Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 12/Probabilités, article 2

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PROBABILITÉS.

Solution du problème des rencontres ;

Par M. Tédenat, ancien recteur, correspondant
de l’académie royale des sciences.
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PROBLÈME. Quelqu’un tient dans ses mains un paquet de cartes, au nombre de portant les nombres de la suite naturelle, mêlées au hasard. Il abat, tour à tour, ces cartes sur une table, en prononçant en même temps les mots un, deux, trois, … dans leur ordre successif ; quelle est la probabilité qu’une fois au moins il lui arrivera, en abattant une carte, de prononcer en même temps le nom du numéro qu’elle porte ?[1]

Rappelons-nous d’abord ce principe fondamental de la doctrine des probabilités, savoir, que la probabilité d’un événement est une fraction qui a pour dénominateur le nombre total des chances et pour numérateur le nombre de celles d’entre elles d’où peut résulter l’événement dont il s’agit ; du moins, lorsque ces chances sont toutes d’une égale facilité.

Première solution. On parvient quelquefois, assez commodément, à la solution des problèmes de probabilité, en s’élevant par degrés des cas les plus simples à ceux qui le sont moins ; et c’est ainsi que nous allons d’abord procéder.

1.o S’il n’y a qu’une seule carte, il n’y aura qu’un tirage possible ; cette carte portera le numéro on prononcera le mot un en la tirant ; de sorte que le nombre total des chances et celui des chances favorables sera également l’unité ; la probabilité demandée sera donc c’est-à-dire la certitude.

2.o Sil y a deux cartes, elles porteront les numéros et il y aura deux tirages possibles, que l’on pourra présenter dans le tableau suivant ;

Nombres prononcés
Tirages possibles

Le premier de ces deux tirages donne seul des rencontres ; d’où il suit que la probabilité cherchée est ici

3.o S’il y a trois cartes, elles porteront les numéros et il y aura six tirages possibles, que l’on pourra présenter dans le tableau suivant :

Nombres prononcés
Tirages possibles

De ces tirages, les 1.er, 2.me, 3.me et 6.me donnent seuls lieu à des rencontres ; d’où il suit qu’ici la probabilité cherchée est

Si l’on continue de la même manière, et qu’on rassemble les résultats obtenus, on pourra en former le tableau suivant :

[2]

Si l’on prend les différences consécutives de ces probabilités on les trouvera égales à

d’où l’analogie conduira à conclure que pour un nombre quelconque de numéros, la probabilité d’une rencontre au moins sera

ce qui se trouvera tout-à-l’heure confirmé par d’autres procédés.

Deuxième solution. Pour numéros, il est clair que le nombre total des chances est Quant au nombre des chances favorables, il se compose ainsi qu’il suit :

1.o Des chances qui ont le numéro au premier rang et les autres dans un ordre quelconque ;

2.o Des chances qui ont le numéro au second rang, sans avoir le numéro au premier ;

3.o Des chances qui ont le numéro à son rang, sans avoir les numéros aux leurs ;

4.o Des chances qui ont le numéro à son rang, sans avoir aucun des numéros aux leurs ;

Et ainsi de suite, jusqu’aux chances qui ont le numéro à son rang, sans donner aucun des précédens aux leurs. Voyons donc combien il y a de chances de chacune de ces diverses sortes.

1.o Il y a d’abord évidemment autant de manières d’avoir le numéro au premier rang, qu’il y a de manières de ranger les autres à sa droite ; de sorte que ce nombre est

2.o il y a également manières d’avoir le numéro au second rang ; mais il faut en déduire le nombre de celles d’entre elles qui placent le numéro au premier, puisque nous en avons déjà tenu compte ; or, ce nombre est évidemment le nombre des manières de disposer les numéros restans à la suite de ces deux-là, lequel est il ne reste donc plus dans ce cas, pour le nombre des chances favorables, que

3.o Le nombre des manières d’avoir le numéro au troisième rang, sans avoir le numéro au second sera, pour les mêmes raisons, mais il faudra en déduire le nombre des cas où le numéro est au premier rang, lequel est puisqu’alors c’est comme si l’on avait un numéro de moins ; il restera donc, pour le cas présent,

4.o Le nombre des manières d’avoir le numéro à son rang sans avoir les numéros aux leurs, sera semblablement

mais il faudra en déduire le nombre des cas où le numéro occupe le premier rang ; lequel est

en prenant donc la différence, il restera pour le nombre des cas où le numéro est au me rang, sans qu’aucun de ceux qui le précèdent soient au sien

Par de semblables considérations, on se convaincra qu’en général, si le nombre des cas où le numéro occupe le k.me rang sans qu’aucun de ceux qui le précèdent soit au sien ; est

le nombre des cas où le numéro occupera le me rang, sans qu’aucun de ceux qui le précèdent occupe le sien, sera


ce qui donne, toutes réductions faites,

ce qui prouve que, si la loi se soutient jusqu’au me numéro, elle aura lieu aussi pour le me, et qu’ainsi elle est générale.

