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Renée Vivien

Anne Boleyn
« …The white fierce light that beats upon a throne… »
(« Cette blanche et terrible lumière qui s’abat sur le trône… »).
PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23-33, PASSAGE CHOISEUL, 23-33

M DCCCCIX


PREMIÈRE PARTIE















Anne Boleyn


PREMIÈRE PARTIE


CHAPITRE PREMIER

Anne Boleyn apparaît



Vers 1501 (ou à peu près, les historiens n’ayant pu déterminer la date), naquit obscurément une Reine future, Anne Boleyn.

Le père, Thomas Boleyn, était Lord-Maire de la Cité de Londres et portait, avec la massue traditionnelle, l’épée. Ce n’était pas un vain insigne de pouvoir. Le vaillant père Thomas, par sa bravoure, put supprimer une menaçante insurrection dans le comté de Cornwall.

Sa mère appartenait à la grande et splendide famille des Ducs de Norfolk.

Toutefois, et malgré cette illustre parenté, Anne Boleyn naquit obscure.


CHAPITRE II

Le Roi est mort


Louis XII Roi de France est mort.

Selon l’usage, la Reine Douairière, veuve du Roi, porte le deuil de son royal époux.

Et la Reine douairière s’est encloîtrée dans la chambre de deuil. Elle pleurera pendant quarante jours et quarante nuits.

La Reine Douairière pleure et veille, dans la chambre obscure d’où le soleil est banni.


La clarté du jour ne doit point pénétrer dans cette auguste chambre de deuil.

Car la Reine Douairière de France pleure le Roi mort.

Les fenêtres sont murées, les portes sont closes, dans cette chambre où les cierges élèvent leurs flammes minces et pareilles au souffle ascendant des prières…



Pendant quarante jours, la Reine-Veuve de France observe ainsi le deuil, parmi les filles d’honneur qui la suivirent dans son royaume nouveau.

Telle est la coutume sacrée.

Mais aujourd’hui, la Reine-Veuve de France est cette blonde Mary Tudor, qui fut épousée, lors de ses dix-sept ans, par le vieux Roi Louis XII.

Cette Reine-Veuve si jeune est donc assise parmi les filles de son pays, comme le veut la coutume, et ne pleure que faussement, et par ennui, au milieu de ses filles d’honneur qui, pour la suivre, ont abandonné le pays natal.

Parmi ces filles d’honneur, pour la plupart jeunes et blondes comme leur souveraine, est une enfant brune, maigre et pâle. Mais on admire en elle un beau col long et pareil à la tige d’un lys, et de deux yeux splendides. Et ces yeux sont deux noires étoiles fixées dans un étroit visage brun.

Telle est cette enfant de naissance obscure et négligée, qui plus tard sera la souveraine adorée et toute-puissante du royaume d’Angleterre.

On ne la juge point belle. On ignore cette enfant chétive au long col, aux yeux noirs, cette enfant chétive et dédaignée qui cependant est la future Anne Boleyn.


Mary Tudor, princesse d’Angleterre, est belle et blonde. Elle est aimée d’un poète charmant, Charles Brandon[1], duc de Suffolk, celui-là même qui, plus tard, écrira pour elle d’adorables vers. De ces chansons d’amour naïves et jeunes, il ne demeurera qu’une strophe unique :

« Cloth of gold, do not despire
Though thou be wed to cloth of frise ;
Cloth of frise, be not too bold
Though thou be wed to cloth of gold
[2]

Cette Reine-Veuve de France aime le doux poète de son pays natal. Avant la mort de Louis XII, elle l’aimait déjà comme elle l’aimera toujours. Et, chaque nuit, elle le fait entrer secrètement dans la chambre de deuil.

Mais l’héritier du trône, François d’Angoulême, veille et guette. Il fait surprendre enfin les amants enlacés, la jeune Reine blonde et le doux poète.

Il ordonne, il menace. Selon les ordres donnés par lui-même, un prêtre attend dans les ténèbres de minuit.

Mary Tudor ne sera jamais cette Reine-Régente qui gouverne la France pendant l’enfance du Roi. Un soleil a glissé d’entre ses frêles mains d’amoureuse.

Le pouvoir lui ayant échappé, elle fleurira désormais dans cette ombre douce qui protège le bonheur.


CHAPITRE III


Les filles d’honneur de la Reine douairière l’accompagnent dans le retour. Or, ce retour est long et périlleux. Le vent s’est abattu sur la mer, les pilotes sont anxieux, tous redoutent le naufrage…

Mais le vaisseau qui porte une Reine de France déchue et une future Reine d’Angleterre atteint le bon port où l’on se reposera enfin.

Anne Boleyn ne goûtera point cette bonne paix d’une fin obscure. Son destin l’emporte vers une mort plus glorieuse et cruelle…

[la page 9 manque, perdue]
Henry de Lancaster (qui plus tard devint Henri VIII) apporta

la paix à l’Angleterre, épuisée par la lutte centenaire des deux Roses rivales. Tout cela est contesté.

Ce qui est certain, c’est qu’Anne Boleyn fut intelligente et belle, plus intelligente que belle, semble-t-il. Elle aima la musique et les vers, elle fut quelque peu musicienne et poétesse.

Elle fut surtout elle-même, Anne Boleyn…


CHAPITRE V


Mary Boleyn, sœur aînée de cette petite Anne maigre et brune, aux yeux noirs, est belle et blonde. Elle est plus belle que sa jeune sœur brune, mais elle n’a point son esprit ni son charme dominateur.

Le jeune roi Henri VIII l’a passagèrement aimée. Mais transitoire maîtresse bientôt oubliée, Mary Boleyn demeura obscure et pauvre, mais assez heureuse cependant. Car elle rencontra, sur le chemin prédestiné de sa vie, un gentilhomme obscur et pauvre mais qui l’aima, et fut aimé d’elle, William Casen.

Mais Anne, brune et vivace, a l’orgueil de son intelligence aiguë et méprise en secret la blonde sœur. Elle ne partage pas cette mollesse du cerveau et des sens, elle ne suivra pas cet exemple inglorieux !

Anne gardera toujours dans son cœur le souvenir de cette piètre destinée de sa sœur, maîtresse oubliée et méprisée du roi.

Pour elle, elle ne condescendra jamais ainsi. Quoi qu’il advienne, elle gardera son orgueil intact. Et peut-être — ah ! peut-être même ! — sera-t-elle un jour de par sa bravoure et sa résistance, Reine d’Angleterre…


CHAPITRE VI

Dans un Jardin


Anne Boleyn et Henri VIII se virent pour la première fois dans un jardin.

Le Roi veut honorer son fidèle serviteur, Thomas Boleyn, et lui rendra visite dans son noble château de Hever.

Voici que la fille de Thomas Boleyn, la charmante Anne se promène à travers les grands jardins de son père. Et voyant cette belle jeune fille brune errant au milieu des roses, Henri lui parla. Charmé par l’esprit vif, imprévu et joyeux de la jeune fille, le Roi quitte soucieux, le château où demeure cette belle jeune fille…

Dès son retour il apprend à Wolsen, ce confident des vieux jours, qu’il venait de rencontrer « une jeune fille de bonne naissance, qui avait l’esprit d’un ange et qui était digne de porter la couronne royale ».

Alarmé, le cardinal essaye, mais en vain de refroidir l’ardeur du jeune maître qui menace sa propre puissance.

Mais les plus profonds calculs du sage cardinal n’ont point prévu cette très simple rencontre d’un jeune Roi et d’une jeune fille brune, ayant de très grands et de très beaux yeux noirs, dans un jardin de roses…

Voici maintenant des lettres :


Lettre de Henri VIII à Anne Boleyn


« Ma Maîtresse et mon Amie,

« Mon cœur et moi nous remettons entre vos mains et nous recommandons à vos bonnes grâces, priant que notre absence involontaire ne diminue en moins de rien votre affection pour nous. Car, si telle chose advenait, notre chagrin déjà si grand en serait augmenté. Ce serait grand dommage ; par elle seule, l’absence donne une douleur que je n’eusse jamais imaginée.

« Ceci me fait souvenir d’un fait d’astronomie : plus les pôles sont éloignés du soleil, et plus sa chaleur est extrême. Ainsi en est-il de notre amour : l’absence met de l’espace entre nous, et pourtant la ferveur d’amour augmente ; je n’ose ici parler que de la mienne. Toutefois, j’espère que mes pensées sont les mêmes que les vôtres, car je vous assure que pour moi l’angoisse de l’absence est si grande qu’elle serait intolérable si je ne chérissais le constant espoir de votre affection indissoluble. Pour vous en apporter toutefois le souvenir, et parce que je ne puis moi-même jouir de votre présence, je vous envoie ce qui ressemble le plus à la réalité, c’est-à-dire mon portrait, et cette même devise, qui l’accompagne, vous la retrouverez gravée sur ces bracelets, dont j’envie la place que je prendrai lorsqu’il vous plaira.

