Annuaire encyclopédique/1865-1866/Économie politique
ÉCONOMIE POLITIQUE. — Les recherches scientifiques relatives à l’économie politique cèdent le pas cette année à un grand fait expérimental : l’essor subit et général qu’ont pris les associations ouvrières de production et de consommation, ainsi que le crédit populaire. Cet essor n’est pas dû cette fois-ci, comme en 1848, à l’excitation passagère d’un moment de révolution, mais à la volonté, de plus en plus sérieuse, qui se manifeste dans la classe ouvrière de procéder par elle-même à l’amélioration de son sort. Nous consacrons a ce grand mouvement un article spécial. (V. Sociétés coopératives.) Mais, vis-à-vis de cette expérience pratique, le travail théorique parait s’être ralenti, et même, dans le petit nombre d’ouvrages s’occupant des matières économiques que nous avons à signaler, la plupart ont-trait aux questions ouvrières.
En fait de traités généraux, nous n’avons à noter en effet que deux, ouvrages : la nouvelle édition, considérablement augmentée, du Cours de Rossi, d’après les notes sténographiques de M. Porée, en 4 volumes in-8o : cette édition fait partie des œuvres complètes de Rossi, publiées en 12 volumes, sous les auspices du gouvernement italien ; le Traité sommaire d’économie politique de M. Courcelle-Seneuil, 1865, in-18°, qui diffère des Leçons élémentaires publiées par le même auteur l’année précédente en ce qu’il ne se compose plus, comme ce dernier, d’une série de propositions générales et d’un questionnaire, mais que c’est un expose facile ; élégant et lucide de l’ensemble de la science économique. Les ouvrages spéciaux nous ramènent immédiatement aux classes laborieuses. Nous devons citer sous ce rapport : Baudrillart, la Liberté du travail, l’association et la démocratie, in-18.
Ce livre touche à toutes les questions actuelles de l’économie politique. L’auteur établit d’abord les conditions nouvelles que l’extension de l’industrie, les relations internationales, et l’émulation entre les divers peuples qui se manifeste dans les grandes expositions industrielles créent à la liberté du travail ; il demande en conséquence le développement de l’instruction populaire et la cessation de l’abus des règlements. Parmi les causes qui, suivant lui, entravent la liberté du travail, il comprend notamment le taux légal de l’intérêt de l’argent ; il signale avec satisfaction les progrès les plus récents que cette liberté a accomplis par l’abolition de l’échelle mobile, du monopole de la boucherie, des lois qui empêchaient les coalitions, par la liberté des théâtres. Les associations ouvrières, le crédit populaire, la liberté du travail des femmes et leur condition présente dans l’industrie, l’émigration des travailleurs et le système de Malthus, la décentralisation, forment le sujet d’autant de chapitres particuliers. — Le Play, La Réforme sociale en France, déduite de l’observation comparée des peuples européens, 2 vol. in-8o. M. Le Play est un statisticien habile qui a fait beaucoup d’observations sur la condition de toutes les populations ouvrières de l’Europe ; ses ouvrages offrent donc toujours un grand nombre de renseignements pleins d’intérêt ; mais, quant aux reformes sociales qu’il propose, elles ne dépassent pas celles des philanthropes ordinaires. — Véron (Eug.), Les Associations ouvrières de consommation, de crédit et de production en Angleterre et en France, in-18 ; résumé des principaux faits relatifs à l’association. — Paul Rougier, Les Associations ouvrière, étude sur leur passé, leur présent et leurs conditions de progrès, in-8o. Cet ouvrage ne tient pas ce que promet le titre ; il s’occupe presque exclusivement de l’histoire du compagnonnage dans le Midi. — Laurent, Le Paupérisme et les associations de prévoyance. Ces excellentes études sur les sociétés de secours mutuel sont accompagnées, dans cette deuxième édition, tout à fait refondue, d’un travail sur les sociétés coopératives.
