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Anthélia Mélincourt/Sir Oran Haut-Ton

La bibliothèque libre.
Traduction par Mlle Al. de L**, traducteur des Frères hongrois.
Béchet (1p. 56-68).


SIR ORAN HAUT-TON.


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Sir Oran fut pris dans les bois qui bordent une rivière d’Afrique.

— Pris !

— Il était très-jeune et de l’espèce d’hommes primitifs, connus en Europe sous la dénomination d’homme des bois, appelés Pungos en Guinée, et dans tout le midi de l’Amérique Oran-Outang.

— Ah diable ! c’est…

— Précisément. Quelques naturalistes leur refusent l’entendement humain. Les philosophes les plus éclairés et les plus raisonnables sont convenus cependant de les considérer comme des hommes de première origine. Un naturaliste français a été assez hardi pour en faire des hommes dégénérés. Dégénérés ! ils ne peuvent l’être par leur force physique et prodigieuse, par leur santé inaltérable et l’aimable simplicité de leurs manières.

Sir Oran fut donc pris très-jeune par un nègre intelligent ; sa gentillesse et son humeur douce lui gagnèrent le cœur de son maître. Il fut admis dans l’intérieur de sa cabane, pour être le compagnon de ses enfans ; à l’exception de la parole, il y acquit la connaissance de tous les arts que le degré de civilisation de cette partie de l’Afrique admet. Il vécut environ dix-sept ans de cette manière.

— D’après son propre compte, certainement.

— D’après celui des autres. À cette époque, mon vieil ami, le capitaine Hawtanglet, qui commandait la frégate le Tornado, fut conduit par l’amour des richesses, à la cote d’Angola. Lorsqu’il vit sir Oran, il fut tellement frappé de son mérite, qu’il offrit au nègre des trésors pour le posséder. Celui-ci, conduisit son élève sur le vaisseau et profita d’une occasion favorable pour quitter l’ami qu’il venait de vendre. Quand le vaisseau mit à la voile et que sir Oran se trouva séparé de toutes ses premières connaissances, entouré de figures inconnues, il tomba malade et parvint rapidement à un tel état de langueur, qu’on désespéra de sa vie ; le chirurgien du vaisseau lui donna des soins ; mais le meilleur des médecins, le temps, opéra sa guérison. Une amitié très-vive s’établit entre lui et le capitaine et lui fit oublier le nègre et les négrillons. Après trois ans de croisière, le capitaine, à la suite d’une maladie violente et d’une blessure dangereuse, renonça à l’élément inconstant. Il se retira avec sa demi-paie et le produit de ses prises dans un petit village, à l’ouest de l’Angleterre, où il s’occupa à cultiver un petit jardin et à marquer les variations des vents. Sir Oran, comme on l’appelait était son compagnon inséparable ; il devint très-habile jardinier. Le vieux capitaine disait avec orgueil, qu’il avait un honnête homme dans sa maison ; c’était plus que n’en pouvaient dire beaucoup de ses honorables voisins, qui parlaient cependant toujours de leur probité. Sir Oran montrait du goût pour la musique ; un officier de la frégate, lui apprit à jouer de la flûte ; il ne put, il est vrai, jamais parvenir à connaître les notes ; mais en entendant répéter deux ou trois fois, des accords simples, il réussissait à les rendre avec la plus grande exactitude et la plus brillante exécution. Ce fait confirme mes assertions, lorsque je prétends que la musique est plus naturelle à l’homme, que la parole. Le capitaine buvait une bouteille après son dîner et un verre de grog, avant de se coucher ; sir Oran sympathisa très-bien avec ce goût. Plus d’une fois les deux amis ont passé la moitié de la nuit à table ; le vieux capitaine chantant des chansons que sir Oran accompagnait sur la flûte.

Lors d’un voyage que je fis en été, dans le Devonshire, je me rappelai du capitaine, et je fus présenté par lui, à sir Oran. Vous n’avez pas oublié mes écrits sur l’origine et les progrès de l’homme, jugez qu’elle dût être ma joie en faisant la plus précieuse des découvertes. J’usai de toute mon éloquence pour persuader au capitaine de me céder son ami, dans le seul but de lui donner une éducation complète, je ne pus y réussir ; ne voulant pas le perdre de vue, je pris une maison dans le voisinage, et la liaison qui s’établit entre nous devint également agréable à tous les trois.

— Quelle partie fîtes-vous dans les concerts ?

— Je n’y voulus point y être admis, je reprochai souvent, mais inutilement, au capitaine de corrompre l’aimable simplicité de l’homme primitif, en l’accoutumant au vin et aux liqueurs fortes ; pour réponse, le capitaine m’envoyait, de bon cœur, au diable avec tous les buveurs d’eau ; il faisait la réflexion : que ceux qui sont les ennemis du vin et des liqueurs, craignent de trahir la bassesse de leur cœur dans l’ivresse ; comment concevoir, sans cela, qu’ils se privassent d’une aussi bonne chose que le vin ; il terminait ses discours par des chansons à boire, que son ami Oran accompagnait de son instrument.

