Anne Mérival/Chapitre XIV

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La Revue Moderne (Octobre — Novembre — Décembrep. 49-56).

XIV


« Là-bas, sur la terre de France, un grand soldat s’est endormi dans l’immortel sacrifice. Une petite croix de bois marquera la place où il est tombé, une petite croix qui portera son nom : Jean Deschâtelets. Il s’est battu comme un preux. Tout le sang des soldats qu’il portait en ses veines, il l’a versé pour la justice et la liberté. Il est mort en souriant, heureux d’offrir sa vie pour le rachat de tous ceux qu’il a vus souffrir, et pour que justice soit faite de leurs infâmes bourreaux.

Il ne faut pas pleurer sur lui qui fut grand, sincère et glorieux, et dont le trépas fut une utile et grande chose. »


Ces lignes, écrites pas Daunois, parurent dans le Patriote de l’Est, en date du 15 novembre 1916 elles entouraient la photographie du jeune légionnaire de vingt-cinq ans Canadien-français qui avait noblement mis sa jeunesse au service de la France, et qui était mort héroïquement pour Elle !





— Que voilà donc une jolie malade, ce matin, fit gaiment Claire Benjamin, en entrant dans la chambre toute fleurie d’Anne Mérival. On dirait que toutes les roses de Noël sont tombées ici… Montrez-moi vos yeux ?… Brillants à souhait… Vos lèvres ?… Roses… Vous ressuscitez, petite Anne, mais ce que vous nous en avez donné des inquiétudes. Enfin, n’y pensons plus, puisque vous voilà guérie !

— Comment vous remercier, Claire, ma grande Claire ? Vous avez été adorable pour moi ! Quelle faible femme je suis de m’être écroulée ainsi, au moment où je pouvais être utile.

— Vous n’en pouviez plus, pauvrette, vos nerfs, exaspérés par le travail et le chagrin, criaient grâce. Cette maladie vous a donné le repos dont vous aviez besoin. Songez que les années de guerre comptent double, et que, pendant plus de deux ans, vous avez apporté aux œuvres de toutes sortes un dévouement de chaque minute. Vous passiez une grande partie de vos nuits à écrire. Vous étiez à bout, quand tous ces événements ont survenu en tourbillon…

— Oui, l’accident de Rambert, la mort de Jean, celle de sa mère… C’était trop, à la fois… J’ai l’impression, que maintenant, je ne pourrai jamais être heureuse… Sans moi, Jean serait toujours là, et sa mère vivrait encore…

— Anne, n’attachez pas à vos actes une telle importance. Nous vivons en des temps qui nous dominent, ne l’oubliez pas. Jean est parti parce qu’il devait partir. Il se serait arraché de vos bras, s’il l’avait fallu, pour voler à la mort glorieuse qui fut la sienne… Jean n’était pas le malheureux que vous avez cru… Lui aussi a connu le grand bonheur… Il l’a donné. Le nom qui monta à ses lèvres, le dernier ne fut pas le vôtre, Anne, mais celui d’une autre… J’ai là des lettres qui vous diront tout et libéreront votre esprit encore asservi à d’imaginaires responsabilités. Tout être ne peut donner que ce qu’il possède. Aussi l’amour que vous n’aviez pas pour Jean, il le trouva miraculeusement dans un autre cœur, et cet amour-là le fit devenir un héros !

Les yeux d’Anne brillaient étrangement :

— Henriette ? interrogea-t-elle.

— Oui, Henriette, à qui ce bonheur était dû… Il y a là des lettres que vous devrez lire pour tout comprendre, — fit-elle en désignant une large enveloppe, — il y a là-dedans le testament de Madame Deschâtelets… Vous savez qu’elle avait prévu que Jean pouvait mourir avant elle, et elle vous instituait alors sa légataire universelle, à quelques restrictions près… Pendant que vous aviez la fièvre, la fortune tombait chez vous… Une lettre du notaire annexée au testament vous apprendra que vous héritez d’une soixantaine de mille dollars… Et vous ne me parlez pas de Rambert, Anne ?… Pourtant, je sais que vous ne m’écoutez plus depuis un moment, et que vous ne pensez qu’à lui…

