Annibal/Acte I

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Annibal
Œuvres complètes, Texte établi par Pierre DuviquetHaut Cœur et Gayet jeune1 (p. 71-84).
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ACTE PREMIER


Scène première

LAODICE, ÉGINE


ÉGINE

Je ne puis plus longtemps vous taire mes alarmes,
Madame ; de vos yeux j’ai vu couler des larmes.
Quel important sujet a pu donc aujourd’hui
Verser dans votre cœur la tristesse et l’ennui ?

LAODICE

Sais-tu quel est celui que Rome nous envoie ?

ÉGINE

Flaminius.

LAODICE

Pourquoi faut-il que je le voie ?

Sans lui j’allais, sans trouble, épouser Annibal.
Ô Rome ! que ton choix à mon cœur est fatal !
Écoute, je veux bien t’apprendre, chère Égine,
Des pleurs que je versais la secrète origine :
Trois ans se sont passés, depuis qu’en ces États
Le même ambassadeur vint trouver Prusias.
Je n’avais jamais vu de Romain chez mon père ;
Je pensais que d’un roi l’auguste caractère
L’élevait au-dessus du reste des humains :
Mais je vis qu’il fallait excepter les Romains.
Je vis du moins mon père, orné du diadème,
Honorer ce Romain, le respecter lui-même ;
Et, s’il te faut ici dire la vérité,
Ce Romain n’en parut ni surpris, ni flatté.
Cependant ces respects et cette déférence
Blessèrent en secret l’orgueil de ma naissance.
J’eus peine à voir un roi qui me donna le jour,
Dépouillé de ses droits, courtisan dans sa cour,
Et d’un front couronné perdant toute l’audace,
Devant Flaminius n’oser prendre sa place.
J’en rougis, et jetai sur ce hardi Romain
Des regards qui marquaient un généreux dédain.
Mais du destin sans doute un injuste caprice
Veut devant les Romains que tout orgueil fléchisse :
Mes dédaigneux regards rencontrèrent les siens,
Et les siens, sans effort, confondirent les miens.

Jusques au fond du cœur je me sentis émue ;
Je ne pouvais ni fuir, ni soutenir sa vue.
Je perdis sans regret un impuissant courroux ;
Mon propre abaissement, Égine, me fut doux.
J’oubliai ces respects qui m’avaient offensée ;
Mon père même alors sortit de ma pensée :
Je m’oubliai moi-même, et ne m’occupai plus
Qu’à voir et n’oser voir le seul Flaminius.
Égine, ce récit, que j’ai honte de faire,
De tous mes mouvements t’explique le mystère.

ÉGINE

De ce Romain si fier, qui fut votre vainqueur.
Sans doute, à votre tour, vous surprîtes le cœur.

LAODICE

J’ignore jusqu’ici si je touchai son âme :
J’examinai pourtant s’il partageait ma flamme ;
J’observai si ses yeux ne m’en apprendraient rien :
Mais je le voulais trop pour m’en instruire bien.
Je le crus cependant, et si sur l’apparence
Il est permis de prendre un peu de confiance,
Égine, il me sembla que, pendant son séjour,
Dans son silence même éclatait son amour.
Mille indices pressants me le faisaient comprendre :
Quand je te les dirais, tu ne pourrais m’entendre ;
Moi-même, que l’amour sut peut-être tromper,
Je les sens, et ne puis te les développer.
Flaminius partit, Égine, et je veux croire
Qu’il ignora toujours ma honte et sa victoire.
Hélas ! pour revenir à ma tranquillité,
Que de maux à mon cœur n’en a-t-il pas coûté !

J’appelai vainement la raison à mon aide :
Elle irrite l’amour, loin d’y porter remède.
Quand sur ma folle ardeur elle m’ouvrait les yeux,
En rougissant d’aimer, je n’en aimais que mieux.
Je ne me servis plus d’un secours inutile ;
J’attendis que le temps vînt me rendre tranquille :
Je le devins, Égine, et j’ai cru l’être enfin,
Quand j’ai su le retour de ce même Romain.
Que ferai-je, dis-moi, si ce retour funeste
D’un malheureux amour trouve en moi quelque reste ?
Quoi ! j’aimerais encore ! Ah ! puisque je le crains,
Pourrais-je me flatter que mes feux sont éteints ?
D’où naîtraient dans mon cœur de si promptes alarmes ?
Et si je n’aime plus, pourquoi verser des larmes ?
Cependant, chère Égine, Annibal a ma foi,
Et je suis destinée à vivre sous sa loi.
Sans amour, il est vrai, j’allais être asservie ;
Mais j’allais partager la gloire de sa vie.
Mon âme, que flattait un partage si grand,
Se disait qu’un héros valait bien un amant.
Hélas ! si dans ce jour mon amour se ranime,
Je deviendrai bien moins épouse que victime.
N’importe, quelque sort qui m’attende aujourd’hui,
J’achèverai l’hymen qui doit m’unir à lui,
Et dût mon cœur brûler d’une ardeur éternelle,
Égine, il a ma foi ; je lui serai fidèle.

