le caractère des habitans. Celui
de Fanny ne me parut pas très-bon. Cependant
les charmes de ſa perſonne m’attachoient
tous les jours de plus en plus, l’extrême
bonté de Mylord l’avoit rendu l’eſclave ſoumis de l’impérieuſe Lady. Je vis
donc que c’étoit à cette dernière à qui je
devois faire ma cour. Mes aſſiduités ne lui
déplurent pas. Mylady Harris s’apperçut de
mon amour : elle m’en parla. Je convins
qu’elle avoit deviné. Ainſi que moi, elle
avoit remarqué les défauts de Miſs Ridge ;
mais tu connois ſon amitié pour moi ; jamais
elle n’a déſapprouvé ma conduite. Elle
eut même la complaiſance de faire à Mylady
Ridge l’aveu de mes ſentimens pour
ſa fille, & du déſir que j’avois de pouvoir
obtenir ſa main. — Ils ſont bien jeunes tous
deux, répondit-elle ; cependant j’accepte
avec joie les propoſitions que vous me faites,
& ſi vous y conſentez l’un & l’autre, nous
remettrons le mariage à cet été. Vous paſſez
cette ſaiſon pour l’ordinaire à Rocheſter ;
j’ai une terre voiſine de ce lieu, & ce ſera
là où on célébrera l’Hymen de nos Enfans.
La tendreſſe que vous marquez à Mylord
Clarck, m’engage à le nommer ainſi. — Oh !
vous avez bien raiſon, ma chère Mylady.
Je chéris mon Couſin comme s’il étoit mon
Fils, & il en a les ſentimens. Je vous jure
que je ſouhaite ſon bonheur avec la plus
vive ardeur. Cette converſation, que ma reſpectable Parente me rendit, me combla
de joie. J’aimois véritablement Miſs Fanny,
& elle m’avoit dit que je ne lui étois point
indifférent. La frivolité de ton eſprit ne me
permit pas de te faire part alors de mon
projet d’établiſſement. Ce fut à mon arrivée
ici que je t’écrivis que j’étois à la veille
de me marier : cependant l’inſtant n’en étoit
point encore fixé. Un jour que Mylord Ridge
& ſa fille avoient dîné chez ma Couſine,
elle propoſa d’aller à l’iſſue du dîner faire
une viſite à une de ſes Amies, femme très-aimable,
& que nous ne ſerions pas fâchés de
connoître. En traverſant une rue, Mylady
s’écria, à la vue d’une très-belle maiſon :
— Ah ! voilà la maiſon de ma chère Hemlock.
Voulez-vous permettre que j’y entre
un inſtant ? C’eſt une Maîtreſſe de penſion.
Mais elle eſt du meilleur ton poſſible. Tout
en diſant cela, elle fit arrêter. Mylord &
Fanny voulurent auſſi entrer ; effectivement
cette femme a la plus honnête tenue : elle
s’étoit fait accompagner par une des Grâces.
Non ! jamais je ne vis rien d’auſſi joli. J’avois
le plus grand plaiſir à la contempler. Fanny qui
s’en apperçut, eut une attention particulière à
m’occuper. Elle ne ceſſoit de me parler : la politeſſe exigeoit des réponſes, & l’on ſe leva
pour ſortir avant que j’euſſe pu adreſſer un
ſeul mot à la belle Élève de Madame Hemlock.
Mais, mon cher William, ſon image s’eſt
profondément gravée dans mon cœur. Après
la viſite que Mylady Harris déſiroit faire,
nous nous rendîmes à Raimbow, terre de
Mylord Ridge, qui n’eſt qu’à ſix milles de
Rocheſter. Mylady étoit au Jardin ; nous
fûmes la joindre. Mylord donnoit le bras à
ma Couſine, & j’avois celui de Fanny. —
Je ne conçois pas dit-elle, comment Mylady
Harris peut trouver jolie la jeune perſonne
que nous avons vue à cette Penſion : elle
n’eſt point mal, mais ce n’eſt pas une de ces
figures qui frappent. Craignant de laiſſer deviner
l’impreſſion qu’elle m’avoit faite, je
ne répondis rien. Fanny continua : — Vous
ne devineriez jamais, Mylord, quelle eſt
cette fille. — Je penſe, dis-je, que vous
n’en êtes pas plus inſtruite. — Eh bien ! vous
penſez mal. — N’eſt-ce pas la première fois
que vous la voyez ? — Je ne me rappelle pas
de l’avoir jamais vue avant aujourd’hui, &
pourtant je ſais qui elle eſt, & je ſuis ſûre
de ne pas m’être trompée. Ne trouvez-vous
pas qu’elle reſſemble à mon Père ? — Ah ! Mylord…… oui vraiment, & beaucoup.