— Claire, dans ma fièvre, je le voyais partout…

— Et vous l’appeliez tout le temps… Il vous entendait, car il a passé, lui aussi, de longues heures à vous soigner, et tandis que je me reposais, lui vous veillait, en écoutant le délire d’amour qui montait, frémissant vers lui… Il sait combien vous l’aimez, et lui vous adore, petite fille, à rendre jaloux les anges du bon Dieu…

— Ô Claire, Claire, qu’il fait bon de vivre !…

— Et vous pourrez être heureuse, Anne, car Paul Rambert ne partira pas. Son bras droit, fracturé dans l’accident d’auto, est suffisamment raccommodé pour qu’il puisse s’en servir, mais il est, de ce fait «  réformé », et vous le garderez, ma petite amoureuse, à vous, bien à vous… Maintenant, vous allez lire ces lettres et papiers, ensuite nous causerons. Pendant ce temps, je cours déjeuner…

« Clair-Ruisseau, le 1er septembre, 1915.

Ceci est l’expression de mes dernières volontés :

Je donne mon âme à Dieu, et le prie de me prendre en sa Divine Miséricorde !

Je lègue tout ce que je possède à mon fils unique Jean Deschâtelets, actuellement soldat dans la Légion Étrangère, en service au front français, Au cas où la mort de mon dit fils Jean précéderait la mienne, j’institue sa fiancée, Anne Mérival, ma légataire universelle, avec charge de remettre la maison de Clair-Ruisseau et ses dépendances à mon neveu Louis Deschâtelets, qui devra lui-même transmettre cette propriété à un descendant mâle afin que le nom reste attaché à cette demeure qui, depuis des générations, abrite des Deschâtelets. Anne Mérival gardera la libre et entière disposition de tout le reste de mes biens, dont elle saura employer une large partie à faire du bien.

Marie-Ange Barré-Deschâtelets. »

Anne évoque la belle tête grave de cette femme qui l’aima et eut confiance en elle jusqu’au bout, et le regret de l’avoir perdue monte en elle, lancinant