ÉGINE

Madame, le voici.


Scène II

LAODICE, ANNIBAL, ÉGINE, AMILCAR


ANNIBAL

Puis-je, sans me flatter,
Espérer qu’un moment vous voudrez m’écouter ?
Je ne viens point, trop fier de l’espoir qui m’engage,
De mes tristes soupirs vous présenter l’hommage :
C’est un secret qu’il faut renfermer dans son cœur,
Quand on n’a plus de grâce à vanter son ardeur.
Un soin qui me sied mieux, mais moins cher à mon âme,
M’invite en ce moment à vous parler, Madame.
On attend dans ces lieux un agent des Romains,
Et le roi votre père ignore ses desseins ;
Mais je crois les savoir. Rome me persécute.
Par moi, Rome autrefois se vit près de sa chute ;
Ce qu’elle en ressentit et de trouble et d’effroi
Dure encore, et lui tient les yeux ouverts sur moi.
Son pouvoir est peu sûr tant qu’il respire un homme
Qui peut apprendre aux rois à marcher jusqu’à Rome.
À peine ils m’ont reçu, que sa juste frayeur
M’en écarte aussitôt par un ambassadeur ;
Je puis porter trop loin le succès de leurs armes,
Voilà ce qui nourrit ses prudentes alarmes :
Et de l’ambassadeur, peut-être, tout l’emploi

Est de n’oublier rien pour m’éloigner du roi.
Il va même essayer l’impérieux langage
Dont à ses envoyés Rome prescrit l’usage ;
Et ce piège grossier, que tend sa vanité,
Souvent de plus d’un roi surprit la fermeté.
Quoi qu’il en soit, enfin, trop aimable Princesse,
Vous possédez du roi l’estime et la tendresse :
Et moi, qui vous connais, je puis avec honneur
En demander ici l’usage en ma faveur.
Se soustraire au bienfait d’une âme vertueuse,
C’est soi-même souvent l’avoir peu généreuse.
Annibal, destiné pour être votre époux,
N’aura point à rougir d’avoir compté sur vous :
Et votre cœur, enfin, est assez grand pour croire
Qu’il est de son devoir d’avoir soin de ma gloire.

LAODICE

Oui, je la soutiendrai ; n’en doutez point, Seigneur,
L’espoir que vous formez rend justice à mon cœur.
L’inviolable foi que je vous ai donnée
M’associe aux hasards de votre destinée.
Mais aujourd’hui, Seigneur, je n’en ferais pas moins,
Quand vous n’auriez point droit de demander mes soins.
Croyez à votre tour que j’ai l’âme trop fière
Pour qu’Annibal en vain m’eût fait une prière.
Mais, Seigneur, Prusias, dont vous vous défiez,
Sera plus vertueux que vous ne le croyez :
Et puisque avec ma foi vous reçûtes la sienne,
Vos intérêts n’ont pas besoin qu’on les soutienne.

ANNIBAL

Non, je m’occupe ici de plus nobles projets,

Et ne vous parle point de mes seuls intérêts.
Mon nom m’honore assez, Madame, et j’ose dire
Qu’au plus avide orgueil ma gloire peut suffire.
Tout vaincu que je suis, je suis craint du vainqueur :
Le triomphe n’est pas plus beau que mon malheur.
Quand je serais réduit au plus obscur asile,
J’y serais respectable, et j’y vivrais tranquille,
Si d’un roi généreux les soins et l’amitié,
Le nœud dont avec vous je dois être lié,
N’avaient rempli mon cœur de la douce espérance
Que ce bras fera foi de ma reconnaissance ;
Et que l’heureux époux dont vous avez fait choix,
Sur de nouveaux sujets établissant vos lois,
Justifiera l’honneur que me fait Laodice,
En souffrant que ma main à la sienne s’unisse.
Oui, je voudrais encor par des faits éclatants
Réparer entre nous la distance des ans,
Et de tant de lauriers orner cette vieillesse,
Qu’elle effaçât l’éclat que donne la jeunesse.
Mais mon courage en vain médite ces desseins,
Madame, si le roi ne résiste aux Romains :
Je ne vous dirai point que le Sénat, peut-être,
Deviendra par degrés son tyran et son maître ;

Et que, si votre père obéit aujourd’hui,
Ce maître ordonnera de vous comme de lui ;
Qu’on verra quelque jour sa politique injuste
Disposer de la main d’une princesse auguste,
L’accorder quelquefois, la refuser après,
Au gré de son caprice ou de ses intérêts,
Et d’un lâche allié trop payer le service,
En lui livrant enfin la main de Laodice.