C’est aussi à la question ouvrière que nous rattacherons : Jules Duval, Les Colonies et la politique coloniale de la France, in-8o , qui fait suite à l’Histoire de l’émigration au xixe siècle, du même auteur. M. Duval voit dans la colonisation le moyen de déverser sur les pays incultes le trop-plein des populations européennes. L’ouvrage traite des diverses colonies françaises où l’émigration pourrait se diriger, et se termine par un chapitre sur l’art de coloniser. — Vigano (Francesco), Banques populaires, 2. vol. in-8o, histoire abrégée et statistique de la plupart des banques et caisses de crédit fondées dans ce siècle par les classes laborieuses. Cet ouvrage est en partie traduit de l’italien ; l’édition française, imprimée à Milan, a paru en même temps à Paris. — Le livre de M. Vigano nous conduit aux écrits sur la question du crédit et des banques qui ont encore préoccupé le public cette année ; nous citerons sous ce rapport : Victor Bonnet, Le Crédit et les finances, in-8o, recueil d’articles publiés dans la Revue des Deux-Mondes ; — Aubry, les Banques d’émission et d’escompte, suivi d’un tableau graphique de la marche comparée des taux d’escompte en Europe pendant les dix dernières années ; in-8o ; — Paul Coq, Les Circulations en Banque ou l’impasse du monopole, notions pratiques pleines d’intérêt sur toutes les opérations d’émission et de change, les dépôts en compte, les chèques, etc. — En dehors de ces ouvrages sur les banques et les questions ouvrières, nous n’avons à citer qu’un seul livre spécial : c’est le cinquième et dernier volume du Traité des impôts, de M. de Parieu. Ce volume se compose en grande partie d’annexes et de compléments aux volumes précédents.
Les travaux historiques n’ont pas été plus abondants que les ouvrages de pure théorie. Le principal de ceux que nous ayons à mentionner est la deuxième édition de l'Histoire des classes rurales en France et leur progrès dans l’égalité civile et la propriété, par M. Doniol, 2 vol. in-8. Cet ouvrage est écrit avec autant de chaleur et de sympathie pour les classes agricoles que d’érudition. L’auteur a joint a cette édition un chapitre nouveau sur la réforme opérée dans la condition des populations rurales par la révolution, l’abolition du servage, des droits féodaux, etc. — Le prince Adam Wisziewski a donné une excellente monographie, sur un sujet peu connu jusqu’ici, dans l’ouvrage intitulé : la Méthode historique appliquée à la réforme des banques et du crédit mobilier ; Histoire de la banque de Saint-Georges de la république de Gênes, la plus ancienne banque de l’Europe, et des origines du crédit mobilier, du crédit fancier, des tontines et des amortissements pratiqués au moyen age, 1 vol. in-8o. — Bourquelot, Études sur les foires de Champagne, sur la nature, l’étendue et les règles du commerce qui s’y faisait aux xiie, xiiie, xive siècle, in-4o. Nous ne terminerons pas cette notice des ouvrages français sans mentionner la Statistique de l’industrie à Paris, résultant de l’enquête faite par la chambre de commerce pour l’année 1860. La chambre de commerce a recensé chacune des nombreuses industries qui existent à Paris ; elle a compté le nombre des patrons, celui des ouvriers, ouvrières et apprentis, évalué le chiffre d’affaires de chaque industrie, noté les salaires, et recueilli une foule de faits accessoires qui donnent une idée très-détaillée de cet immense atelier de production. Il est regrettable seulement que la chambre n’ait pas compris aussi le commerce dans son enquête. Il est vrai qu’elle a considéré comme industriels tous les marchands de détail dont le commerce suppose une manipulation, tels que les traiteurs, marchands de vin, etc.
En Allemagne, nous signalerons en premier lieu la continuation d’un ouvrage dont les premiers volumes, publiés en 1842 et en 1851, avaient produit à cette époque une grande sensation. C’est la deuxième partie du tome ii et le tome iii de l’État isolé, de M. de Thünen, dont le commencement a été traduit en français en 1851 par M. Laverrière sous le titre de Recherches sur l’influence que le prix des grains, la richesse du sol et les impôts exercent sur les systèmes de culture. Le titre français indique en effet les objets dont s’occupe ce livre. L’auteur, pour se rendre parfaitement compte des échanges auxquels donnent lieu les produits du sol, avait suppose un État isolé avec une grande capitale au centre. Il était arrivé à formuler ainsi une série de lois qui rappellent beaucoup la théorie de la rente de Ricardo, sauf que ses sympathies pour l’ouvrier de l’agriculture le rapprochaient, jusqu’à un certain point, des socialistes modernes. Les volumes qui viennent de paraître, et qui ont été publiés par ses héritiers, ne concernent que des applications spéciales de principes établis antérieurement. — M. Ch. Dietzel, professeur à Heidelberg, a donné sous ce titre : L’Économie politique et ses rapports avec la société et l’État (en allemand), un exposé général de la science usuelle. Dans l’opinion de l’auteur, la science économique est terminée ; il ne s’agit plus que d’en prouver les principes et d’en établir les rapports généraux avec l’ensemble de la société et de l’État. — M. Huhn a publié deux ouvrages destinés également a vulgariser les résultats de la science : Finanzwissenschaft, in-8o, Handbuch der Volkswirthschaftslehre, in-8o. — L’Italie et l’Angleterre ont fourni deux traités généraux : Francesco : Di economia politica, Naples, 1863, et Hearn, Ploutology, Londres, 1864. Enfin, nous trouvons un ouvrage historique en Espagne : Colmeiro, Historia de la economia politica, en Espana, 1863, Madrid, 2 vol. in-4o ; et un autre en Allemagne : Contzen, Pierres pour la construction de l’histoire littéraire de l’économie politique (en allemand). Il n’a paru de cet ouvrage qu’une première livraison consacrée à François Patricius.