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« Claire, ma grande et sage Claire, écrivait Henriette, au moment où vous recevrez cette lettre, vous aurez appris la mort héroïque de Jean, mon Jean, Claire, tout ce que j’aimais dans la vie, tout ce qui faisait la joie de mon cœur s’en est allé… Jean ! Je crie vers lui, et rien ne répond plus à mon appel. Jean est mort, une balle l’a tué, et tandis qu’il mourait, je l’attendais dans ma petite chambre, avec une hâte folle de revoir celui qui fût mon bien-aimé… Ô Claire, se peut-il que tout soit fini, que je ne reverrai plus ses yeux d’amour, que je n’entendrai plus sa voix caressante dire mon nom. Lorsqu’il vint à moi, dès son arrivée à Paris, c’est le souvenir d’Anne qu’il cherchait, d’Anne qui avait été le beau rêve de sa jeunesse, et qu’il avait perdue. Il me parla d’elle avec tendresse. Il avait bien senti par quelles alternatives passaient les sentiments de notre petite amie, et l’affreuse crainte qu’elle avait de le faire souffrir. Lui même n’eut pas le courage de lui avouer, non son détachement, car à ce moment, il l’aimait toujours, mais sa résolution absolue de lui rendre toute sa liberté. Il avait deviné, à de légers indices, vers qui allait le cœur de notre chère Anne, et la pensée qu’elle serait heureuse le consolait de la perdre. Il avait un cœur parfait, Claire, et on pouvait lui donner toute sa confiance. Je fis plus, je lui donnai tout mon amour. Perdus, tous deux, dans ce grand Paris tout nous parlait de douleurs, nous ne rencontrions que des femmes en deuil et des soldats exaltés de patriotisme, nous nous serrâmes l’un contre l’autre. Il ne savait pas que je l’aimais, il le comprit le jour où lui-même subit l’entraînement. Quels souvenirs je garde, Claire, qui seront dorénavant toute ma vie ! À chaque permission il accourait à Paris, et de plus en plus notre amour grandissait. Nous avions tous deux vaguement conscience qu’il fallait confesser à Anne ce qui se passait, mais les jours passaient, et nous n’en avons rien fait. Vous savez qu’il fut blessé dés sa première bataille, puis soigné dans une ambulance du front, et assez tôt évacué sur Versailles pour sa convalescence. Là, il avait conquis l’affection de l’infirmière-major, Madame Henriette de Verneuil, femme d’un grand esprit et d’une intelligente bonté. Jean s’attacha à cette femme charmante qui avait un fils de son âge, au front, et qui trouvait le courage de passer ses jours et ses nuits à soigner les blessés. Du reste, elles sont toutes ainsi les Françaises, et comme nous comprenons que les fils soient des héros quand nous regardons agir leurs mères ! Madame de Verneuil vint elle-même m’apprendre la présence de Jean à son ambulance, et m’offrit, pour que je puisse le voir tous les jours, d’occuper sa chambre, en ville, alors qu’elle couchait à l’ambulance. « Je sais que vous êtes tous deux, loin des vôtres, m’avait écrit Madame de Verneuil, votre présence journalière aidera mon jeune malade à guérir. » Il n’y a vraiment que les Françaises pour penser à de telles délicatesses et les exercer envers des inconnus. Des inconnus ! protestait Madame de Verneuil, pouvez-vous être des inconnus quand vous nous offrez votre sang, vous jeune guerrier, et quand vous nous donnez tout votre dévouement, vous, infirmière volontaire ! La noble femme ! Et elles sont légion, ici, celles qui lui ressemblent. Lorsque Jean fut guéri, je retournai à Paris où il vint bientôt me rejoindre pour quelques jours. Ces jours, Claire, sont toute ma vie. Nous nous aimions si parfaitement, et nous ne voulions ni l’un ni l’autre penser à l’heure qui nous séparerait. Cette heure vint trop vite. Jean devait partir par un convoi de soldats à minuit et se diriger vers la ligne de feu, où combattait la Légion Étrangère. Il avait pris à son métier un goût très vif, et il adorait ses frères d’armes, dont il ne cessait d’exalter le courage, Je vous assure, Claire, que le sien ne leur cédait en rien… Nous étions tristes atrocement, et dans la tristesse, Claire, l’on s’aime plus tendrement. Nous étions seuls dans ma petite chambre de la rue Bonaparte, et, tout près l’un de l’autre, nous échangions des promesses et des baisers. Je mis ma tête sur son épaule, il me serra dans ses bras, nos lèvres se joignirent… puis… Nous nous aimions trop, Claire, pour ne pas nous aimer tout-à-fait… Je ne puis croire que ce fut une faute, car cette faute-là devient toute ma raison de vivre, maintenant que Jean m’a quittée à jamais. Il est mort, Claire, comment voulez-vous que je puisse regretter de l’avoir rendu heureux ? En me serrant tout près de lui, dans son dernier adieu, il répétait : « Dans trois mois, je reviendrai, et alors, tu seras mienne devant la loi comme devant Dieu ». J’eus, en le quittant, la nette impression que je ne le reverrais plus jamais, et je souffris à un point intraduisible ! Ses lettres étaient des poèmes d’amour, Claire, et jamais cœur ne fut plus fervent ni plus tendre. En attendant son retour, il me disait les démarches à faire pour préparer notre mariage, les papiers à réunir, les gens à voir. Il pensait à tout, et combien chères m’étaient ses plus simples pensées… Pas une fois, il ne me parla de la mort. Il ne pensait qu’à la vie, la vie qui allait être la nôtre.. Puis est venue la nouvelle effroyable. Je ne suis pas morte, parce que je devais vivre… Vivre, Claire, pour que Jean ne meure pas tout-à-fait… vous me comprenez ? Il est parti sans rien savoir, je ne voulais ni l’inquiéter, ni l’attrister, alors qu’il avait tant besoin de garder son moral. Et je suis effroyablement seule dans ce grand Paris qui est devenu le centre de toutes les douleurs. La mienne passera inaperçue. Je me suis créé des amitiés qui m’aideront. J’ai pour voisine une jeune femme qui porte le deuil de celui qu’elle aimait. Je ne lui ai rien dit, mais rien qu’à la façon dont elle s’empresse auprès de moi, je comprends qu’elle a deviné, et qu’elle m’approuve. Les temps où nous vivons ont développé dans les consciences une sensibilité telle à l’égard des combattants, qu’il semble presque justice que nous leur abandonnions tout ce qui augmente leur courage et exalte leur désir de la victoire. Je ne serai donc ni délaissée, ni méprisée, Claire, mais, comprise et aidée, par les femmes qui m’entourent. Elles ont atteint, à force de souffrir, à la plus sublime compréhension humaine.