LAODICE

Seigneur, quand Annibal arriva dans ces lieux,
Mon père le reçut comme un présent, des dieux,
Et sans doute il connut quel était l’avantage
De pouvoir acquérir des droits sur son courage,
De se l’approprier en se liant à vous,
En vous donnant enfin le nom de mon époux.
Sans la guerre, il aurait conclu notre hyménée ;
Mais il n’est pas moins sûr, et j’y suis destinée.
Qu’Annibal juge donc, sur les desseins du roi,
Si jamais les Romains disposeront de moi ;
Si jamais leur Sénat peut à présent s’attendre
Que de son fier pouvoir le roi veuille dépendre.
Mais je vous laisse. Il vient. Vous pourrez avec lui
Juger si vous aurez besoin de mon appui.



Scène III

PRUSIAS, ANNIBAL, AMILCAR


PRUSIAS

Enfin, Flaminius va bientôt nous instruire
Des motifs importants qui peuvent le conduire.

Avant la fin du jour, Seigneur, nous l’allons voir,
Et déjà je m’apprête à l’aller recevoir.

ANNIBAL

Qu’entends-je ? vous, Seigneur !

PRUSIAS

D’où vient cette surprise ?
Je lui fais un honneur que l’usage autorise :
J’imite mes pareils.

ANNIBAL

Et n’êtes-vous pas roi ?

PRUSIAS

Seigneur, ceux dont je parle ont même rang que moi.

ANNIBAL

Eh quoi ! pour vos pareils voulez-vous reconnaître
Des hommes, par abus appelés rois sans l’être ;
Des esclaves de Rome, et dont la dignité
Est l’ouvrage insolent de son autorité ;
Qui, du trône héritiers, n’osent y prendre place,
Si Rome auparavant n’en a permis l’audace ;
Qui, sur ce trône assis, et le sceptre à la main,
S’abaissent à l’aspect d’un citoyen romain ;
Des rois qui, soupçonnés de désobéissance,
Prouvent à force d’or leur honteuse innocence,
Et que d’un fier Sénat l’ordre souvent fatal
Expose en criminels devant son tribunal ;
Méprisés des Romains autant que méprisables?
Voilà ceux qu’un monarque appelle ses semblables !

Ces rois dont le Sénat, sans armer de soldats,
À de vils concurrents adjuge les États ;
Ces clients, en un mot, qu’il punit et protège,
Peuvent de ses agents augmenter le cortège.
Mais vous, examinez, en voyant ce qu’ils sont,
Si vous devez encor imiter ce qu’ils font.

PRUSIAS

Si ceux dont nous parlons vivent dans l’infamie,
S’ils livrent aux Romains et leur sceptre et leur vie,
Ce lâche oubli du rang qu’ils ont reçu des dieux,
Autant qu’à vous, Seigneur, me paraît odieux :
Mais donner au Sénat quelque marque d’estime,
Rendre à ses envoyés un honneur légitime,
Je l’avouerai, Seigneur, j’aurais peine à penser
Qu’à de honteux égards ce fût se rabaisser ;
Je crois pouvoir enfin les imiter moi-même,
Et n’en garder pas moins les droits du rang suprême.

ANNIBAL

Quoi ! Seigneur, votre rang n’est pas sacrifié,
En courant au-devant des pas d’un envoyé !
C’est montrer votre estime, en produire des marques
Que vous ne croyez pas indignes des monarques !
L’ai-je bien entendu ? De quel œil, dites-moi,
Voyez-vous le Sénat ? et qu’est-ce donc qu’un roi ?
Quel discours ! juste ciel ! de quelle fantaisie
L’âme aujourd’hui des rois est-elle donc saisie ?
Et quel est donc enfin le charme ou le poison

