Anna Rose-Tree/Lettre 93

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Veuve Duchesne (p. 129-133).


XCIIIme LETTRE.

Mylady Clemency,
à Miſtreſs Mountain ;
à Break-of-Day.

Le voilà, donc expliqué ce cruel preſſentiment, qui ne me quitte pas depuis trois jours. Ô ! ma chère Anna, je ſuis au déſeſpoir, mon Époux s’eſt battu, il eſt bleſſé, & il m’a fait défendre d’approcher de ſon appartement. Qu’ai-je fait pour mériter un ordre auſſi rigoureux ? Il eſt affreux pour moi de ne pouvoir veiller moi-même à la conſervation de ſes jours. Sa Mère m’aſſure que ſa bleſſure eſt légère ; je ne le croirai pas tant que je ne m’en convaincrai pas par mes yeux.

Mylord étoit ſorti hier dès le matin, il n’eſt rentré qu’à ſix heures du ſoir, il a monté tout de ſuite dans ſa chambre & n’a pas paru de tout le jour dans l’appartement de ma Belle-mère. Sur les huit heures, un homme lui apporta une Lettre ; il a ſuivi cet inconnu. Mylady étoit allé ſouper chez Madame Dubois (qui, comme je vous l’ai déjà marqué, loge dans notre hôtel) ; à onze heures elle vint me retrouver, elle étoit occupée à me conſoler du chagrin que me cauſoit l’indifférence de mon Époux, lorſque nous entendîmes du bruit dans la cour ; je me précipite ſur l’eſcalier, j’apperçois Mylord pâle, couvert de ſang, qui montoit en ſe ſoutenant ſur ſon Valet-de-Chambre ; Mylady, qui m’avoit ſuivie, jeta un cri que le mien avoit devancé. — Ma Mère, dit mon Époux, faites éloigner cette Femme. Je me jette à ſes genoux. — Rentrez, ma chère Fille, me dit Mylady, je vais revenir vous joindre. Il me fut impoſſible de quitter la poſition où j’étois, Mylord paſſa à côté de moi ſans me regarder & gagna ſa chambre. Ma tête étoit tombée ſur les marches, & je gémiſſois ſans ſonger à me relever ; une des Femmes de Mylady me força à abandonner la place où j’étois, je me laiſſai conduire dans le ſalon. Je ne puis vous peindre mon état, ma chère Anna, jamais je n’en éprouverai un auſſi terrible.

Mylady fut deux heures abſente, ou pour mieux dire deux ans ; enfin, elle reparut. — Mon Fils eſt furieux, ma chère Émilie, il n’a voulu entrer dans aucun détail, ma vue même ſembloit l’offuſquer. Il a exigé que je lui promette que tu n’entrerois pas chez lui ; il faut laiſſer paſſer ce premier moment ; avec de la douceur, nous réuſſirons ſûrement à le ramener. Au reſte, ſa bleſſure eſt légère, & le Chirurgien aſſure qu’il n’y a aucun danger ; cette nouvelle, ma Fille, doit calmer tes inquiétudes. Mylady m’a conduite dans ma chambre, & elle a voulu abſolument que je me couchaſſe ; il ne m’a pas été poſſible de fermer les yeux. Dès ſept heures du matin j’étois à la porte de mon Époux ; j’y ſuis reſtée juſqu’à neuf heures ſans entendre le moindre bruit : le Valet-de-Chambre qui m’a apperçue, m’a priée les larmes aux yeux, de ne pas entrer. — Il m’en coûte horriblement, Mylady, pour remplir en ce moment les ordres de mon Maître. — Mylord eſt donc décidé à ne pas me voir ? — Hélas ! Mylady, c’eſt ſa volonté du moment, ſûrement il en changera avant peu. — Vous lui direz que je ſuis venue & que je me retire pour ne pas lui déplaire. Ma Belle-mère l’a vu ce matin, il paroît toujours outré contre moi, contre moi qui donnerois ma vie pour ſauver la ſienne. Mylady lui a aſſuré que je n’étois point coupable, qu’il ſe laiſſoit ſéduire par les apparences, qu’on lui en impoſoit. — Je ne m’en rapporte qu’à moi, a-t-il répondu, j’ai vu, je ſuis convaincu de mon malheur ; plus je l’ai aimée, plus je dois la haïr. Mon parti eſt pris, rien ne me feroit changer. — Mais, a repris Mylady, on ne condamne pas les gens ſans les entendre, je vous répète qu’on vous trompe. — Ne vous ai-je pas dit, ma Mère, que j’ai vu : Pardonnez, mais j’ai beſoin de repos. — Je vous laiſſe, mon Fils, cependant je vous préviens que je veux avoir avec vous une longue converſation. — Vous ſerez toujours la Maîtreſſe.

Ma Belle-mère eſt venue me rendre ce cruel entretien, & je me hâte de vous faire part de tous mes chagrins. Il me hait ! Ah ! mon Amie, je ne puis ſupporter cette terrible idée ; il me hait, & je l’aime malgré ſes injuſtices. Le Ciel ne m’enverra-t-il pas les moyens de me juſtifier. D’heure en heure je vais dans ſon antichambre pour ſavoir des nouvelles de ſa ſanté ; il n’a point encore levé l’ordre barbare qui m’éloigne de ſa préſence. Mon ſort eſt bien digne de pitié ; quand changera-t-il ? Je ſuis d’un chagrin qui en cauſeroit un véritable à votre ſenſibilité. Adieu, ma chère Anna ; je ne me laſſe pas de faire des vœux pour la continuité de votre bonheur.

Émilie Clemency.

De Paris, ce … 17