« Ceci est de la main de

« Votre serviteur et ami. »


Fragment de lettre écrit par Henri VIII à mistress Anne Boleyn


« En ce qui touche à votre sœur, je fis écrire par Walter Walsh[3] à mylord Thomas[4] lui disant ma pensée : espérant toutefois qu’ici encore Ève ne trompera pas Adam ; car, véritablement et quoi qu’on en dise, il doit à son honneur de la reprendre (auprès de lui), elle, sa véritable fille, en son heure de nécessité.

« Rien de plus à cette heure, ma bien et entièrement aimée ! mais parfois je souhaiterais que nous fussions réunis, un soir.

« Écrit de la main de votre

« H. R. »


CHAPITRE VII


Katherine, cette grande et douloureuse Katarina d’Espagne, fille d’Isabelle la Catholique et de Ferdinand, est assise parmi ses dames d’honneur et brode en retenant des larmes.

Car le Roi ne l’aime plus…

Elle a vieilli et Anne Boleyn, sa rivale, est jeune.

Puis, elle ne peut distraire le Roi, tandis que la jeune rivale, Anne Boleyn, a gardé de son séjour à la cour du roi François cette chose brillante, légère, exquise : l’esprit français.

Elle rit souvent. Et, lorsqu’elle rit, ses grands et sombres yeux rient aussi, d’un rire lumineux.

Katherine vieillissante ne rit presque plus.

C’est pourquoi le jeune roi qu’elle aime s’éloigne d’elle…

Chose terrible, il s’ennuie auprès d’elle et se détache de la princesse vieillie qui l’aime et qui l’aimera jusqu’à la fin.


CHAPITRE VIII


Cette haute princesse d’Espagne, brûlant de l’âcre jalousie dont elle mourra plus tard, oublie pour un instant l’impassivité royale et, devant la jalousie mortelle d’Arain Katherina.

Par un soir de divertissement, afin de plaire à Anne Boleyn, le Roi ordonne aux pages d’apporter un échiquier.

Et la Reine jalouse voit que le Roi commence ce fastidieux jeu aux échecs avec la fille d’honneur aux grands yeux noirs pour le plaisir de mêler leurs doigts.

Au milieu de ses filles, la Reine est assise et veille, songeant peut-être que le jeu est chose étrange, incompréhensible et pareille à sa sœur autant que la destinée.

La Reine observe silencieusement, et les joueurs jouent.

Et voilà que le roi se retrouve toujours et toujours dans le jeu de mistress Anne.

La belle jeune Anne Boleyn rit, — un peu trop haut, peut-être, — et la pauvre Reine ne se peut contenir plus longtemps.

Elle dit un peu aigrement à celle qui triomphe, en faisant allusion aux autres maîtresses qui, passagèrement, la firent pleurer :

« Vous ne ressemblez point aux autres, mistress Anne…

« Celles-là étaient contentes, quel que fût le jeu… Mais vous êtes tout autre… Vous ne serez contente, Mistress Anne[5]. »

Ce fut toute la vengeance de la pauvre Reine impuissante et brisée.



Ce gros et lourd prince, Henri VIII, roi d’Angleterre, était affligé d’un amour violent et irréfléchi pour les lettres. Il composait même quelques poèmes d’une nullité royale.

Ce fut le vif esprit cultivé d’Anne Boleyn qui séduisit, plus que sa beauté même, ce Roi épais, qui, plus tard, s’épaissit tant et tant qu’il fallut inventer pour le transporter jusqu’au premier étage de son palais, un fauteuil au fond d’une cage, que l’on fait monter et descendre à l’aide de grosses cordes, cet embryon de l’ascenseur.

À propos de cet amour inconsidéré, mais vif et réel, des lettres, il n’est pas sans intérêt de songer que plus tard Henri VIII reprochera, non sans amertume, à la princesse de Clèves[6] sa parfaite ignorance.

Anne Boleyn, poétesse dans l’âme, eut pour frère un poète, Georges Rochford.

La domination d’Anne sur le Roi fut donc cette chose puissante : le charme intellectuel.


CHAPITRE IX


Anne Boleyn, jeune, veut, avec l’impatience de la jeunesse, détruire afin de régner. Elle veut détruire cette Reine vieillie afin de régner à son tour.

Elle veut que la Reine s’éloigne de la cour, elle la veut déposée.

Et le Roi, aveuglément amoureux, lui obéit.

Anne Boleyn s’exaspère. Elle persécute la fille de sa rivale, la princesse Mary Tudor.

Et tout cela, qui fut horrible, fut en même temps inévitable, fatal.



The sweating Sickness


La peste est entrée et règne, despotique, dans le royaume de Henri VIII.

Cette peste fut nommée Maladie des Grandes Sueurs, car, dès le commencement de l’horrible maladie, une sueur froide se répand par tout le corps, avant la mort qui la suit dans quelques heures, deux ou trois, au plus.

La peste règne.

Des milliers d’hommes et de femmes meurent, dans les maisons et dans les rues.

Partout se répand le bruit des lamentations. Chacun pleure sur les siens et songe à sa fin prochaine.

Henri VIII, qui jamais ne fut brave, a pris peur. Sous la menace de la mort prochaine, il se réconcilie avec la Reine Katherine d’Aragon, avec cette Reine exilée de la cour, presque répudiée déjà.



Henri VIII craint la mort. Pour lui, la peur de la mort est plus forte que l’amour.

Mais, dès que le péril s’éloignera, l’amour s’éveillera dans le cœur du Roi lâche.

Henri VIII abandonnera, pour la seconde fois, la Reine vieillie et triste, pour revenir, plus amoureux encore, vers Anne Boleyn.



Pour élever cette jeune femme brune jusqu’au trône d’Angleterre, il faudra détruire une très ancienne religion, chère aux cœurs, et courir le risque d’une guerre avec le Roi d’Espagne.

Anne Boleyn l’a voulu. Elle est le Destin de l’heure présente.

Ses beaux yeux noirs ont dicté. Un vieux cardinal mourra de chagrin, un pape verra lui échapper un de ses royaumes les plus fidèles.

Le protestantisme détrônera le catholicisme, la vie religieuse de tout un peuple sera changée, parce qu’une femme le voulut et que cette femme était Anne Boleyn, et non pas une autre.

Henri VIII, qui toujours fut lâche, s’épouvanta devant la contagion possible. Dans la crainte d’une contagion possible, il voulait, avec sincérité, se réconcilier avec Dieu, le Dieu jaloux des catholiques, et renvoyer Anne Boleyn. Telle était sa pensée d’une minute d’épouvante. Mais, à d’autres instants, l’amour des beaux yeux noirs le sollicitaient d’amour.

Alors, le Roi, tourmenté par la peur de la maladie et des scrupules religieux, se ressouvint de son amour.


CHAPITRE X


Anne Boleyn, dont le beau courage se révolta devant la lâcheté royale, se révolta et, s’enfermant dans ses appartements privés, refusa de voir le Roi.



Henri VIII lui écrivit alors :


« Ma Maîtresse et mon Amie[7],

« Mon cœur et moi nous soumettons et nous remettons entre vos mains. Nous supplions de prendre part à vos bonnes grâces, afin que, par l’absence, nous ne soyons pas diminués à vos yeux. Car cela serait augmenter notre douleur, ce qui serait grand’pitié, puisque aussi bien l’absence en donne assez, et plus que je n’eusse cru pouvoir être supportée par une créature humaine.

« Ceci fait revenir à mon esprit un fait d’astronomie. Il est, paraît-il, que plus lointains sont les pôles du soleil et plus leur ardeur est grande. Ainsi en est-il de notre amour : l’absence a placé l’espace entre nous et pourtant l’ardeur s’accroît. Du moins en est-il ainsi de mon côté.

« J’espère qu’il en est de même pour vous, et je vous assure que pour moi l’angoisse de l’absence est si grande qu’elle serait intolérable sans la ferme espérance que je garde de votre affection pour moi. Pour vous en faire souvenir, et parce que je ne puis moi-même être auprès de vous, je vous mande ici la chose qui m’est le plus semblable, c’est-à-dire mon portrait, avec la devise que vous savez bien, serti en ces bracelets[8] que je vous envoie, me souhaitant à leur place, où je serai bientôt, lorsqu’il vous plaira.

« Ceci est de la main de

« votre serviteur et ami,
« Henry, Rex. »


CHAPITRE XI


Voici une seconde lettre de Henri VIII à sa maîtresse et amie, Anne Boleyn :


De Henri VIII à Anne Boleyn


« Ma Maîtresse et mon Amie,

« Mon cœur et moi nous soumettons et nous remettons entre vos mains. Nous supplions n’être point éloignés de vos bonnes grâces et ne point endurer que, par l’absence, votre affection pour nous soit diminuée.

« Ce serait aussi augmenter ma douleur, ce qui serait très grand dommage, puisque aussi l’absence vous afflige, vous aussi, à ce qu’il paraît. Nous n’espérions pas tant de bonheur, et nous soumettons à vous dans le parfait amour. »


CHAPITRE XII


La Reine Katherine meurt peu à peu et très douloureusement de son infini chagrin.

Elle meurt royalement et saintement au milieu de la petite cour espagnole qui la suivit jadis, lors de sa jeune splendeur, jusque dans cette lointaine Angleterre, à l’accueil hostile.

La grande et sainte Princesse espagnole reçoit les sacrements et, bénie par le prêtre, entrera, grâce à Dieu, dans une très grande paix.