Dont Rome semble avoir altéré leur raison ?
Cet orgueil, que leur cœur respire sur le trône,
Au seul nom de Romain, fuit et les abandonne ;
Et d’un commun accord, ces maîtres des humains,
Sans s’en apercevoir, respectent les Romains !
Ô rois ! et ce respect, vous l’appelez estime !
Je ne m’étonne plus si Rome vous opprime.
Seigneur, connaissez-vous ; rompez l’enchantement
Qui vous fait un devoir de votre abaissement.
Vous régnez, et ce n’est qu’un agent qui s’avance.
Au trône, votre place, attendez sa présence.
Sans vous embarrasser s’il est Scythe ou Romain,
Laissez-le jusqu’à vous poursuivre son chemin.
De quel droit le Sénat pourrait-il donc prétendre
Des respects qu’à vous-même il ne voudrait pas rendre ?
Mais que vous dis-je ? à Rome, à peine un sénateur
Daignerait d’un regard vous accorder l’honneur,
Et vous apercevant dans une foule obscure,
Vous ferait un accueil plus choquant qu’une injure.
De combien cependant êtes-vous au-dessus
De chaque sénateur !…

PRUSIAS

Seigneur, n’en parlons plus.
J’avais cru faire un pas d’une moindre importance :
Mais pendant qu’en ces lieux l’ambassadeur s’avance,
Souffrez que je vous quitte, et qu’au moins aujourd’hui
Des soins moins éclatants m’excusent envers lui.



Scène IV

ANNIBAL, AMILCAR


AMILCAR

Seigneur, nous sommes seuls : oserais-je vous dire
Ce que le ciel peut-être en ce moment m’inspire ?
Je connais peu le roi ; mais sa timidité
Semble vous présager quelque infidélité.
Non qu’à présent son cœur manque pour vous de zèle ;
Sans doute il a dessein de vous être fidèle :
Mais un prince à qui Rome imprime du respect,
De peu de fermeté doit vous être suspect.
Ces timides égards vous annoncent un homme
Assez faible, Seigneur, pour vous livrer à Rome.
Qui sait si l’envoyé qu’on attend aujourd’hui
Ne vient pas, de sa part, vous demander à lui ?
Pendant que de ces lieux la retraite est facile,
M’en croirez-vous ? fuyez un dangereux asile ;
Et sans attendre ici…

ANNIBAL

Nomme-moi des États
Plus sûrs pour Annibal que ceux de Prusias.
Enseigne-moi des rois qui ne soient point timides ;

Je les ai trouvés tous ou lâches ou perfides.

AMILCAR

Il en serait peut-être encor de généreux :
Mais une autre raison fait vos dégoûts pour eux :
Et si vous n’espériez d’épouser Laodice,
Peut-être à quelqu’un d’eux rendriez-vous justice.
Vous voudrez bien, Seigneur, excuser un discours
Que me dicte mon zèle et le soin de vos jours.

ANNIBAL

Crois-tu que l’intérêt d’une amoureuse flamme
Dans cet égarement pût entraîner mon âme ?
Penses-tu que ce soit seulement de ce jour
Que mon cœur ait appris à surmonter l’amour ?
De ses emportements j’ai sauvé ma jeunesse ;
J’en pourrai bien encor défendre ma vieillesse.
Nous tenterions en vain d’empêcher que nos cœurs
D’un amour imprévu ne sentent les douceurs.
Ce sont là des hasards à qui l’âme est soumise,
Et dont on peut sans honte éprouver la surprise :
Mais, quel qu’en soit l’attrait, ces douceurs ne sont rien,
Et ne font de progrès qu’autant qu’on le veut bien.
Ce feu, dont on nous dit la violence extrême,
Ne brûle que le cœur qui l’allume lui-même.

Laodice est aimable, et je ne pense pas
Qu’avec indifférence on pût voir ses appas.
L’hymen doit me donner une épouse si belle ;
Mais la gloire, Amilcar, est plus aimable qu’elle :
Et jamais Annibal ne pourra s’égarer
Jusqu’au trouble honteux d’oser les comparer.
Mais je suis las d’aller mendier un asile,
D’affliger mon orgueil d’un opprobre stérile.
Où conduire mes pas ? Va, crois-moi, mon destin
Doit changer dans ces lieux ou doit y prendre fin.
Prusias ne peut plus m’abandonner sans crime :
Il est faible, il est vrai ; mais il veut qu’on l’estime.
Je feins qu’il le mérite ; et malgré sa frayeur,
Sa vanité du moins lui tiendra lieu d’honneur.
S’il en croit les Romains, si le Ciel veut qu’il cède,
Des crimes de son cœur le mien sait le remède.
Soit tranquille, Amilcar, et ne crains rien pour moi.
Mais sortons. Hâtons-nous de rejoindre le roi ;
Ne l’abandonnons point ; il faut même sans cesse,
Par de nouveaux efforts, combattre sa faiblesse,
L’irriter contre Rome ; et mon unique soin
Est de me rendre ici son assidu témoin.