« Mais avant tout, Claire, ma grande Claire, je viens à vous, vous dire que je souffre et que rien ne peut amortir le regret que j’ai d’avoir perdu Jean. Combien il me paraît injuste qu’il soit parti, alors que nous avions connu le bonheur de nous aimer. Claire comment vivrai-je en portant un cœur si lourd, dites, ma tendre et douce Claire, comment ferai-je ?

« Maintenant, il me reste une mission à vous confier. Je veux que vous disiez tout à Anne. Elle ne peut concevoir aucune pensée de reproche, mais, la connaissant comme je la connais, je sais qu’elle n’acceptera son propre bonheur que lorsqu’elle sera délivrée entièrement du passé, je lui apporte la libération qui lui permettra d’aller sans remords vers l’avenir. Elle aime, qu’elle soit heureuse ! Ce qui est arrivé était écrit au grand livre de nos vies. J’ai pris le bonheur dont elle n’a pas voulu ; elle est trop juste pour m’en punir, et trop bonne pour ne pas me comprendre. C’est donc vous qui lui direz tout, Claire, à l’heure où vous croirez que cet aveu peut aider à son bonheur. Ajoutez que Jean l’aimait toujours mais… autrement, comme un ami, un frère. Dites-lui encore qu’elle est restée pour moi, et avec vous, Claire, la plus tendrement chérie… »

Un à un, les petits feuillets s’étaient éparpillés sur le lit d’Anne, le dernier tomba… Les yeux d’Anne se fermèrent.

Alors ce fut le déroulement de tous ces souvenirs qui passèrent sur l’écran de sa conscience pour recevoir le définitif jugement. Cette sensitive que l’amour avait impérieusement amenée en face du destin qu’elle avait désiré, voulait regarder en arrière. Toute son enfance surgit en quelques tableaux où Jean occupait le premier plan. Des ondes de tendresse passaient en son cœur et l’attendrissaient. Elle se rappelait de quoi s’était fait leur affection : de tous les petits détails que la vie, quotidiennement, tisse autour des êtres, la vie qui emprisonne tant de volontés. Il avait fallu la séparation pour faire naître la divergence des pensées, mais l’amour seul avait pu les éclairer. Dans tous les tableaux qui s’estompaient, Anne entrevoyait Henriette à l’arrière-plan, presque invisible. Aurait-elle jamais soupçonné que cette belle jeune fille à l’air digne et calme, sur laquelle tout semblait glisser et qui n’avait dépensée que pour son art, saurait aimer dans toute sa plénitude, et ferait litière de tout pour que son bien-aimé fût heureux. La vraie, la suprême délivrance, ce n’était par la mort de Jean, cette mort qui l’aurait sans cesse torturée, qui la lui apportait, mais elle la recevait des mains de sa grande Henriette, transfigurée de passion, et qui, sous ses voiles de deuil, lui apparaissait la belle et tragique figure de la Douleur réparatrice ! Elle lui devenait sacrée pour tout ce qu’elle effaçait du passé, pour tout ce qu’elle incarnait de l’avenir. Maintenant, ce n’est plus seule et émouvante que lui viendrait l’image de Jean, mais liée à celle d’Henriette, dans le tableau rayonnant de leur amour victorieux.

— Comme la vie coûte cher, soupira-t-elle, tout haut.

Claire Benjamin, rentrée doucement, prit la main d’Anne, petite main moite d’émotion, et répondit :

— Si cher qu’elle coûte, petite fille, dites-moi, en souriant, que le prix en vaut la peine ?

— Ô Claire, comme tout cela me dépasse, moi qui ne sais rien encore des grands sacrifices, moi qui ne sais qu’aimer tout bas…

— Jusqu’au moment où vous aimerez tout haut. Tout ce qui s’est accompli semble s’être fait pour vous, et vous restez un peu effarée devant le drame qui se complique. Mais croyez-moi, tout cela devait arriver ainsi. Henriette avait droit à sa part de bonheur, depuis toujours, elle avait aimé Jean. Ni lui ni vous n’en eûtes jamais le soupçon, tant elle gardait la pudeur de son beau secret. Il a fallu que tout arrive ainsi, pour le bonheur de cette enfant, pour le vôtre. Bonheur bien fugitif que le sien, mais qui prend, dans son tragique même, une telle splendeur qu’il suffira, croyez-moi, à remplir toute une vie.