CHAPITRE XIII


La Reine est morte : Vive la Reine !

Anne Boleyn triomphe. Sa rivale redoutée et redoutable, Katherine d’Aragon, cette princesse d’Espagne, qui fut pendant plus de vingt ans Reine d’Angleterre, est vaincue enfin, est morte er lui cédant la place vide.


CHAPITRE XIV


Anne Boleyn, entourée de sa petite cour, achevait le repas du soir lorsqu’un messager lui apporta cette grande nouvelle : la mort de la Reine sa rivale.

Le messager dit vrai : la pitoyable et royale Katherine est morte de chagrin.

Dans la pauvreté, dans le désespoir, celle qui fut Infante d’Espagne et Reine d’Angleterre mourut de chagrin, entourée de quelques rares serviteurs et filles d’honneur de son pays natal, qui l’avaient suivie dans la terre étrangère.


CHAPITRE XV


Par tout le royaume l’on annonce le couronnement de la nouvelle Reine d’Angleterre, de la belle et jeune et brune Anne Boleyn.

Ce sont des cris d’allégresse : « Vive la belle jeune Reine d’Angleterre ! »



DEUXIÈME PARTIE


« … Ce faucon blanc qui défie de ses yeux ardents le soleil… »















DEUXIÈME PARTIE


I

LES TROIS JOURS DU COURONNEMENT



Anne, Reine d’Angleterre, prend possession de sa bonne ville de Londres.

Elle quittera Greenwich dès l’aube et rejoindra Henri VIII, qui l’attend dans la Tour de Londres…

… Dans cette même Tour de Londres où s’accomplirent tant de crimes, où elle-même plus tard redouta l’heure finale…

Car les Princes triomphants et les Princes emprisonnés en attendaient leur consécration ou leur sort.



Voici que la cité de Londres s’agite et se pare. L’on répand sur le pavé inégal le sable épais et doux.

Les fenêtres sont tendues de pourpre et d’écarlate, — parfois même de soie et de velours.

Et depuis longtemps déjà l’on attend la procession royale.

Voici enfin le cortège.

C’est, le premier, l’ambassadeur de France, qui précède les autres.

Ses gens portent les deux couleurs de France : bleu et or.

Puis, deux gentilshommes, à cheval, portent la couronne ducale de Normandie et d’Aquitaine, cette couronne tant convoitée jadis par l’Angleterre ! L’un de ces deux gentilshommes porte la croix, l’autre le manteau, pliés et attachés sur le sein gauche.

Suivent les juges et les avocats, puis les chevaliers de Bath, dont le vêtement ressemble trop à celui des jeunes prêtres.

Suivent les cardinaux, les abbés, princes de monastère, qui ne sont inférieurs qu’aux seuls cardinaux eux-mêmes, puis les évêques, puis les nobles.


Voici enfin la Reine.

Étendue dans une litière, Anne Boleyn, la jeune Reine charmante et bien-aimée, se montre aux innombrables regards de son peuple.

La litière de la Reine est toute de drap d’or mêlé de drap d’argent. Les deux coursiers blancs qui la portent sont harnachés d’argent et recouverts tout entiers de drap neigeux. Les écuyers de la Reine les conduisent.

Sous un dais de drap d’or, porté par quatre chevaliers qui marchent à pas cadencés, repose la Reine.

Ses grands cheveux noirs sont dénoués et se répandent, comme un long voile d’épaisses ténèbres. Sa robe est toute de drap d’argent : elle a revêtu le manteau virginal des royales épousées : ce manteau de drap d’argent doublé d’hermine.

Et la Reine porte la coiffe charmante qu’imagina cette Anne Boleyn d’hier, fille d’honneur à la cour de France, parure adorable, d’une invention gracieuse !

Cette coiffe est surmontée d’un cercle de rubis.

Anne, reine d’Angleterre, est belle dans son triomphe… Un peuple l’admire… Tout un peuple célèbre les longs cheveux de la jeune Reine et ses yeux noirs…


Et voici la Reine


L’écuyer de la Reine conduit cette jument blanche que montait avec tant d’adresse et de courage Anne Boleyn, chasseresse hardie. La belle bête est toute harnachée d’or et semble, en caracolant, prendre part au triomphe de sa vaillante et fière maîtresse.

Viennent sept dames dont les chevaux sont sellés de velours rouge et caparaçonnés de drap d’or.

Puis, deux carrosses. Dans le premier, la vieille duchesse de Norfolk, tante de la Reine, et la vieille marquise de Dorset.

Dans le second ont pris place quatre dames attachées à la personne de la Reine.

Suivent quatorze grandes dames de la cour, puis la garde royale, chamarrés d’or martelé.

Et voici la première étape.

Une troupe d’enfants travestis en marchands de Londres les attend dans Fenchurch street. Ces enfants de marchands, futurs marchands eux-mêmes, récitent un double compliment.

La première partie de ce beau discours est en anglais, la seconde partie en français, — compliment délicat à l’adresse de la Reine, dont on connaît le goût pour la belle langue française qu’elle apprit en son enfance.

Voici cette Gracechurch street, où les marchands de Steelyard se sont surpassés. Ces grands manieurs d’acier joignent à la force des muscles une fort agréable imagination de poésie.


La Reine se repose un instant…

Voici, pour la divertir, la fontaine de l’Hélicon.

Voici le blanc faucon, tel qu’il fut représenté dans le cortège fluvial, mais avec cette légère inégalité que voici : Le faucon blanc d’aujourd’hui qui émerge d’un buisson de roses rouges et blanches n’est point couronné.

Lorsque la Reine passe, un ange s’envole du cœur de ce buisson de roses royales, et, aux sons d’une grande musique, place une couronne minuscule, imitant parfaitement la couronne du sacre, sur la tête du beau faucon blanc, image de la Reine.



Voici sainte Anne, entourée de ses descendants et, comme lui, sa fertilité est glorifiée en paroles pompeuses.

Plus loin, voici les trois Grâces, grandement assises sur un trône unique. À leurs pieds coule une fontaine de vin généreux. Le poète assis à leurs pieds se lève et célèbre la beauté particulière et le mérite de chacune de ces trois Demi-Déesses dont il est le serviteur.

Chacune des trois kharites offre son don d’avènement à la Reine : le don de grâce.

Pendant tout ce glorieux jour, des deux belles fontaines coulera, pour la joie de la multitude, le doux vin blanc et le vin rouge.

Devant Cheapside Cross sont assemblés les aldemen. Sort de leurs rangs Maître Walter, recorder de la cité, lequel inscrit les naissances, les mariages et les morts dans le Grand Livre de la cité. Maître Walter offre à la Reine le don de la ville de Londres : une bourse contenant mille pièces d’or.

Et, souriant avec sa grâce accoutumée, Anne daigne exprimer la satisfaction royale.

Voici plus loin trois Déesses assises, qui, à l’approche de la Reine, se lèvent et lui offrent une curieuse pomme d’or, divisée en trois parts, dont chacune porte cette inscription :

Sagesse, opulence, félicité.

Voici la cathédrale de Saint-Paul. Devant la grande porte sont assises trois femmes, auréolées d’un grand are blanc sur lequel est inscrit, en caractères latins :

Avance, toi la Reine, Anne, et gouverne dans la prospérité.

Toutes trois portent des tablettes sur lesquelles sont inscrites des phrases de bienvenue.

Celle qui semble, d’entre les trois, la plus royale, celle qui semble régner, assise entre les deux autres, se lève et tend à la Reine une tablette d’argent sur laquelle est inscrite, en caractères latins, cette devise de bienvenue : Avance, Reine, et reçois la couronne. La seconde porte entre ses mains cette autre tablette sur laquelle est inscrite une seconde devise : Seigneur, dirige mes pas. Et sur la tablette de la troisième sont gravés ces mots : Repose-toi dans le Seigneur.

Ces trois belles dames jettent ensuite au milieu de la foule, qui s’en empare, une neige de petites hosties profanes, façonnées à l’exemple des véritables et saintes hosties, sur lesquelles sont imprimées les paroles qu’elles viennent de prononcer devant la Reine.

Sur un échafaudage élevé à la hâte pour le jour triomphal sont assemblés deux cents enfants vêtus de blanc clair, qui récitent des poèmes latins traduits en anglais. Anne dit aussitôt les paroles exactes, les paroles mesurées à la fois et gracieuses infiniment, qui trouvent un écho lointain dans les mémoires.

Et voici que la grande porte de Ludgate est toute fraîchement dorée. Sur les plombs de l’église de Saint-Martin un chœur d’hommes et d’enfants chante un cantique à la louange de la Reine.

Fleet street, avec ses maisons repeintes aux couleurs rafraîchies, accueille joyeusement Anne Boleyn. Les écussons et les anges qui ornent les maisons sont redorés en son honneur, et les cloches sonnent, sonnent, proclamant l’allégresse.

Au coin de la rue, sont, rudement bâties, quatre tours artificielles. De chacune de ces tours s’échappe, sous d’invisibles mains, une musique. Et voici qu’à la porte de chaque tour apparaît une vertu cardinale sous les traits charmants d’une jeune fille, qui, s’adressant à la jeune souveraine, lui donne l’assurance de l’accompagner, de la guider et de la conseiller pendant toute sa vie.

