Anthélia Mélincourt/Le Fantôme

La bibliothèque libre.
Traduction par Mlle Al. de S**, traducteur des Frères hongrois.
Béchet (2p. 109-115).


LE FANTÔME.


Séparateur


Leur course les ayant rapprochés du château de Mélincourt ; ils résolurent d’y aller, pour savoir si l’on avait quelques renseignemens sur Antbélia. La porte leur fut ouverte par le vieux Pierre Gray, qui leur apprit que les femmes et lui étaient les seuls habitans du château ; tous les domestiques mâles ayant suivi sir Hippy dans la recherche de leur jeune maîtresse, et mistriss et miss Pinmoney étant retournées à Londres, pour l’ouverture de l’opéra.

Sir Forester demanda de quelle manière Anthélia avait disparu. Pierre lui apprit qu’elle s’était enfermée dans la bibliothèque, après le déjeûner, comme à son ordinaire ; qu’elle n’avait pas paru à l’heure du dîner, ce qui avait donné des inquiétudes : on s’était aperçu qu’une des fenêtres de la bibliothèque était ouverte, ainsi que la petite porte qui donnait sur le torrent ; tous les environs ayant été parcourus, on avait remarqué des pas de chevaux dans un petit pré, derrière un rocher situé de l’autre côté de l’étroit passage du torrent ; l’on avait suivi les traces, et on ne les avaient perdues que dans un endroit où la route se divisait en plusieurs branches. Les gens d’Anthélia s’étaient séparés, et avaient pris des routes différentes ; mais on n’avait rien découvert encore qui put donner des indices. Pierre ne voulait pas rester dans l’inaction ; sir Hippy avait exigé qu’il demeura, et qu’il eut soin du château. Ce fidèle serviteur observa, à sir Forester, qu’il était tard, et qu’il le suppliait de passer la nuit à Mélincourt, pour ne se mettre en route que le lendemain ; les voyageurs y ayant consenti, il les conduisit à la bibliothèque.

Chaque chose y était précisément à la même place où Anthélia l’avait laissée : sa chaise était près de la table, ses crayons posés sur cette table. Au moment où la porte de la bibliothèque fut ouverte ; sir Forester s’élança vers la chaise d’Anthélia ; mais avant d’y être arrivé, il s’arrêta, mit la main devant ses yeux, et il eut besoin de s’appuyer sur le bras de sir Fax ; bientôt revenu à lui-même, il s’assit près de la table. Pierre, après avoir allumé le feu et suspendu la lampe au milieu de l’appartement les quitta pour aller ordonner le dîner.

Sir Forrester, à l’aspect des crayons, chercha à voir le dernier ouvrage d’Anthélia : ses yeux le parcoururent avidemment. C’était un plan à demi fini de l’abbaye de Redrose ; il put ainsi se convaincre, qu’il avait été le dernier objet dont Anthélia s’était occupée. Il s’assit, la tête appuyée sur ses mains, les yeux fixés sur le dessin, gardant le plus profond silence ; sir Fax jugeant qu’il valait mieux ne pas le distraire, prit un volume ouvert sur la table ; le dernier qu’eut lu l’héritière : c’était un ouvrage posthume du malheureux Condorcet, dans lequel le plus aimable des enthousiastes contemplait la nature humaine du point le plus élevé, et avait tracé les beautés imaginaires des destinées futures du monde.

Sir Oran avait les yeux fixés sur la porte, avec anxiété et impatience ; il montrait son désappointement et son inquiétude aux diverses venues de Pierre, qui les avertit enfin que le dîner était servi.

Que sir Forester, eut perdu l’appétit, cela ne surprit nullement sir Fax ; mais que sir Oran s’assit à table sans manger, cela lui parut très-singulier. L’impatience de sir Oran augmentait de moment en moment, il se leva de table, prit une bougie à la main, et parcourut toutes les chambres du château, regardant dans tous les coins, au grand amusement de Pierre, qui le suivait, et qui resta convaincu que le pauvre gentilhomme avait perdu la tête pour sa jeune maîtresse ; elle était, il n’en doutait pas l’objet de ses recherches. Cette conviction fut augmentée par l’inattention avec laquelle sir Oran écoutait toutes les assurances qu’il lui donnait, que la jeune lady n’était pas au château. Le baronnet ayant examiné tous les appartemens, rentra dans la salle à manger, et se laissa tomber sur sa chaise, en fondant en larmes.

Sir Fax fit boire, à ses deux amis désolés, plusieurs verres de Madère, pour remettre leur esprit, et il se hasarda à demander à sir Forester, ce qui l’avait si fort affecté, lorsqu’il était entré dans la bibliothèque.

— J’ai cru voir, lui répondit sir Forester, Anthélia assise sur cette chaise, où je l’ai vue pour la première fois. La vision a été courte, mais elle a eu toute la force de la réalité.

— C’est un effet assez commun de l’association de nos idées avec les choses ; lorsqu’après une absence, nous retrouvons des personnes qui nous sont chères, notre souvenir peut voir, avec elles, des êtres absens, sur-tout si l’on a l’imagination vive et les nerfs irrités par l’anxiété ou la fatigue. C’est à ce principe qu’il faut attribuer le grand nombre de gens qui croient aux apparitions. La belle peinture, que fait Pétrarque, de celle de l’esprit de Laure, sur les bords de la Sorgue, n’est, assurément, que le rêve d’une imagination poétique. Il y a un système de connexion particulière, qui donne aux souvenirs la force des sensations ; et les peines de l’âme sont l’état le plus favorable au développement de ces impressions, c’est le cas où vous vous trouvez à présent.

Ces messieurs se séparèrent de bonne heure, voulant partir de grand matin.