— Cela n’eſt pas extraordinaire, c’eſt ſa
Fille. — Comment dites-vous, Miſs ? — Eh
oui, c’eſt ma Sœur. — Vous avez donc une
Sœur ? — Sans doute ; puiſque mon Père a
deux Filles. Alors elle me dit que Mylady
ſa Mère avoit pour la plus jeune de ſes Filles
une haine invincible, que dès l’âge le plus
tendre, elle l’avoit miſe dans une Penſion
qui n’étoit connue que d’elle ſeule ; que vainement
Mylord avoit preſſé pluſieurs fois ſa
Femme de lui dire où étoit Émilie, que jamais
elle n’avoit voulu conſentir qu’il la
viſitat. — Ma Mère eſt la maîtreſſe, ajouta-t-elle,
& je trouve qu’elle a bien raiſon de
ne pas aimer cette petite perſonne ; je l’ai
reconnue à ſa reſſemblance avec Mylord,
& je me ſuis ſouvenue d’avoir lu au bas d’une
Lettre que Mylady venoit de recevoir, le
nom de Miſtreſs Hemlock. Toutes ces conjectures
raſſemblées forment une certitude.
Nous arrivâmes en ce moment dans une allée
détournée où Mylady étoit en grande conférence
avec un Monſieur, dont la figure eſt,
ſans contredit, la plus ridicule qu’on puiſſe
jamais voir.
Au bout d’une heure, ma Couſine remonta en voiture, & nous revînmes à Rocheſter. Pendant le chemin, je fus très-penſif. Mylady inquiète de mon ſilence, s’informa des raiſons qui le cauſoient. — Avez-vous eu une petite querelle avec Fanny ? Vous êtes bien loin, ma chère Couſine, de deviner le ſujet de mes réflexions. Ne puis-je donc le ſavoir ? Je ſuis votre Amie, Clarck, vous n’en pouvez douter ſans ingratitude. — Rendez plus de juſtice à ma reconnoiſſance, Mylady. Je connois votre cœur ; mon ſecret va vous être découvert. Cette jolie Penſionnaire de Miſtreſs Hemlock… — Eh bien ! qu’a-t-elle de commun avec vous ? — Chère Couſine, vous ne devinez pas que c’eſt elle qui m’occupe. — Quoi ! vous l’aimez ? — Hélas ! oui. — Quelle folie ! une perſonne que vous ne connoiſſez pas ! Je crus qu’il étoit néceſſaire de lui rendre la converſation que j’avois eue avec Fanny. — Je vous l’ai toujours dit, que votre Fanny avoit un mauvais cœur. Approuver la conduite affreuſe de Mylady Ridge ! dire du mal de cette belle Fille ! Vous avez raiſon, mon Enfant ! Il faut la préférer à ſa Sœur ; ſon ſort m’intéreſſe. Je l’aime bien mieux que l’Aînée. Elle a la figure douce, modeſte.
Cette femme charmante eut la bonté de me promettre d’aller le lendemain chez Miſtreſs Hemlock ; une légère incommodité la retint ſix jours dans ſa chambre. Le ſeptiéme elle céda à mes inſtances & fut à la Penſion. Je n’eus pas la patience d’attendre ſon retour à la maiſon, je courus me poſter à un coin de rue peu éloignée de la demeure de Miſtreſs Hemlock, & quand ma Couſine paſſa pour s’en retourner chez elle, je fis arrêter ſon carroſſe & y montai. — Je n’ai pas grand’choſe à vous apprendre, mon Ami, on n’oſe accepter votre recherche. On craint la haine de la Mère & de la Sœur, Je n’ai pu découvrir ſi vous aviez plu, la modeſte Émilie eſt trop bien élevée pour avouer un penchant qui peut être déſapprouvé par ſes Parens ; mais comme un Amant eſt clairvoyant, dans quatre jours nous y irons enſemble : Êtes-vous content ? — Je baiſai avec tranſport la main de ma bonne Parente.
Dans deux jours donc je verrai ce que le Ciel a formé de plus parfait. Tu ris, tu te moques de mon enthouſiaſme. Sois donc indulgent pour tes Amis ; parce que tu te voues au célibat, voudrois-tu que tout le monde ſuivit ton exemple ? Donne-moi des nouvelles de Watteley, dis-lui que je ne l’oublie pas ; mais garde-toi de lui montrer ma Lettre. Il en plaiſanteroit avec Buckingham, celui-ci avec d’autres, & je deviendrois le ſujet d’une multitude de bons mots & de calembourgs. Adieu, mon Ami. Écris-moi plus ſouvent. Rappelle-toi que tu as promis à Mylady Harris de venir paſſer quelques jours ici. J’ai mon intérêt particulier pour te preſſer de tenir parole. Tout à toi.
De Rocheſter, ce … 17