Et voici que du fond de la petite tour s’élève une harmonie solennelle. Anne, musicienne accomplie, s’arrête pour écouter… Avec joie elle accueille les beaux sons graves.

Elle donne aux musiciens de royaux éloges et poursuit son magnifique chemin de Reine…

Ainsi vint Anne Boleyn, glorieusement, jusqu’à Westminster-Hall, pavoisé de tapisseries aux fils d’or.

Les courtisans choisis pour cet office d’honneur la portent dans sa litière, jusqu’au centre de la cour d’honneur, et la font asseoir sur un trône, surmonté par un beau dais de pourpre et d’or. À la gauche de la souveraine est dressé un buffet immense, regorgeant de vaisselle d’or. Car il fallait au Roi d’Angleterre un grand étalage de vaisselle pour démontrer sa richesse et sa puissance.

Il est apporté à la Reine de grands plats d’or surhaussés, portant les épices. Des gentilshommes lui offrent l’hypocras, cette boisson du nord, sorte de bière mêlée de miel.

Ils lui offrent aussi des vins.

La Reine, n’y goûtant qu’à peine, pria qu’on les fît porter vers ses femmes et filles d’honneur.

Elle attendit la fin de ce repas de friandises et d’hypocras, cette sorte de bière du nord mêlée de miel.

Puis la Reine, très gracieusement, dit au Lord-maire quelques compliments de circonstance, et se retira, entourée de ses filles. Elle changea de robe.

Et la nouvelle Reine s’en fut rejoindre le Roi à Westminster, cette nuit-là.


CHAPITRE II


Le lendemain fut le jour du couronnement, le jour d’entre les jours…

Et ce fut le dimanche des Rameaux.

Tout semblait donc sourire à la jeune souveraine.


Anne fut à sa toilette de bon matin.

Accompagnée de ses dames et damoiselles, elle entra dans Westminster-Hall un peu avant huit heures.

Puis, devant le peuple assemblé, elle prit place sous le dais royal.

Elle était vêtue de velours violet mêlé d’hermine. Et, sur la belle tête brune, déjà royale, rayonnait superbement le cercle de rubis, que surplombait la couronne d’Angleterre.



II

LE RÈGNE D’ANNE BOLEYN


CHAPITRE PREMIER



Henry VIII rendit à la nouvelle Reine de grands honneurs. Elle a une suite plus nombreuse que celle de la Reine elle-même. Une fille d’honneur lui portait sa traîne et n’avait point d’autre office, trois nobles dames attachées à sa personne et qui la suivaient dans le cérémonial de la chambre presque royale déjà, et quatre filles d’honneur.

Trois gentilshommes de la cour demeuraient à ses ordres. Elle eut encore six gentilshommes officiers et plus de trente serviteurs.

Henri VIII fit graver sur les frontons des palais et des collèges la lettre initiale de ce doux nom, entrelacée avec la sienne. Ces initiales de pierre durent encore. Celui qui passe les peut voir encore.


CHAPITRE II


À son tour, Anne règne et connaît l’horreur et la désolation de régner.

Elle voudrait se prouver véritable princesse, l’étant déjà par la souffrance royale.

Elle écoute donc les réformateurs. Son lourd chagrin s’allège au son creux de leurs paroles. Elle les protège. Mais, dans le fond de son âme catholique, elle ne les croit pas.

Elle les écoute pourtant. Elle écoute le tonitruant Latimer si désagréable, qui mourra pourtant d’une si belle mort ! Elle les écoute tous à la fois.

Peut-être est-elle à demi persuadée. Nul ne le saura, tant elle-même est indécise… Mais son cœur appartient, malgré tout, à la plus ancienne, à la vénérable Église, à celle des Papes que, pourtant, elle fait persécuter.


CHAPITRE III


Anne Boleyn protège son Église et ses prêtres.

Elle sert la religion nouvelle de toute sa puissance.

Peut-être, en d’incertains moments, y croit-elle.

Mais à l’heure de la mort, — l’heure entre toutes, — elle retournera vers la foi première. Elle mourra catholique.


CHAPITRE IV


Voici que se prépare l’expiation d’Anne Boleyn. Elle connaîtra toutes les douleurs que jadis elle osa infliger à la première souveraine, Katherine d’Aragon, sa rivale.

Mais, comme elle fut plus belle et plus intelligente que cette première Reine, Anne Boleyn portera la peine de sa beauté et de son intelligence : elle mourra plus terriblement.


CHAPITRE V


Cette fille d’honneur qui — hantise du passé ! — prend la place d’Anne Boleyn, comme autrefois elle prit celle de Katherine, est une Jane Seymour cauteleuse et sournoise, qui, par une diplomatie froide et calculatrice, parvient à cacher aux yeux de la Reine son intrigue avec le Roi.

Or, Anne est enceinte. Peut-être sera-ce le Fils tant désiré. Elle sera, dès lors, inattaquablement, absolument et divinement protégée.


CHAPITRE VI


Mais voici que, par un jour mauvais, Anne Boleyn, étant enceinte, entre par mégarde dans la chambre où le Roi tint sur ses genoux Mistress Jane Seymour, laquelle recevait avec complaisance ses caresses.

Comme frappée par un coup invisible, la Reine trahie tombe à genoux et pleure sa colère et son désespoir.

Vainement, le Roi — qui désire si ardemment l’héritier — tente de la réconforter, lui disant : « Sois en paix, sweet-heart, tout sera bien pour toi. »

La terrible émotion a secoué tout ce pauvre être féminin. En quelques heures, d’atroce déchirement naît un fils mort-né.


CHAPITRE VII


La malheureuse Reine, dans son désespoir, gît dans ses oreillers lorsque le Roi, très fortement irrité, entre dans la chambre de la malade.

La couleur empourpre son épais visage.

Furieusement, il ose reprocher à la Reine malade la perte de son fils.

Alors, malgré son extrême faiblesse, malgré sa douleur et sa demi-agonie récentes, Anne se soulève, et dit, en de faibles paroles brisées, que seul le Roi doit être blâmé de cette mésaventure, que lui seul en fut cause.

Ces faibles reproches, prononcés par cette voix brisée, irritent fortement le Roi. Il sort, dans une grande colère, grondant entre ses dents serrées : « Vous n’aurez plus jamais un fils de moi[9]. »

La grossièreté de ce temps-là est effroyable.



TROISIÈME PARTIE















TROISIÈME PARTIE


CHAPITRE PREMIER



Avec, un douloureux effort, Anne Boleyn revint à la vie, mais non point à la santé ni au bonheur.

Elle est triste et languissante, toujours.

Elle se sait condamnée. Car elle connaît trop bien, hélas ! l’humeur et la nature de l’implacable Roi. Parce que le Roi ne pourra obtenir un second divorce pour épouser cette nouvelle fille d’honneur qu’il aime, parce que cette pauvre Anne, qui, somme toute, n’est pas née fille de Roi, elle devra disparaître. Elle le sait.

Elle attend.

Sans joie et sans espérance, elle vit sa vie coutumière.


CHAPITRE II


Pendant de longues heures, elle demeure assise sous les grands arbres de la forêt de Greenwich. Comme dans un rêve, elle joue avec ses petits chiens familiers. Elle les excite parfois à se battre. Mais elle est mortellement triste ; elle traîne avec ennui une existence lourde.

Le Roi ne vient jamais vers elle. Son enfant, la petite princesse Élisabeth, est trop jeune, elle ne la peut consoler.

Comment aimerait-elle cette enfant presque étrangère, qui lui fut enlevée dès le premier jour, selon l’étiquette royale ?


CHAPITRE III

Anne Boleyn expie


Pourtant elle se sait jeune et belle toujours. Fiévreusement, elle s’agrippe à la vie splendide qui se dérobe. Elle sourira encore, pense-t-elle, et encore elle sera aimée, aimée comme autrefois. Elle cherche l’illusion d’amour.

Parmi sa cour — car cette Reine déchue garde encore une cour autour d’elle — est un musicien, Mark Smeaton.

Il n’est ni beau, ni vaillant, ni intelligent. Mais la Reine, dans sa tristesse malade, veut se consoler par la musique.

Ranimée et presque réjouie par les chants elle parle au musicien, à cet enchanteur qui endort son mal. peut-être mieux rit-elle un peu, dans sa joie revenue. Peut-être s’intéresse-t-elle enfin à quelque chose…

Le Roi l’observe en un silence malveillant. Il accusera le musicien errant dont la musique sut apaiser une heure de tristesse. Et de musicien de hasard l’on fera l’amant de la Reine.

Et nul, dans tout le lâche royaume, n’osera douter de l’évident mensonge.


CHAPITRE IV


Le Roi craint l’ancien Parlement qui serait peut-être favorable à la Reine. Il le dissout. Le nouveau Parlement se montrera plus docile, croit-il.

Et — oh ! la terrible chose ! — parmi les nobles chargés de la procédure qui la doit condamner sont le Lord Chancelier, le père et le juge de sa fille, la Reine faussement accusée, le duc de Norfolk, son oncle, frère de sa mère.