— Claire, vous qui connaissez la loi, n’y aurait-il pas un moyen pour donner à leur enfant le nom de son père, et qu’il ne sache jamais, que tout le monde ignore ?

— Qu’importe la loi en ce cas-ci, je vous le demande ? fit Claire avec la violence que lui inspirait parfois l’injustice des choses. L’enfant n’a qu’à porter ce nom… Qui le saura ? Qui aura intérêt à fouiller dans le passé ? Et plus tard, à l’âge des actes légaux, il sera simple d’alléguer l’époque où il naquit, époque tourmentée, tourmentée s’il en fût…

— Pauvre grande Henriette, toute seule là-bas., avec le tourment de son cœur, et l’émoi de sa chair… Ne trouvez-vous pas providentielle, Claire, la pensée de la mère de Jean qui a voulu me léguer sa fortune, à moi qui y avais si peu droit, comme si elle avait eu la devination que j’aurais un grand acte de justice à accomplir. Si l’héritage avait pris le cours ordinaire, les cousins de Jean seraient déjà les maîtres d’une fortune qui doit revenir à son enfant. Cette mère aimait tellement son fils, Claire, qu’elle a dû recevoir son inspiration en écrivant ce testament. Dites-moi encore amie, Claire, ce qu’il faut faire pour rendre à Henriette ce qui est désormais à elle ?

Les yeux de Claire Benjamin regardaient avec une tendresse émue cette jeune fille dont la vie n’avait pas entamé l’instinct d’équité. Elle eut craint, d’un mot de contentement, diminuer l’entente absolue qui régnait entre son âme et celle d’Anne, aussi répondit-elle :

— Il faut d’abord accepter l’héritage, régler les droits de succession, et charger quelqu’un de veiller au placement de cet argent que vous pourrez transmettre de la façon qui paraîtra la plus sûre, et que M. Rambert saura mieux que tout autre vous indiquer…

— Je songeais à lui demander de faire tout cela pour moi, Claire, et pour qu’il ne s’étonne pas de l’emploi que j’entends faire cet héritage, je lui dirai que, là-bas, Jean avait épousé Henriette, et que les événements sont allés trop vite pour lui permettre de mettre sa mère au courant de ses décisions.

Claire Benjamin, d’un geste très doux, caressa le front de son amie :

— Vous êtes une chère petite fille, Anne !

— Le secret d’Henriette ne sera qu’à nous deux, Claire, voulez-vous ? Je ne veux pas que jamais elle soit gênée, devant qui que ce soit, pour parler du père de son enfant. Nous préparerons son retour et lorsqu’elle reviendra, il faut que notre douce Henriette sente bien qu’elle est pour tout le monde la veuve de Jean. Certes, il ne me viendrait jamais à l’esprit de dissimuler à celui que j’aime la plus petite de mes pensées, mais ce secret, Claire, il n’est pas à nous, il appartient à Henriette, et au cher héros qu’elle aima. Le violer serait sacrilège, ne croyez-vous pas ?

— Oui, je le crois, répondit Claire gravement.

— J’ai l’impression, Claire, d’arriver d’un long voyage, et je me demande ce que deviennent mes amis. Votre mère ?

— Maman, toujours vaillante et sereine. Elle est la plus jeune de nous, et les jumelles même, avec leur exubérante gaieté, ne la trouvent pas vieille pour elles. Elles sont comme des camarades, vraiment, et vous devriez les entendre ! Je me fais l’effet d’un père de famille, et d’un père de famille qui serait très vieux…

Anne regardait avec tendresse cette femme admirable dont la vie se résumait en un devoir continuel, et qui pratiquait, sans une distraction, l’art de s’oublier.

— Et Daunois, que devient-il ?

— En voilà un ami, et qui n’abandonne pas dans le malheur. Vous n’avez pas idée de tous les services qu’il nous a rendus pendant votre maladie. Nous n’avions qu’à l’appeler pour le voir aussitôt arriver. Quel homme de cœur et quel charmant caractère. Ma sœur Louise et lui sont devenus de vrais amis, confia-t-elle avec un accent d’espoir.