Les publications périodiques que nous avons fait connaitre dans les précédents Annuaires ont suivi leur cours habituel. Il s’y est joint un recueil nouveau, l’Association, bulletin international des sociétés coopératives, qui paraît tous les mois. La société d’économie politique a débattu plusieurs problèmes importants. Une première question était ainsi posée : Y a-t-il lieu de classer les économistes en spiritualistes et matérialistes ? Parle-t-on clairement en économie politique en employant les mots déjà si peu intelligibles en philosophie, de spiritualisme et de matérialisme ? M. Mannequin, qui avait formulé ces questions, était naturellement d’avis que l’économie politique devait être traitée comme les, sciences physiques et chimiques, qui, suivant lui, sont complétement indifférentes aux théories matérialistes ou spiritualistes. On lui répondit avec justesse que l’homme et la société, dont traite l’économie politique, n’étaient pas des corps bruts comme ceux dont s’occupe la physique et la chimie. Mais, sous les formules posées par M. Mannequin, c’était évidemment le spiritualisme et le matérialisme même qui se trouvaient en question. Nous ignorons quelles sont les croyances de cet écrivain ; mais nous savons qu’il existe un certain nombre de matérialistes, de ceux surtout qui appartiennent & l’école d’Auguste Comte, qui, ayant de la répugnance a avouer leur doctrine, voudraient bannir les mots spiritualisme et matérialisme du langage, et prétendent que ces mots sont inintelligibles. Or, qu’expriment-ils, en réalité ? deux conceptions essentiellement différentes sur l’ensemble des êtres : l’une, qui considère le monde comme la création d’un Dieu doué de l’intelligence absolue, et l’homme comme un être libre remplissant la fonction morale que Dieu lui a assignée ;
l’autre, qui ne fait de l’univers qu’une combinaison d’atomes mus suivant des lois nécessaires,
et n’attribue à l’homme d’autre but que son intérêt égoïste. Or évidemment, selon que l’on se
placera à l’un de ces points de vue ou à l’autre,
on concevra d’une manière tout à fait différente
non-seulement les sciences relatives à l’homme,
mais aussi celles qui concernent la nature ; car,
dans la nature aussi, les uns chercheront l’intelligence créatrice, tandis que les autres ne
verront que le pur hasard. La thèse de M. Mannequin n’est donc applicable à aucune science,
et moins encore à l’économie politique qu’aux
sciences physiques. C’est d’ailleurs ce qu’ont
parfaitement prouvé MM. Jules Simon, Laboulaye, Renouard et Wolowski. Une seconde question, plus directement économique, posait un problème qui, d’habitude, est résolu d’emblée dans les publications officielles. Presque toujours, en effet, on a présente la cherté croissante de toutes choses comme la preuve d’un
grand accroissement des richesses. La société
d’économie politique a donc pu se demander si
l’accroissement des prix était un signe de prospérité générale. Tous les orateurs ont répondu la
même chose ; tous ont déclaré que l’accroissement des prix pouvait provenir de mille causes
diverses, les unes avantageuses et les autres funestes, et que jamais cet accroissement ne pouvait être considéré par lui-même comme un
signe de prospérité. Enfin, la société a discuté la
question des races : quelle est l’influence de la
race sur les libertés économiques ? Ainsi posée,
cette question ne pouvait conduire à des conclusions très-positives. La plupart des orateurs se
sont accordés à déclarer que toutes les races
étaient capables de la liberté économique, et
qu’elles y trouveraient toutes des avantages. Nous
ne terminerons pas cette notice sur la société
d’économie politique sans dire qu’elle a perdu
cette année un de ses fondateurs et de ses membres les plus assidus, M. Guillaumin, qui avait
mieux mérité de l’économie politique que maint
écrivain, en fondant la librairie qui est devenue
le centre français et même européen des études
économiques. M. Guillaumin est mort profondément regretté, le 15 décembre 1864, à l’âge de
63 ans.A. Ott.