De quoi l’accusera-t-on ? D’une irrésistible gaîté riante et dansante lorsqu’elle fut, jadis, fille d’honneur de Mary Tudor à la cour de France ?

Cette duchesse de Suffolk, qui fut reine de France, est morte. Le duc de Suffolk — et ceci est indigne de ce doux poète — est l’un de ses plus grands ennemis. Ce poète noble, qui, étant de naissance inférieure, épousa une Reine, ne peut pardonner à une femme de naissance inférieure un mariage disproportionné.

Et le plus terrible est qu’un des juges de la Reine déchue est son père.


CHAPITRE V


Faussement accusé, un William Breretonn, qui fut parmi les gentilshommes servant la Reine, selon l’usage, paraît, le premier, devant la cour.

Avec sa loyauté coutumière, il subit les questions et les réponses. Pourtant, première victime de l’immense injustice, il entre, le premier, dans la Tour de Londres.


CHAPITRE VI


Pourtant la Reine ignore la terrible chose.

Dans sa tristesse coutumière, elle voit passer les longs jours et les longs soirs. Assise à l’écart des courtisans, ne prononce aucune parole, et nul ne lui parle.

Pour se distraire de sa longue tristesse, elle osa, un jour, parler au musicien inconnu dont la musique a su la distraire quelque peu. Blotti dans un angle de balustrade, il semblait triste lui aussi. La Reine osa parler au musicien obscur.

Mark Smeaton répond par ces quelques mots brefs : « Cela n’importe point[10]. »

Triste, isolée, et presque abandonnée déjà, elle espère découvrir un intérêt pour quelque chose sur la terre. Elle encourage à parler le quelconque musicien qui sut un instant la distraire.

Le lendemain, Mark Smeaton, ce trop malheureux-musicien indifférent à cette Reine de Londres, pour qui il doit mourir, est jeté dans la Tour d’où l’on n’émerge presque jamais.


CHAPITRE VII


Anne devine, ou plutôt sent le péril immanent. Et la Reine menacée appela auprès d’elle le chapelain protestant, Matthew Parker.

Ce chapelain étant venu, elle remet entre ses mains la vie spirituelle de la fille qu’elle aime, la petite princesse Élisabeth.

Plus tard ce même Parker, pour un scrupule religieux, refusera très noblement l’archevêché de Canterbery, en ajoutant ces mots mémorables :

« Pourtant, j’eusse voulu servir ma Dame souveraine, puisque je ne puis oublier quelles paroles la mère de Votre Grâce me dit, six jours à peine avant qu’elle fût arrêtée par l’ordre du Roi. »

Jamais donc, ce pitoyable Docteur de Divinité n’oubliera ces paroles de la Reine prisonnière — ces dernières paroles qu’il entendra prononcées par elle.


CHAPITRE VIII


Le premier jour du mois de mai fut, pour Anne Boleyn, le jour funeste.

Le Roi fourbe et la Reine condamnée déjà apparaissent ensemble, entourés de la pompe royale, pour juger un tournoi.

Le frère d’Anne, ce charmant et vaillant Viscount Rochford, fut l’un des combattants. Un gentilhomme obscur, Henry Norris, était son adversaire.

Les femmes anglaises de ce temps-là se prenaient d’amour pour le jeu des armes, comme les femmes espagnoles s’enfièvrent aux jeux de matadors et de taureaux.

Très étourdiment et très innocemment aussi, Anne jeta son mouchoir de Reine au vainqueur — simple récompense à la bravoure du vainqueur.

Celui qui venait de vaincre, Sir Henry Norris, distrait par le combat ardent, prit, sans y penser, le mouchoir étourdiment, et dans la hâte de renouveler le combat, prit ce mouchoir afin d’en essuyer son visage échauffé par l’ardeur de la lutte.

Aussitôt le Roi, ayant changé de couleur, se leva et quitta le spectacle des joutes.


CHAPITRE IX


Sans dire une parole à la Reine prise d’angoisse, sans lui accorder un regard, Henri VIII, accompagné seulement de six chevaliers servants, retourna vers sa bonne ville de Londres. Parmi les six chevauchait Norris, qui de tout temps fut attaché au Roi ; ce Norris qui seul eut part à l’intimité du soir, puisqu’il entrait dans la chambre du Roi à l’heure du coucher. Ce Norris fut un des témoins du Roi lors du mariage secret, ce mariage dont l’obscurité, plus tard, fut reprochée à pauvre Reine si tard reconnue.

Durant le chemin, le Roi parla longuement à Norris, le menaçant et le suppliant tour à tour, afin d’obtenir de lui une parole accusatrice qui détruirait la Reine.

Mais Norris fut loyal. Le Roi ne put obtenir de lui aucune promesse.

Et ce parfait chevalier, Norris, demeurera loyal jusque dans la mort, ne mentira point, ne trahira point une femme innocente.

Jusque dans la mort il nia et répéta que jamais il ne fut l’amant de cette Reine faussement accusée, de cette Reine qu’il respectait infiniment, Anne, l’esclave de son devoir.


CHAPITRE X


L’arrestation brusque et terrible de son frère et de ses quelques amis infortunés glaça le cœur de la Reine. Mais elle demeura jusqu’au lendemain dans l’ignorance de ce qui se faisait autour d’elle.

Comme de coutume, devant le repas du soir elle prit place.

Mais le premier avertissement l’atteignit alors, car le page du Roi ne vint point, comme de coutume, lui dire le compliment du soir[11].

Le salut familier lui faisant défaut, Anne, ayant regardé autour d’elle, vit ses filles d’honneur en pleurs, ses serviteurs en larmes.

Cependant qu’elle s’étonnait, l’on ôta le surnap, ce premier drap blanc qui toujours fut emporté avant le dessert.

Alors parurent le duc de Norfolk, son oncle, et parmi d’autres Cromwell, dont elle fut la bienfaitrice, lui qui doit à elle seule toute sa fortune ! D’autres nobles du royaume le suivent.

Prise de terreur, Anne se levant soudain leur demanda pourquoi ils étaient ainsi venus.

Avec une dure brièveté, ils répondirent « qu’ils obéissaient au commandement du Roi, qui était de la conduire à la Tour, pour y demeurer selon le plaisir du Roi. »

« Si véritablement ceci est fait selon le plaisir du Roi, dit-elle, je suis prête à vous obéir. »

Aussitôt elle se leva et les suivit.


CHAPITRE XI


Selon l’ordre du Roi, elle fut conduite ainsi, sans même changer de robe, dans un bateau jusqu’à Greenwich. Et, devant le conseil de Greenwich, elle parut et répondit, en Reine faussement accusée, devant ceux-là qui, peu de jours auparavant, étaient ses sujets très soumis.

Cette amertume même sera noyée bientôt par d’autres amertumes. Anne boira tout le calice. Elle endurera un irrévérencieux et irrespectueux interrogatoire.

Mais ce qui, pour elle, fut la pire souffrance, c’était la présence agressive du duc de Norfolk, son oncle et son plus grand ennemi, qui ne la quitta pas.



Ce mauvais duc de Norfolk, frère de sa mère, est le plus terrible d’entre ces tortionnaires qui s’acharnent contre la Reine infortunée.

Assis parmi les rangs des juges, il condamnera plus tard sa nièce.

Et, parmi les mauvais souvenirs qui assiégeront plus tard la Reine malheureuse, ce souvenir de cette trahison de l’un de ses proches demeurera, parmi tous les autres, le plus amer.

Elle dira en pleurant, à son geôlier attentif, sir Thomas Kingston, qui était chargé, par le Roi, de lui redire toutes les paroles sanglotées dans l’extrême détresse :

« Le plus cruel d’entre eux tous, ce fut mon oncle Norfolk. Car, lorsque je me disais innocente, il secoua fortement la tête et les épaules, plusieurs fois. »

Cette trahison du plus grand d’entre les siens l’accabla.

Hier, lorsque devant les juges elle disait sa véritable innocence, son oncle, le frère de sa mère, assis parmi eux tous, ne la crut pas.


CHAPITRE XII


Dans l’extrémité de sa douleur, Anne fut persécutée encore par cet ennemi naturel.

La Reine abandonnée avait pris place, depuis quelques moments à peine, dans le bac qui la devait conduire à cette redoutable Tour de Londres où moururent tant d’innocentes victimes, lorsque le mauvais oncle prit place à côté d’elle.

Avant que la Reine ne se fût assise, ce duc de Norfolk dit à la femme misérable, sur un ton sec « que ses amants avaient tout avoué. »

Ayant entendu, comme à travers un songe, ces étranges paroles, la pauvre Reine abandonnée s’écria passionnément que toujours elle fut loyale et fidèle envers le Roi.

Elle ne peut imaginer la vérité abominable. Elle ne peut croire que tels sont les ordres mêmes de ce Roi qui l’aimait jadis.

Cependant ses dernières paroles ne retentissent plus, celle qui fut Reine est trop lasse. Elle se tait, songeant. Elle sait que nul ne la croira, et l’abominable certitude la prive de paroles… Elle se réfugie dans ce désespoir final de qui se sait condamné sans justice : le silence.