Anne eut un tressaillement heureux : «  Comme tout se place », songea-t-elle, et une fois de plus, Claire Benjamin lui apportait la paix, Anne pouvait donc en toute liberté obéir à l’élan de son cœur ; son bonheur ne jaillirait pas des ruines qu’elle aurait amoncelées. Une crainte cependant grondait encore sourdement au fond d’elle-même, et les yeux dans les yeux, de son amie, elle jeta sa confidence :

— J’ai peur. Claire, j’ai peur que l’amour que j’éprouve soit trop parfait et trop entier. Je suis une petite fille presque primitive ; lui, a connu la vie à deux ; des comparaisons s’imposeront ; il ressentira peut-être des regrets. Il me trouvera moins intelligente et moins raffinée que l’autre… peut-être ne pourra-t-il oublier dans mes bras celle qui fut la compagne de ses débuts, de sa jeunesse… Alors, je souffrirai sans doute de ne pouvoir endormir sa peine…

— Enfant, qui se forge des chimères, enfant qui a peur du bonheur, et met la main devant ses yeux pour ne pas le regarder en face… Vous ignorez donc votre charme souverain, Anne. Le subissant, comme il le subit, Paul Rambert connaîtra avec vous la joie incomparable des âmes assorties. La femme de sa jeunesse lui convenait moins que vous. Elle était intelligente, mais froide, et son esprit étroit la rendait mal indulgente ; elle avait un besoin de domination qu’elle n’aurait jamais su réprimer. Au début de sa vie, alors qu’il était encore timide et craintif, qu’il manquait de confiance en lui, Rambert accepta la direction de sa femme, plus tard il la subit plus ou moins patiemment. Cet homme a une personnalité trop forte et trop développée, pour se laisser tenir en laisse ; il aurait secoué le joug un jour ou l’autre. La mort l’a en quelque sorte délivré, si triste que cela soit. Avec votre nature fine et sensible votre docilité et votre faiblesse, votre culture affinée, votre talent discret et sincère, vous serez la femme qu’il adorera de guider amoureusement, et dont il suivra avec ravissement le lumineux sillage… Il aime l’âme limpide et fraîche qui rayonne à travers tout ce que vous écrivez et loin, de vous demander le sacrifice de votre carrière, il vous en favorisera succès. Paul Rambert a pu épouser une femme avant vous, Anne, mais vous serez, vous, sa femme, comprenez-moi bien, et lui, il est vraiment celui qui devait venir sur la terre pour faire votre bonheur. Votre mariage sera donc de ceux de qui l’on dit «  qu’ils sont écrits au ciel. »

Anne exultait à ses paroles qui lui promettaient le paradis sur terre. Et soudain, le remords lui vint de tout ce qu’elle demandait à l’intelligence et à l’âme de cette amie, sans s’inquiéter de ce que ses confidences pouvaient éveiller de mélancolie dans ce cœur qui, pour accoutumé qu’il fût de s’oublier, pouvait tout de même avoir ses instants de révolte :

— Me direz-vous, maintenant, Claire, pourquoi vous êtes si bonne et comment j’ai mérité une amitié telle que la vôtre ? Je vous ai donné si peu… Un jour, vous m’avez sollicitée de réclamer pour la femme des droits auxquels vous-même aspiriez. J’aurais pu appuyer ces revendications : j’ai refusé de les défendre. Loin de m’en vouloir, vous m’avez, depuis, prodigué un dévouement jamais lassé, et chaque fois que vous vous penchez vers moi, c’est pour me verser de l’apaisement et de la joie… Claire, ne demandez-vous rien à la vie pour vous-même ? Pourtant, tout être caresse une pensée, un espoir. Vous, vous devinez le secret des âmes et vous ne demandez jamais à personne la sympathie dont vous devez avoir aussi besoin…

— Non, à personne, mais à Celui-là, fit-elle en désignant le Christ placé à la tête du lit d’Anne.

— Oui, quand la vie est trop dure, je vais à Lui… Très jeune, j’avais rêvé de me faire religieuse. La catastrophe est venue qui a sabré tous mes projets, et m’a donné la tâche que vous savez… Alors j’essaie de faire du bien d’autre façon, et voilà tout.

Voyant que les yeux d’Anne brillaient de larmes, Claire Benjamin, ravissante de résignation conclut :

— Petite fille, que voulez-vous, la vie coûte si cher !


FIN