Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 10/Statique, article 1

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STATIQUE.

Démonstration d’un cas d’équilibre d’un polyèdre
quelconque ;

Par MM. Gergonne.
≈≈≈≈≈≈≈≈≈

Il est connu depuis long-temps que, si aux milieux des côtés d’un polygone plan quelconque, convexe ou non, on applique, dans le plan même de ce polygone, des forces respectivement proportionnelles aux longueurs de ces côtés, perpendiculaires à leurs directions, et agissant toutes du dedans au dehors ou toutes du dehors au dedans, le polygone demeurera en équilibre. On en conclut qu’un fluide pesant et homogène intérieur ou extérieur à un polygone dont le plan est parallèle à celui de la surface supérieure du fluide ne saurait y engendrer aucun mouvement, et par suite que les pressions horizontales exercées par un fluide pesant, soit sur le vase qui le contient, soit sur un corps qui y est plongé, se détruisent réciproquement[1]. On en pourrait conclure également que, si l’on tend sur un polygone invariable une membrane homogène tendante à se contracter ou à se dilater, l’élasticité de cette membrane ne fera naître aucun mouvement dans le polygone.

Le théorème analogue, dans la géométrie à trois dimensions, est le suivant :

THÉORÈME. Si aux centres de gravité des aires de toutes les faces d’un polyèdre quelconque, non pesant, convexe ou non, on applique des puissances respectivement perpendiculaires aux plans de ces faces, et proportionnelles à leur étendue, agissant toutes du dedans au dehors ou toutes du dehors au dedans, le polyèdre demeurera en équilibre.

Il n’est pas à ma connaissance que ce théorème soit démontré nulle part ; et c’est à suppléer à cette omission que je consacre ce que l’on va lire.

1. Il est d’abord facile de démontrer que, si, à un point quelconque de l’intérieur d’un tétraèdre quelconque, on applique quatre puissances respectivement perpendiculaires à ces faces et d’une intensité proportionnelle à leur étendue, ces puissances se feront équilibre.

Soient, en effet les faces du tétraèdre, et les puissances qui leur sont respectivement pendiculaires, nous aurons

étant une constante ; nous aurons de plus

La résultante des trois puissances sera[2] donnée par l’équation

et elle fera, avec les composantes, des angles données par les formules

En substituant donc, ces formules deviendront

mais, par le théorème de M. Carnot[3], on a

substituant donc, il viendra

La résultante des trois forces est donc égale à , et dirigée suivant la même droite ; et comme il est d’ailleurs évident qu’elle agit en sens contraire de il s’ensuit que les quatre forces sont en équilibre.

On étendrait sans peine cette proposition et le calcul qui l’appuie à un polyèdre quelconque ; mais ici la difficulté consiste en ce que, en général, les perpendiculaires menées aux plans des faces d’un tétraèdre, et à plus forte raison d’un polyèdre quelconque, par les centres de gravité des aires de ces faces, ne passent pas par un même point[4]. Il faut donc prendre une autre voie pour parvenir à notre but.

2. Considérons, en premier lieu, un tétraèdre dont le sommet soit dont l’arête soit perpendiculaire au plan de la base et où les côtés de cette base, et conséquemment les arêtes soient de même longueur. Si, pour fixer les idées, nous supposons horizontal le plan de la base les faces seront des triangles égaux, rectangles en dont les plans seront verticaux.

Sur soient pris, aux deux tiers de leurs longueurs, des points par lesquels soit conduit un plan ; ce plan sera horizontal, comme le plan Soit joint le milieu de au sommet par une droite coupant en ce point sera le centre de gravité de l’aire de la face et sa projection sur la base sera le centre de gravité de l’aire de cette base. Quant aux deux autres faces leurs centres de gravité respectifs seront les milieux de

Concevons qu’à ces centres de gravité, et perpendiculairement aux faces du tétraèdre, on applique quatre forces proportionnelles aux aires de ces faces, et agissant toutes soit du dehors au dedans soit du dedans au dehors ; représentons par les forces respectivement opposées à D’après ce qui vient d’être observé ci-dessus les forces et la première perpendiculaire à la face et l’autre verticale, concourront au même point

Quant aux forces égales et horizontales appliquées aux milieux des côtés du triangle isocèle leurs directions concourront évidemment en quelque point de et elles auront là une résultante suivant que l’on pourra considérer comme appliquée en et que l’on pourra décomposer, en ce point, en deux forces égales et parallèles aux premières.