On voit donc que le nombre total des cas favorables, sera la somme des termes de cette série

or, par la théorie des nombres figurés, on a

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

donc la somme des termes de cette série, ou le nombre des cas favorables est

c’est-à-dire

puis donc que le nombre total des cas est il s’ensuit que la probabilité cherchée est

comme nous l’avions déjà trouvé.

Troisième solution. Pour fixer les idées, supposons que les numéros soient au nombre de six seulement, et qu’on demande quel est alors le nombre des cas favorables. Supposons qu’il s’agisse de former les arrangemens auxquels ces cas répondent, et soient les nombres respectifs de cas favorables pour numéros.

Plaçons d’abord à son rang, et les cinq autres numéros de toutes les manières possibles dans les autres rangs ; nous aurons fait ainsi arrangemens.

Plaçons ensuite à son rang et les cinq autres numéros de toutes les manières possibles dans les autres rangs ; nous aurons encore fait arrangement.

Continuons de la même manière, pour les numéros jusqu’au numéro inclusivement, nous aurons fait ainsi arrangemens, présentant tous évidemment des cas favorables, et les présentant même tous ; mais certains d’entre eux se trouveront répétés plusieurs fois, ainsi que nous allons le voir, et il s’agit présentement d’en faire la réduction.

D’abord l’arrangement où chaque numéro sera à son rang, se trouvera une fois dans chaque groupe, et sera conséquemment répété fois.

Il est impossible que cinq numéros soient à leurs rangs sans que le sixième n’y soit également, ainsi ce second cas rentre dans le premier.

Chacun des arrangemens où quatre numéros seulement seront à leurs rangs se trouvera à la fois dans des six groupes ; mais il faut voir combien il y aura de ces arrangemens. Or, on voit d’abord que ces quatre numéros pourront être choisis parmi d’un nombre de manières exprimé par il faudra ensuite arranger les deux numéros restans dans les plans vides de manière à ne pas produire des rencontres, puisqu’alors on retomberait dans les cas précédens ; or, le nombre total des manières de les arranger étant et le nombre des rencontres que peuvent offrir leurs diverses dispositions étant le nombre de leurs arrangemens qui n’en fourniront pas sera Le nombre total des sortes d’arrangemens répétés quatre fois sera donc

Par un raisonnement tout semblable, on s’assurera que le nombre des sortes d’arrangemens répétés chacun fois est que le nombre total des sortes d’arrangemens répétés chacun deux fois sera et qu’enfin le nombre total des sortes d’arrangemens simples, c’est-à-dire, de ceux où un seul numéro est à sa place, et qui ne sont conséquemment écrits qu’une seule fois est

Puis donc que dans il ne doit entrer qu’un seul arrangement de chaque sorte, on doit avoir

Au surplus, comme on a et par conséquent on pourra écrire, pour plus de symétrie,

cela donnera, en transposant,

En généralisant ce raisonnement, ce qui est aisé, on trouvera


Si ensuite on désigne par les probabilités qui répondent à numéros, on aura, comme nous l’avons vu,

ce qui donnera, en substituant et divisant les deux membres par


équation au moyen de laquelle on déterminera la probabilité qui répond à une valeur quelconque de au moyen de celles qui répondent aux valeurs inférieures de cette lettre.

Quatrième solution. Le nombre des chances qui donnent le numéro à son rang, sans donner aucun des précédens aux leurs, dépendant visiblement de et de nous pouvons le représenter par En conséquence, le nombre des chances qui donnent le numéro à son rang, sans donner aucun des précédens aux leurs, devra être désigné par et s’il y avait un numéro de moins, ce dernier nombre devrait être désigné par

Or, le nombre des "cas qui donnent le numéro à son rang, sans donner aucun des précédens aux leurs, est évidemment égal au nombre de ceux où le numéro est à son rang, sans qu’aucun des précédens soient aux leurs, moins le nombre des cas où les numéros et sont à leurs rangs, sans qu’aucun des précédens soient aux leurs.