CHAPITRE XIII


Ce fut le deuxième jour de mai lorsque celle qui fut la Reine d’Angleterre fut conduite à la Tour de Londres.

Quels souvenirs de sa puissance d’autrefois se pressèrent alors autour d’Anne Boleyn, Reine sacrifiée ! Quels glorieux et douloureux souvenirs !…


CHAPITRE XIV


Anne Boleyn entre dans cette tour d’où elle ne sortira que le jour même du supplice.

Avant de passer sous le pont fatal, Anne Boleyn, tomant à genoux, supplia :

« Viens à mon aide, Seigneur, toi qui sais que je suis innocente de ce dont on m’accuse ! »


CHAPITRE XV


Anne entra dans la Tour de Londres qui lui fut une étape du mariage royal.

Le lieutenant de la Tour, messire Kingston, l’accueillit de son dur visage.

La Reine dit plaintivement à son geôlier :

« Messire Kingston, est-il juste que je sois ainsi jetée dans un cachot ?

— Non, madame, non pas dans un cachot mais dans ce logement auguste dans lequel vous passâtes la nuit, lors de votre couronnement. »

La pauvre Reine alors succomba dans les larmes. Trop de souvenirs amers et doux se pressaient autour d’elle. Elle pleura, et pleura encore, et dit enfin :

« Cela est trop doux pour moi… Je ne mérite point cette grâce. Que Jésus m’accorde sa pitié. »

Puis, ayant pleuré, elle jeta un grand éclat de rire. Ce rire interminable et plus terrible que ses larmes s’étant tu enfin, elle jeta autour d’elle un regard égaré et dit encore :

« Mais pourquoi suis-je ici, Messire Kingston ? »



Les cinq coups marquant les cinq heures retentirent lorsque cette Reine déchue entra dans la Tour de Londres pour ne jamais en ressortir.

Ceux qui accompagnaient le lieutenant de la Tour, William Kingston, la conduisirent dans sa demeure de royale prisonnière. Une fois encore elle se jura innocente et les pria, sur un ton d’enfant châtiée par erreur, « de supplier le Roi en ma faveur, afin que pour moi il se montre seigneur miséricordieux. »

Tristement, ces bons seigneurs prirent en pitié l’infortunée Reine, et elle, se tournant vers le chevalier-geôlier, sir William Kingston :

« Elle me pria, dit celui-ci, d’obtenir du seigneur notre Roi qu’elle pût recevoir le sacrement dans sa chapelle privée, afin qu’elle puisse implorer la miséricorde divine. »

Cette femme qui fut l’ouvrière de la Réformation mourra catholique.



La Reine échange encore avec ce geôlier honnête, mais brusque et dur, qui fut un bon geôlier, sir William Kingston, quelques phrases douloureuses. Avant tout et toujours, elle se dit et se jure innocente.

« Je suis la véritable et loyale épouse du Roi[12], » redit-elle, comme dans un mauvais songe.

Puis, fiévreusement, elle interroge :

« Master Kingston, savez-vous pour quelles raisons je suis ici ?

— Non, et du tout, ma foi, en vérité, » répond Sir Thomas.

Anne reprend :

« Quand vîtes-vous le Roi ?

— Je ne l’ai point vu depuis les dernières joutes, répond Sir Thomas Kingston.

— Ah ! maître Kingston, dites-moi, je vous en supplie, dites-moi où est maintenant mon pauvre frère et s’il vit encore ! »

Le lord-lieutenant répond alors qu’il le vit au palais de Whitehall, ce qui fut vrai.

« J’entends dire, poursuit la malheureuse Anne, que l’on m’accuse ainsi que trois hommes. Et je ne puis répondre autre chose que : Non. Norris, est-il vrai que tu as pu m’accuser ? Te voilà dans la Tour, en proie à je ne sais quels tourments, et toi et moi mourrons ensemble. Ma pauvre mère, tu mourras, toi aussi, de douleur… »

Enfin, s’arrachant aux sanglots, elle se tourna vers le goôlier.

« Messire Kingston, mourrai-je ainsi sans justice aucune ?

— Le plus pauvre sujet de Sa Majesté la reçoit, Madame. »

Un rire amer fut la seule réponse d’Anne Boleyn.


CHAPITRE XVI


Dans la geôle douloureuse, cette Reine captive était entourée de femmes espions, chargées de redire ses moindres paroles, d’observer ses gestes et le plus petit de ses regards.

Veillaient sur elle sa plus impitoyable ennemie, lady Boleyn, sa belle-sœur.

Cette femme de George Boleyn, comte de Rochford, frère de la Reine, accusé avec elle, s’acharna contre la sœur de son mari, dont elle était jalouse.

Ce fut dès lors une persécution incessante, abominable.

Assises auprès du lit de la Reine fiévreuse, toutes deux guettaient les paroles qu’elle prononçait dans le délire. Et, malveillantes et mensongères, ces ennemies ajoutèrent à ces incohérences, inventèrent, calomnièrent.

La Reine dit encore, parmi d’autres choses (car elle parlait, parlait dans le délire), que les poètes chanteraient des ballades la célébrant dans son infortune.

« Nul ne pourrait en cela surpasser Thomas Wyatt, » disait-elle imprudemment, se souvenant, dans son extrémité du poète par qui elle fut aimée en vain, chantée vainement, et vainement pleurée.

Cette pauvre femme, qui fut Reine, vécut à demi entre l’angoisse de l’espérance et l’angoisse du désespoir.

« Pendant un moment, dit sir Thomas Kingston, elle se croit prête à mourir, mais, le moment d’après, c’est tout le contraire chez elle. »

Et le geôlier fut perspicace. Anne Boleyn peut se résigner à la mort, car elle est jeune encore et toujours belle. L’ardeur de la vie ne s’est pas encore éteinte dans son cœur.

« Hier, dit sir Thomas Kingston, je mandai vers elle ma femme et Mistress Cosyns, pour apprendre ce que fut pour elle cette journée. Elles dirent que la Reine se montra fort joyeuse, et fit un grand diner, et bientôt après fit porter le souper, s’étonnant de mon absence pendant tout le jour. »

« Je vins vers elle, qui me dit aussitôt : « Que fîtes-vous tout aujourd’hui ? » Je répondis que je fus auprès des prisonniers.

« Ah ! dit-elle, après un silence, je croyais entendre venir le Seigneur Trésorier[13]. »

« Je lui affirmai que le lord Trésorier était parti pour l’étranger, que l’on ignorait tout de lui à l’heure présente. Alors la Reine parla comme au hasard de l’imagination malade et dit qu’elle fut cruellement maniée[14] à Greenwich par le conseil du Roi et tout particulièrement par ce lord duc de Norfolk, son oncle, qui, secouant la tête, disait : « Tut ! Tut ! Tut[15] ! » à la fin de chacune de ses phrases. Et quant au lord-trésorier, mon père, dit-elle enfin avec une grande amertume, il s’en fut chasser dans la forêt de Windsor pendant ce temps. » C’est-à-dire le temps interminable de son interrogatoire.


CHAPITRE XVII


Quelles pitoyables petites choses perdront Anne Boleyn !

Cette Reine infortunée craint terriblement l’examen, sous la torture, de Weston, ce courtisan léger. Car, hier encore, n’osa-t-il point lui dire, en manière de plaisanterie, « que Norris venait dans sa chambre d’audience moins pour Madge (une de ses filles d’honneur) que pour elle-même. »

Ces quelques mots légers enverront une Reine à l’échafaud.

Maintes fois la Reine parla de ce Weston qu’elle entretint parfois de choses innocentes. Elle lui reprochait en riant de n’aimer point sa femme et de lui préférer une parente, Mistress Skilton. Il lui répondit, usant de l’ordinaire badinage des cours, « qu’il aimait quelqu’un dans son environnement plus qu’elles deux ». Elle lui demanda encore : « Qui donc ? » Il répondit : « Vous-même ! » Sur elle le menaça en riant…

Anxieuse, la captive royale interroge encore. Elle apprend que Smeaton est jeté dans une cellule chargé de fers. Anne répond :

« Cela vient de ce qu’il est d’obscure naissance, tandis que les autres sont gentilshommes. »

Par ces deux petits mots, « les autres », elle a nommé ceux qui sont accusés d’avoir été ses amants.



Parfois la pauvre Reine ne pouvait croire encore à l’horreur de l’accusation fausse, à l’horreur de la trahison du Roi. Elle ne pouvait croire, en vérité, que ce Roi qui l’aimait jadis voulait, avec un implacable désir, sa mort.

Car, hier encore, il aimait cette Anne Boleyn d’autrefois, cette Reine Anne d’aujourd’hui, qu’il envoie à l’échafaud.

Parfois, s’étant plainte, ce qui l’apaisait un peu, elle se prenait d’espoir fugitif et disait, en riant :

« Je crois que le Roi n’a imaginé tout ceci que pour m’éprouver. »

Puis elle riait encore. Elle montrait une gaîté feinte, mille fois plus douloureuse que les franches larmes, — une gaîté abominable.