On aura donc ainsi, en un même point quatre forces perpendiculaires aux faces d’un tétraèdre, et proportionnelles aux aires respectives de ces faces ; ces forces seront donc en équilibre (1) ; puis donc qu’elles forment un ensemble équivalent à celles du système primitif, ces dernières doivent l’être aussi.

3. Soit, en second lieu, un tétraèdre dont les arêtes soient égales, et dans lequel conséquemment la projection du sommet sur le plan de la base soit le centre du cercle circonscrit à cette base. Pour fixer les idées, supposons que ce centre soit intérieur au triangle soient menées par ces droites et par soient conduits trois plans : ces plans diviseront le tétraèdre en trois autres, dont chacun sera conditionné comme celui dont il vient d’être question (2).

Concevons que l’on applique aux centres de gravité des faces, et perpendiculairement à leurs plans, des puissances proportionnelles à l’étendue de ces faces ; et, pour fixer les idées, supposons que ces puissances agissent du dehors au dedans. Celle qui sera appliquée à la base pourra, comme l’on sait, se décomposer en trois autres, parallèles à sa direction, proportionnelles aux aires des trois triangles et appliquées à leurs centres de gravité.

Concevons qu’aux centres de gravité de chacune des trois faces communes à nos trois tétraèdres, pris deux à deux, et dans des directions perpendiculaires à leurs plans, on applique deux forces égales et contraires, proportionnelles à l’étendue de ces faces. Ces forces étant d’elles-mêmes deux à deux en équilibre, elles ne changeront rien à l’état du système.

Mais, par suite de l’introduction de ces nouvelles forces, chacun des trois tétraèdres partiels, se trouvant sollicité comme l’était le tétraèdre unique que nous avions précédemment considéré (2), sera de lui-même en équilibre ; le tétraèdre total le sera donc aussi ; il l’était donc déjà avant l’introduction de ces nouvelles forces.

Si le centre du cercle circonscrit à la base du tétraèdre total lui était extérieur, ce tétraèdre, au lieu d’être la somme des trois tétraèdres partiels, serait la somme de deux d’entre eux diminuée du troisième, ou l’un d’eux diminué de la somme des deux autres ; et il n’y aurait de différence dans le raisonnement qu’en ce que les forces, sollicitant les tétraèdres pris soustractivement, devraient être considérées comme agissant du dedans au dehors, du moins si, comme nous l’avons supposé, les forces primitives agissaient du dehors au dedans. Ce serait l’inverse dans le cas contraire.

4. Soit, en troisième lieu, un tétraèdre quelconque, sollicité, aux centres de gravité des aires de ces faces, par des forces perpendiculaires à leurs plans et proportionnelles à leur étendue, que nous supposerons, pour fixer les idées, agir toutes du dehors au dedans.

Considérons le centre de la sphère circonscrite comme le sommet commun de quatre tétraèdres partiels ayant pour bases les faces du premier ; si, pour fixer encore les idées, nous supposons le point intérieur au tétraèdre proposé, ce tétraèdre sera la somme des quatre tétraèdres partiels, dont chacun sera d’ailleurs conditionné, comme celui du cas précédent (3).

Concevons qu’aux centres de gravité des aires des six faces communes à nos tétraèdres partiels pris deux à deux, et perpendiculairement aux plans de ces faces, on applique deux forces égales et contraires, proportionnelles à leur étendue ; ces forces, étant deux à deux en équilibre, ne changeront rien à l’état du système.

Mais, par suite de l’introduction de ces mêmes forces, chacun des tétraèdres partiels se trouvera exactement dans le même cas que le tétraèdre unique du cas précédent (3) ; ce tétraèdre partiel demeurera donc en équilibre ; le tétraèdre total y demeurera donc aussi : il devait donc être déjà en équilibre antérieurement à l’introduction de ces forces.

Si le centre de la sphère circonscrite était extérieur au tétraèdre total, alors ce tétraèdre, au lieu d’être la somme des quatre tétraèdres partiels, pourrait être ou la somme de trois d’entre eux diminuée du quatrième, ou la somme de deux d’entre eux diminuée de la somme des deux autres, ou encore l’un d’entre eux diminué de la somme des trois autres ; et il n’y aurait de différence dans le raisonnement qu’en ce que, dans les tétraèdres partiels pris soustractivement, il faudrait supposer que les forces agissent du dedans au dehors, si du moins, comme nous l’avons admis, les forces primitives agissaient du dehors au dedans. Ce serait l’inverse dans le cas contraire.

5. Dans la démonstration relative au tétraèdre, on pourrait remplacer la considération du centre de la sphère circonscrite par celle du centre de la sphère inscrite ; en suivant à peu près le mode de décomposition indiqué à la page 346 du VI.e volume de ce recueil. Il se peut, au surplus, qu’il existe quelque procédé plus simple encore pour parvenir au but, et nous nous empresserions de le signaler s’il nous était offert.