Mais ce dernier nombre est évidemment le même qu’il le serait pour le numéro si le numéro n’existait pas, c’est-à-dire, s’il n’y avait que numéros seulement ; d’où il suit qu’on doit avoir l’équation aux différences finies et partielles

Pour intégrer cette équation, nous poserons, suivant la méthode de Lagrange, et étant deux constantes indéterminées, et un nombre arbitraire ; l’équation deviendra ainsi

ou

d’où

et

ce qui donnera

Pour la facilité du développement, nous pourrons supposer il viendra alors


Pour déterminer nous remarquerons que, lorsque on a donc et ainsi de suite ; d’où

qui, en mettant successivement pour les valeurs nous fera retomber sur les résultats déjà obtenus dans notre seconde solution.

On sait que, d’après quoi on doit avoir

ou

donc

donc, lorsque le nombre des numéros est infini, la probabilité demandée est et, comme la série est extrêmement convergente, on en doit conclure que c’est aussi là, à très-peu près, la probabilité cherchée, toutes les fois que est un grand nombre quelconque.

Si, au lieu de supposer un seul numéro de chaque sorte, on en supposait un nombre on remarquerait qu’un numéro ne peut être à son rang que dans les premiers tirages ; que conséquemment on devra arrêter le développement à ses premiers termes. L’équation à intégrer sera

elle donnera

d’où

faisant donc et divisant ensuite par il viendra, pour la probabilité d’une rencontre au moins,


formule qui rentre exactement dans la première, lorsqu’on suppose [3]


Séparateur

  1. Ce problème revient évidemment au suivant : Deux urnes contiennent chacune les numéros Après les avoir bien mêlés dans l’une et dans l’autre, on procède à leur extraction simultanée ; c’est-à-dire qu’on tire à la fois un numéro de chaque urne. Quelle est la probabilité qu’une fois au moins le même numéro sortira en même temps des deux urnes ?

    On trouve, une ébauche de solution du problème dans le Développement nouveau de la partie élémentaire des mathématiques de Bertrand, de Genève, tom. I, pag. 410.

    Il a été un peu généralisé par M. Laplace, dans sa Théorie analitique des probabilités, pag. 217, où il suppose qu’il y a dans chaque urne un nombre de numéros de chaque sorte, et où il cherche la probabilité de une, deux, trois … rencontres.

    On pourrait le généraliser davantage encore, en l’énonçant ainsi qu’il suit : On a, dans une urne, lettres a, lettres b, lettres c, et ainsi de suite, et, dans une autre urne, lettres a, lettres b, lettres c et ainsi de suite, de telle sorte que

    Après avoir bien mêlé ces lettres dans les deux urnes, on procède à leur extraction, en tirant à la fois une lettre de chaque urne. Quelle est la probabilité qu’une fois au moins la même lettre sortira en même temps des deux urnes ?

    On pourrait aussi considérer le cas où, après chaque tirage, on remettrais dans chacune des deux urnes la lettre qu’on en aurait extraite. Il ne serait plus alors nécessaire de supposer

    Enfin, au lieu de demander quelle est la probabilité d’une rencontre au moins, on pourrait demander quelle est la probabilité que le nombre des rencontres ne sera ni plus grand que ni moindre que .

    Nous terminerons par observer qu’à ces sortes de questions se rapporte la théorie du jeu de cartes connu des enfans sous le nom de la bataille. On pourrait encore y rapporter la recherche du degré de confiance que méritent les devins, les tireuses de cartes et diseuses de bonne-aventure, ainsi que la recherche de la probabilité que les ordonnances de certains médecins ou les avis de certains jurisconsultes doivent être salutaires à leurs malades ou à leurs cliens.

    J. D. G.
  2. C’est à peu près à cela que se réduit l’analise de Bertrand. Il remarque ensuite que ces probabilités, réduites en décimales, sont

    de sorte qu’elles sont alternativement décroissantes et croissantes, suivant que devient pair ou impair, mais de manière à tendre rapidement vers une certaine limite ; de telle sorte que, si l’on ne veut qu’une simple approximation, on aura sensiblement la probabilité qui doit répondre à une très-grande valeur de en calculant celle qui répond à une beaucoup moindre valeur de ce nombre.

    J. D. G.
  3. Au moment où on termine l’impression de ce qui précède, M. Tédenat nous écrit que, depuis plusieurs années, l’état de sa vue ne lui permettant pas de s’occuper sérieusement de la lecture des ouvrages de mathématiques, il n’est pas surprenant, d’après cela, qu’il ait ignoré que M. Laplace avait traité le problème dont il s’est lui-même occupé, et qui lui avait été proposé, il y a plus de 40 ans, par M. Legendre ; que, sur notre observation, il venait de consulter l’ouvrage de M. Laplace ; qu’il s’était assuré ainsi de la conformité de ses formules avec celles de cet illustre géomètre, et qu’il pensait qu’au surplus son travail sur ce sujet ne serait point tout-à-fait une redite, à raison de la variété des moyens de solution qu’il présente.
    J. D. G.