Le vieux capitaine disait ordinairement que le grog était l’élexir de vie ; mais il ne le fut pas pour lui : une nuit il but son dernier verre, chanta sa dernière chanson et entendit, pour la dernière fois, la flûte de son ami. Le pauvre Oran eut le cœur brisé de tristesse ; je crois qu’il aurait suivi le capitaine dans la tombe, s’il ne m’avait été déjà sincèrement attaché ; même pendant la vie de son ancien maître.

Pensant que le changement de scène pourrait le distraire, je me rendis à Londres avec lui : les théâtres l’enchantèrent, particulièrement l’opéra, dont la musique s’accordait admirablement avec son goût.

Il y a quelque chose de si comique dans la contenance de sir Oran, que je ne l’introduisis que dans les meilleurs sociétés, où la politesse empêchait que l’on ne se moqua de lui. Il est extrêmement susceptible sur le ridicule, (ce qui lui est, au reste, commun avec l’homme) s’il avait été traité avec moins d’égards qu’à l’ordinaire, mon élève en serait mort à coup sûr de douleur. Dans l’intention de lui assurer le respect de la société, qui se mesure sur le rang et la fortune, je lui ai acheté une baronnie ; enfin, pour lui assurer un état, j’ai traité avec le duc de Rottenburgh, pour la moitié de l’élection franche de l’ancien et honorable bourg d’Onevote, qui nomme deux membres au parlement, et n’a pour électeur que le noble duc. Sir Oran doit donc être déjà considéré comme un membre futur du sénat Britanique (ici sir Télégraph siffla.) Je veux pourtant, avant de le faire asseoir à Westminster, finir son éducation, c’est-à-dire, que je souhaite lui apprendre quelques mots. Je ne crois pas que mes essais à cet égard, infructueux jusqu’à présent, puissent affaiblir les preuves par lesquelles j’établis que c’est un homme.

— S’il n’est qu’un demi-homme, il ne peut représenter un électeur entier ; et puisque le bourg d’Onevote nomme deux membres pour le représenter, sir Oran devrait seulement être considéré comme la moitié d’un représentant. Mais sérieusement votre but est-il de faire ressortir la corruption, en sollicitant pour un Orang-Outang, un de ces sièges dont la vente est un scandale ; où pensez-vous réellement que sir Oran soit un homme ?

— Je pense qu’il appartient à une variété de l’espèce humaine ; c’est un point que je tiens à établir dans le monde. Linnée a donné à son espèce la dénomination de Troglodytes, d’hommes de nuit et d’hommes des bois ; il pense donc évidemment, que ce sont des hommes. Il les décrit comme parlant en sifflant, pensant, raisonnant ; il croit que la terre a été faite pour eux, et qu’ils en seront un jour les souverains.

— Dieu ! sauve le roi Oran ! ainsi cet homme sauvage, pourrait-être le fils d’un roi, perdu dans les forêts ; il pourrait commander, au lieu d’obéir ; et changer pour celui de prince, son rôle de magot.

— Magot ! Buffon le range dans la classe des singes, il est vrai ; mais si ce grand naturaliste eût vécu de nos jours, il aurait changé d’opinion. Il est pourtant curieux de penser que les voyageurs modernes, font des bêtes sous le nom de Pongo, Mandrilles et Oran-Haut-Ton, des mêmes êtres que les anciens adoraient comme des dieux sous les dénominations de satyres, de faunes et de sylvains.

— Votre Oran change rapidement de rôle, de baronnet il devient membre du parlement ; vous le faites roi, et maintenant il est le dieu des forets ?

— Je le présentai l’hiver dernier à Londres, à un savant mythologiste qui conçut la plus haute vénération pour lui ; il ne lui donnait pas d’autre nom que celui de Pan. Que je me trouve heureux, me disait-il, d’être assuré de l’existence de ces êtres divins, qui faisaient leurs demeures aux sommets des arbres, ou dans les creux des rochers. Il était enchanté de son talent pour la musique qui l’assimilait au dieu dont il lui donnait le nom. Quant à l’épithète de bachique que ce même dieu porte, l’ami et le compagnon des orgies du vieux capitaine, pouvait très-bien la mériter ?

— Votre savant mythologiste n’avait pas le sens commun.

— Il a un systême à lui, qui ne paraît déraisonnable ; que parce qu’il est peu connu.

— Si votre Oran est un homme, pourquoi diffère-t-il autant de l’espèce humaine, en ne parlant pas ?

— Parler, est une faculté artificielle ; comme l’homme civilisé est un animal artificiel. Le passage de l’état sauvage à l’état civilisé, affecte, non-seulement le moral, mais encore le physique ; non dans la première génération, mais à la longue, etc. Oran entend, quoiqu’il ne parle pas, et quand vous lui avez demandé de trinquer ou de vous servir une aîle de perdrix, il vous a fort bien compris.

— Le geste qui accompagnait ces deux demandes, a pu le diriger.

— Vous trouverez, quand vous le connaîtrez mieux, qu’il comprend très-bien.

— Je n’en doute pas ; je serai très-content de son élection par le bourg d’Onevote, et je lui promets de lui prêter mon beau barouche pour y faire son entrée triomphale.

Sir Forester assura qu’il ferait part de cette offre à son ami ; la pendule marquant minuit, ils se séparèrent pour prendre du repos.