6. Concevons un tétraèdre inscrit à un autre tétraèdre de telle manière que les sommets du premier soient les centres de gravité des aires des faces du second ; ces deux tétraèdres ayant les faces homologues parallèles chacune à chacune seront semblables, et les perpendiculaires élevées aux plans des faces de l’un, par les centres de gravité des aires de ces faces, seront dans l’autre les perpendiculaires abaissées des sommets sur les plans des faces opposées. De là, et de ce qui vient d’être démontré ci-dessus, on peut conclure la proposition suivante :

Si l’on applique aux quatre sommets d’un tétraèdre des forces de directions perpendiculaires aux plans des faces opposées et respectivement proportionnelles aux aires de ces faces, le tétraèdre demeurera en équilibre.

Par des considérations semblables, on s’assurera de la vérité de cette proposition analogue de géométrie plane :

Si on applique aux quatre sommets d’un triangle des forces situées dans son plan, perpendiculaires aux directions des côtés opposées, et proportionnelles aux longueurs respectives de ces côtés ; le triangle demeurera en équilibre.

7. Soit présentement une pyramide quelconque aux centres de gravité des aires des faces de laquelle soient appliquées, perpendiculairement à leurs directions, des forces proportionnelles à l’étendue de ces faces, et agissant toutes également soit du dehors au dedans soit du dedans au dehors.

Soit décomposée cette pyramide en tétraèdres, par des plans diagonaux ; et soit en même temps remplacée la force qui agit au centre de gravité de l’aire de sa base en d’autres forces parallèles à la direction de celle-là, ayant leurs points d’application aux centres de gravité des aires des triangles résultant de la décomposition de cette base, et des intensités respectivement proportionnelles aux aires de ces triangles, ce qui est permis.

Concevons de plus qu’au centre de gravité de l’aire de chacun des plans diagonaux qui divisent la pyramide en tétraèdre, on applique, perpendiculairement à la direction de ce plan, deux forces égales et contraires, proportionnelles à l’étendue de ce plan ; ces dernières forces se trouvant deux à deux en équilibre, leur introduction ne changera absolument rien à l’état du système.

Mais alors, chacun des tétraèdres résultant de la décomposition de la pyramide, se trouvant sollicité comme l’était le tétraèdre unique du cas précédent (4), sera de lui-même en équilibre ; la pyramide le sera donc aussi ; et conséquemment elle devait l’être déjà antérieurement à l’introduction des nouvelles forces.

8. Soit enfin un polyèdre quelconque aux centres de gravité des aires des faces duquel soient appliquées perpendiculairement à leurs directions, des forces proportionnelles à l’étendue de ce faces, et agissant toutes également soit du dehors au dedans soit du dedans au dehors.

Soit décomposé ce polyèdre en pyramides ayant ses faces pour bases, et pour sommet commun un point pris arbitrairement dans son intérieur ; concevons qu’ensuite on applique au centre de gravité de l’aire de chacun des triangles qui servent de faces latérales communes à deux pyramides consécutives, et perpendiculairement au plan de ce triangle, deux forces égales et contraires, proportionnelles à l’étendue de ce même triangle ; les forces, ainsi introduites, se trouvant en équilibre deux à deux, ne pourront rien changer à l’état du système.

Mais alors, chacune des pyramides résultant de la décomposition du polyèdre, se trouvant sollicitée comme la pyramide unique du cas précédent (7), devra, pour cette raison, être elle-même en équilibre ; le polyèdre formé de l’ensemble de ces pyramides sera donc aussi en équilibre ; et conséquemment il devait l’être déjà antérieurement à l’introduction des nouvelles forces ; le théorème énoncé au commencement de cet article, se trouve donc ainsi rigoureusement et complètement démontré.

On peut déduire de ce théorème, entre autres conséquences, que si un polyèdre libre non pesant se trouve plongé dans un fluide élastique indéfini sans pesanteur, ou que si un vase polyèdre libre non pesant et exactement fermé, placé dans le vide, se troupe rempli d’un fluide élastique sans pesanteur ; l’action du fluide sur la surface extérieure du polyèdre ou sur la surface intérieure du vase ne pourra y faire naître aucune sorte de mouvement.


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  1. Voyez entre autres l’Hydrostatique de Bezout.
  2. Voyez la page 55 du précédent volume.
  3. Voyez les pages 139, 140 du II.e volume du présent recueil.
  4. Voyez la page 143 du II.e volume de ce recueil.