Anthologie (Pierre de Coubertin)/I/VII

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Anthologie (Pierre de Coubertin)/I
AnthologieÉditions Paul Roubaud (p. 19-20).

La mémoire des muscles.

..… Il existe, une étonnante mémoire des muscles qui présente cette particularité d’enregistrer rapidement ce qu’on lui confie, de le garder assez longtemps et de le perdre tout à coup. Il s’agit de ne pas atteindre la limite au-delà de laquelle l’oubli se fait. Nous avons à cet égard une conception tout à fait fausse de la manière dont l’exercice physique est exécuté par nos muscles. Nous nous figurons qu’il suffit de les fortifier et de les assouplir pour obtenir d’eux ensuite, sans résistance et sans fatigue, tels ou tels mouvements que nous pouvons avoir besoin de leur demander. C’est une complète erreur. Le trapèze n’apprend point à se tenir à cheval, ni l’aviron à nager, ni la course à boxer : il faut pour accomplir facilement ces exercices que nos muscles en aient appris l’alphabet ; et pour que cet alphabet demeure en nous, toujours à portée, toujours prêt à nous servir, il suffit que nous le répétions de temps à autre.

Là, c’est certain, il y a un effort personnel à faire, une routine à vaincre. Combien souvent n’avez-vous pas entendu, comme moi, repousser l’occasion qui s’offrait de pratiquer un exercice parce qu’il s’agissait « d’une fois en passant ». Il semble qu’il faille fréquenter régulièrement une salle d’escrime pour pouvoir faire des armes, avoir la mer chaque jour sous vos fenêtres pour prendre plaisir à nager et qu’un animal d’occasion ne puisse pas, sans ridicule, être enfourché par vous. Que craint-on les trois quarts du temps ? La maladresse et la fatigue.

Eh ! bien ! ni l’une ni l’autre ne sont à craindre pour peu qu’on ne laisse pas à ses muscles le temps d’oublier les mouvements qu’ils ont appris et qu’il peut être non seulement agréable, mais même utile de réclamer d’eux à un moment donné. Si un homme bien portant, de force tout à fait moyenne, dont l’apprentissage sportif n’a rien eu d’excessif, si cet homme prend soin de ne jamais rester plus de six mois à un an sans pratiquer, ne fut-ce que trois ou quatre fois chacune des formes d’exercice qui lui sont familières, il se conservera facilement de vingt à quarante ans et peut-être bien au-delà, dans un état que j’appellerai le « demi-entraînement » et qui lui permettra, le cas échéant, de fournir un effort physique relativement considérable, sans que la moindre trace de fatigue se révèle en lui, c’est-à-dire sans que l’appétit ni le sommeil s’en ressentent, sans qu’il y ait chez lui aucun des symptômes par lesquels se révèle le surmenage physique.

Revue du Touring Club de France, avril 1902.