Parfois aussi cette royale victime s’égarait dans le délire. Elle jeta d’incohérentes prophéties. Elle prédit un jour « qu’il n’y aura plus de pluie en Angleterre avant que justice ne lui fût rendue. »

Dans l’impatience du désespoir elle disait encore :

« Si j’avais autour de moi mes évêques, tous ils plaideraient pour moi ! »

Mais Cranmer, qu’elle fit évêque, fut lent et peureux, ne sachant pas encore la nouvelle religion solidement établie. Il écrivit une lettre timide au Roi, plaidant de façon hésitante la cause de la Reine menacée de mort.

Une de ses persécutrices, Mistress Comyns, la pressa de questions méchantes dans leur indiscrétion injurieuse, lui demandant pourquoi Norris avait dit à son aumônier qu’il pourrait prêter serment sur la pureté de la Reine.

« Marry[16], dit Anne, je le fis parler ainsi car je l’interrogeai, lui demandant pourquoi il ne pressait point son mariage. Il me dit qu’il voulait attendre quelque temps encore. « Alors, dis-je, vous voulez déjà chausser les souliers d’un mort[17]. Et si donc chose mauvaise surviendrait au Roi, vous espéreriez bien prendre sa place ! » Il nia. Je lui dis alors que, si je le voulais ainsi, je le pouvais détruire. Ainsi nous nous querellâmes. »


CHAPITRE XVIII


Anne Boleyn, lorsqu’elle parle de Sir Thomas Wyatt, espérait qu’un jour sa belle image survivrait.

Pitoyable toujours, Anne laissa voir une imprudente compassion à l’égard des gentilshommes emprisonnés pour elle parmi lesquels était son frère. Elle demanda « si l’on s’occupait de faire leurs lits ».

Lady Kingston, la dame geôlière répondit que non. La Reine dit alors : « L’on fera des ballades sur moi… Nul n’en fit de meilleures que sir Thomas Wyatt… »

Peut-être espérait-elle que dans l’avenir elle vivrait encore « dans les belles stances des poètes. »

— Oui, dit avec malveillance lady Kingston, sir Thomas Wyatt, vous avez bien dit. »


CHAPITRE XIX


Dans le furieux désespoir qui lui vint de tant d’injustice et de tant de malveillance, Anne semble parfois une aigle emprisonnée. Parfois elle se révolte, elle accuse.

« Le Roi, dit-elle un jour dans son amertume profonde, calcula sagement lorsqu’il m’entoura de femmes telles que mylady Boleyn et Mistress Cosyns. » Ces deux femmes dominaient parmi sa triste cour.

Deux autres femmes de cœur et d’âme plus tendres, semble-t-il, car elles ne purent s’approcher de la Reine qu’en présence de lord Kingston, le seigneur geôlier, et de lady Kingston, une lady geôlière. Tous deux étaient couchés sur le seuil de sa porte lorsqu’elle se couchait pour dormir, elle qui ne dormait pas.


XX


Parmi toutes les terreurs, une ancienne affection persiste. Dans sa prison, et sachant être très près de la mort, Anne parlera de ce doux poète qui fut de ses amis et vantera ses vers.

Ces vers furent exquis, selon le goût du temps d’alors. Un peu précieux, un peu alambiqués, mais exquis.

Lui-même parle dans ses vers du péril qui la menaça lors du mois de mai, — ce mois fatal où périt Anne Boleyn.

La douce et loyale sœur du poète apporte à la Reine prisonnière une consolation passagère. Avec une noble hardiesse elle fit parvenir au Roi cette lettre noble et triste qu’écrivit dans sa geôle Anne Boleyn.


XXI


« Le déplaisir de votre majesté et mon emprisonnement me sont choses si étranges que je suis ignorante de ce qu’il vous faut écrire ou de ce dont je dois demander grâce.

« Puisque vous me mandez ainsi, (me commandant de parler selon la vérité et d’obtenir ainsi votre faveur), celui-là même que vous savez être mon ennemi, je n’eus pas plus tôt reçu de lui ce message, que je compris les intentions de Votre Grâce. Si, comme vous me le faites savoir, la confession de la vérité peut être une sauvegarde, j’obéirai, en toute volonté soumise.

« Mais que Votre Grâce n’espère point que jamais cette triste épouse ne sera forcée d’avouer une faute là où jamais ne fut la pensée même d’une faute. Et, pour dire la vérité, jamais prince n’eut femme plus loyale selon le devoir et en affection véritable que celle-là que vous rencontrâtes en Anne Boleyn. De ce nom et de ce rang, je me fusse contentée, si Dieu et Votre Majesté l’eussiez voulu ainsi. Et jamais non plus je ne m’enorgueillis tant de mon exaltation ou de ma royauté[18] reçue que j’oubliai ce changement de ma fortune que je trouve aujourd’hui, car la raison de mon exaltation n’étant autre que la fantaisie[19] de Votre Majesté, le moindre changement d’esprit serait suffisant (je le savais) pour divertir cette fantaisie et l’attirer vers quelque autre sujette.

« Vous m’avez choisie, qui fus alors de basse condition, pour Reine et compagne, bien au-delà de mon mérite et de mon désir. Si, donc, vous me jugeâtes digne d’un honneur tel, ne laissez point quelque imagination ou quelque mauvais conseil de mes ennemis éloigner de moi votre faveur ! Surtout ne laissez cette opprobre non méritée rester sur moi et sur la princesse votre fille, la reine Elizabeth.

« Jugez-moi, mon Seigneur et mon Roi, mais accordez-moi un jugement selon la justice et ne permettez point à mes ennemis d’être tout ensemble mes accusateurs et mes juges. Jugez-moi ouvertement, je vous en supplie, car mon innocence ne craint rien devant un conseil impartial.

« Si vous le permettez ainsi, quel que soit le jugement que vous et Dieu donnerez alors, Votre Grâce n’encourra aucun blâme. »


CHAPITRE XXII


Dans l’horreur de la captivité un souvenir d’une ancienne amitié persiste. Anne Boleyn parle de Thomas Wyalt, l’ami, le poète d’autrefois. Elle vantera ses vers.


CHAPITRE XXIII


Anne Boleyn, cette Reine de la Réformation, très justement haïe par les catholiques, ne mourut cependant point protestante.

Dans la dernière extrémité, elle fit venir un confesseur.

Ce qui pesait à son âme agonisante était le lourd souvenir d’une faute, presque d’un crime. Dans l’orgueil de son ascendance, elle avait injustement humilié, elle avait fait injustement souffrir la princesse Mary, fille de cette Catherine d’Aragon que dans son ambition elle détrôna.

Et, devant lady Kingston, femme du lord-geôlier, elle s’agenouilla, la priant de s’asseoir devant elle, sur un faux siège dressé qui, dans cette royale prison, imitait le trône.

Anne Boleyn s’humilie de la sorte, de façon catholique, Ainsi le veut cette religion catholique, qui prêche l’expiation et qui veut la pénitence.

Ayant interrogé sa conscience et son cœur, Anne Boleyn [note de Wikisource : verbe manquant] à la religion catholique.

Songeant aux erreurs de sa vie, elle conçut un grand, un terrible remords, — celui de la persécution de sa belle-fille, Mary Tudor.

Ce fut, devant la mort abominable, son remords unique, son terrible remords.


CHAPITRE XXIV


Pour prouver sa pénitence, Anne fit venir auprès d’elle la geôlière haïe, lady Kingston.

Ce fut là, je crois, la plus dure expiation.

Ayant fait venir auprès d’elle la Reine, la prie de prendre place sur le trône.

Lady Kingston, s’étant assise, salue la première la pauvre Reine, et dit, comme en manière de plaisanterie :

« J’ai tant de fois joué le rôle de bouffon pendant ma jeunesse, que je ne m’étonne plus de le jouer encore à mon âge[20] ! »

Lady Kingston prit place sur le trône, contraignit la Reine prosternée alors de prêter le serment, de s’agenouiller, à son tour, devant très haute princesse Mary, sa belle-fille, et de l’implorer en son nom, de la même manière qu’elle le fit alors, le pardon.

Lady Kingston répondit par cette plaisanterie :

« J’ai souvent joué le bouffon dans ma jeunesse, et pour vous obéir, Madame, je le ferai encore dans mon âge mûr ! » Elle s’assit donc, pour obéir à la Reine, sur le trône, sous le dais royal.

Très humblement alors, la Reine s’agenouilla devant cette imaginaire souveraine. Elle adjura Lady Kingston de lui prêter serment, jurant devant le Seigneur et tous ses anges, et sur le Jour du Jugement Dernier, de se prosterner alors, de même qu’elle le faisait devant la jeune princesse Mary, sa belle-fille, et d’implorer son pardon pour toutes les souffrances qu’elle lui infligea jadis. « Car, jusqu’à ce que cette chose fût accomplie, sa conscience ne pourrait s’apaiser… » disait Anne à travers les sanglots.

Ayant reçu le serment de Lady Kingston, la pauvre Reine dormit, ce soir-là, d’un sommeil plus tranquille.


CHAPITRE XXV


Henri VIII fit venir, pour l’exécution, le bourreau français, qui décollait avec l’épée, tandis que le bourreau anglais tranchait avec la hache.

Anne Boleyn avait passionnément souhaité cette mort moins terrible, cette mort française. Lorsqu’on lui dit cette bonne nouvelle, elle se réjouit, en riant presque.


CHAPITRE XXVI


Le vendredi dix-neuf mai, étant son jour de mort, Anne Boleyn se leva, deux heures passé minuit. Elle pria et se confessa encore. Puis elle adora l’Hostie. Au moment même où elle s’apprêtait à recevoir le Corps Saint, elle fit appeler sir William Kingston, afin que, témoin véridique, il entendît le terrible serment par quoi elle se jurait innocente devant le Dieu dont la véritable présence se manifestait dans [note de Wikisource : fin de phrase manquante]


CHAPITRE XXVII


Ce Roi, lâche, ayant ordonné l’exécution de la bien-aimée de jadis craignit pourtant la colère du peuple. Il craignit même l’instinctif cri d’horreur de tous ceux qui ne sont point ses sujets. Les impitoyables étrangers qui se trouvent par hasard dans le voisinage de la Tour de Londres sont chassés.


CHAPITRE XXVIII


Et véritablement, l’on craint un soulèvement du peuple qui jusqu’ici ne vit jamais une exécution de femme.

Et le prudent geôlier manda au Roi qu’il était urgent d’éloigner la foule du lieu de supplice.


CHAPITRE XXIX

Par un vendredi 19 mai


Par un vendredi, le dix-neuvième jour de mai, Anne Boleyn se réveilla, vers la deuxième heure, et, assistée par son aumônier, pria.

Devant la mort, elle se blottit contre la religion catholique. Elle demanda qu’on lui fît apporter dans son étroite chambre de méditations, ou plutôt dans sa chapelle, l’Hostie.


CHAPITRE XXX


En face de la mort et du terrible au-delà, cette Reine accusée jura son innocence, la jura sur le Saint-Sacrement. Et, rassérénée dans sa conscience catholique, Anne Boleyn, à la veille de la mort, reçut l’hostie dans une grande joie et dans une grande paix !


CHAPITRE XXXI


Ayant prêté le terrible serment, Anne Boleyn attend la mort. Mais elle l’attend non seulement sans épouvante, mais avec l’impatience et l’angoisse du désir.

Ce qui peut encore demeurer en elle de ferveur et d’amour s’élève passionnément vers la mort. Elle la convoite, comme jamais elle ne convoita la Couronne. Elle l’envie, comme jamais elle n’envia le sceptre qui tombait des mains lasses de Katherine d’Aragon…


CHAPITRE XXXII


Dans sa cruelle impatience, cette Reine qui va mourir interroge.

Ayant appris que l’heure de l’exécution était retardée, Anne mande auprès d’elle ce geôlier-chevalier, lord Thomas Kingston, et lui dit :

« Maître Kingston, j’apprends que je ne mourrai pas avant midi. J’en suis fort marrie, car j’espérais être morte, à cette heure, et de ne plus souffrir[21].  »

Maître Kingston alors voulant la rassurer, lui dit que la douleur était brève, fort subtile.

Elle dit alors :

« J’ai ouï dire que le bourreau savait fort bien son métier. Et je n’ai qu’un petit col[22]. »

Riant toujours, elle mesura, par ses mains, ce col si frêle.


CHAPITRE XXXIII


À l’heure de la mort, Anne Boleyn fut exaltée comme par un bonheur étrange.

Le geôlier Kingston écrivit ainsi au Roi :

« Maintes fois ai-je vu mourir des hommes et des femmes, et tous étaient dans une profonde affliction, mais, à ma connaissance certaine, cette Dame n’éprouva, devant la mort, qu’une très grande joie. »


CHAPITRE XXXIV

Le Message


Ce grand et fidèle historien, lord Bacon, dit que la Reine protesta, jusque dans l’instant dernier, de son innocence. Il nous dit encore que, par un messager suprême, elle manda ce message au Roi qui la faisait mourir :

« Portez au Roi mon humble umission et dites-lui que toujours il fut magnanime dans sa volonté pour mon avancement. De la simple fille d’honneur que j’étais il me fit Reine, et voici qu’à cette couronne royale il en ajoute encore une autre : celle du martyre. »


XXXV


Mais le messager n’osa porter au Roi le dernier et douloureux message.


CHAPITRE XXXVI


Tous les étrangers sont écartés de la Tour de Londres. Obéissant aux ordres du Roi, Maître Kingston ne permit qu’à trente d’entre eux, ambassadeurs et personnages d’importance, le privilège de voir le supplice de la Reine.

Ce Roi lâche craignait un témoignage qu’il ne pourrait taire, un témoignage de quelque homme libre, qui protesterait assez hautement pour être entendu. Il craignait quelque peu une intercession de François Ier, son redoutable voisin, de ce Roi-Chevalier, François de France.


CHAPITRE XXXVII


Il était près de midi lorsque la Reine quitta la prison.

« Jamais, dit un témoin, la reine ne parut aussi belle. »

Les quatre filles d’honneur qui l’avaient suivie dans sa geôle l’accompagnaient, fidèles et pitoyables. Sir William Kingston prêta la main à celle qui devait mourir, afin de l’assister lorsqu’elle dut franchir les hautes marches qui conduisaient à l’échafaud.

Pour elle, il lui semblait gravir de plusieurs échelons, pour une mort splendide, pour une mort de Reine-Martyre…

Anne Boleyn est reconnaissante à la mort, qui lui apporte, avec l’illusion de son ancienne beauté, le bienfait de l’oubli.


CHAPITRE XXXVIII


Voici, témoins du supplice, Cromwell, ce vil secrétaire qui abandonne son maître déchu, Thomas Wolsen, que perdit cette Anne Boleyn d’autrefois[23].

Ce mauvais serviteur, qui jadis trahit le Maître, trahit aujourd’hui la maîtresse.

Cette Reine qui va mourir ne daigne le regarder, ni aucun de ceux qui furent présents.

Elle se prépare à mourir.

S’étant recueillie, elle adresse au peuple les dernières paroles !…


CHAPITRE XXXIX

Dernières paroles d’Anne Boleyn


Bon peuple chrétien,

Je suis venue ici selon la loi et selon la loi je dois mourir. Je ne dirai rien de plus.


CHAPITRE XL


Les témoins sont venus se repaître de la mort de la Reine.

Le premier d’entre eux est Charles Brandon, ce duc de Suffolk, celui-là même qui fut ce doux poète, amant de la jeune Reine-Veuve et qui ne l’épousa que par surprise d’adultère. Cet époux de Mary Tudor, Reine douairière de France, déjà morte, fut l’un de ses ennemis les plus inexorables.

Le second témoin est un fils bâtard de Henri VIII, le duc de Richmond.

Voici encore parmi les abominables témoins, de Wolsen, qui abandonna le maître duché d’or, Cromwell, ce. maître que la jeune et tremblante Anne Boleyn sut, autrefois, anéantir.

Les voici tous, ces témoins de sa vie heurtée de jadis, témoins aussi de sa belle mort royale.


CHAPITRE XLI

Les dernières paroles d’Anne


Anne dit avant de mourir :

« Je vous rends grâces, à vous qui m’avez servi fidèlement, et jusqu’à la fin.

« Ne me pleurez pas. Soyez fidèles au Roi et à la nouvelle Reine. Que votre honneur vous soit plus sacré mille fois que votre vie, et, dans vos prières, ne m’oubliez jamais. »

Ayant dit, elle s’agenouilla, tandis que l’une de ses filles d’honneur lui couvrit les yeux d’un bandeau.

L’épée s’abattit.


XLII


Que ce bourreau français soit béni, qui rendit la mort plus douce à la Reine condamnée et qui trancha finement le col, et ne l’abattit point à la façon des bûcherons, par un bourreau anglais.


  1. Prononcez Brandonne.
  2. « Drap d’or, ne sois point méprisant
    Quoique tu sois uni à la fontaine ;
    Fontaine, ne sois point téméraire
    Quoique tu sois unie au drap d’or. »

  3. Un des six gentilshommes de la chambre du roi.
  4. Thomas Boleyn, père d’Anne et de Mary.
  5. Ici, discrète allusion au jeu d’échecs.
  6. La quatrième femme du roi Henri VIII.
  7. My mistress and my friend.
  8. Autrefois les femmes portaient deux bracelets sur chaque bras.
  9. You will get no more boy’s by me.
  10. It is no matter.
  11. Ce compliment du soir était : « Much good man it do you. » Ce qui, étant traduit, semble vouloir dire : « Que ce repas vous soit heureux ! »
  12. « I am the King’s trere wedded wife. »
  13. Son père.
  14. Handled.
  15. Exclamation empruntée à la vieille langue anglaise, signifiant le doute, l’étonnement et même l’incrédulité.
  16. Vieille expression anglaise correspondant à : Ma foi.
  17. You wait for dead men’s shoes.
  18. Queenship.
  19. Fancy.
  20. I have often played the fool in my youth and to fulfil your command, I will do the same in my old age.
  21. « Mr Kingtson, I hear I shall not die before noon, and I am very sorry there of as I thought to be dead by now and past my pain. »
  22. « I have heard say the executioner is very good, and I have a little neck. »
  23. Anne Boleyn perdit Wolsen dans l’esprit du Roi.